Par delà la vie privée: Des locataires sous liste noires aux citoyens informatisés

Par Pierrot Péladeau

Pierrot Péladeau pratique l’évaluation sociale des systèmes d’information depuis 1982. Actuellement à l’Université de Montréal, il poursuit (en chantiers ouverts : pierrot-peladeau.net/fr) son programme Par delà la « vie privée » par la rédaction d’un livre grand public, Vivre entre les lignes : la société de l’information à travers nos informations personnelles ainsi qu’une Théorie générale des processus d’information interpersonnels et ses modes d’emploi.

  

Nourrir les commencements, laissons-nous nourrir les commencements.
Muriel Rukeyser

 

Un autre récit évoquant les proverbiales gouttes devenant rivière. Ici, la convergence des énergies de plusieurs centaines d’individus et de dizaines d’organisations. Avec son inévitable lot d’occasions saisies et manquées, d’air du temps et de forçages, d’audaces et de persévérances. Mais surtout, le rappel obligé de l’indivisibilité des droits et libertés devant sans cesse être défendus et réincarnés.

Il était une fois des listes noires

Puisqu’il faut un commencement, remontons en mai 1982. L’émission Repères de Radio-Canada diffuse un reportage sur la multiplication de systèmes d’information sur les locataires. La controverse qui éclate s’organise notamment autour du droit à la « vie privée » des locataires. Étudiant en deuxième année de droit se consacrant à l’étude des interactions entre droit et informatique, ce reportage excite mon attention. À la fin du visionnement, je sais quel sera en septembre mon sujet pour le cours de recherche juridique appliquée.

Typiquement, cela aurait dû être une recherche socialement utile en bibliothèque de droit sur l’application du principe de respect de la « vie privée » à ces systèmes d’information. Cependant, fils d’ingénieur automobile et vocation détournée de biologiste, je suis un Thomas préférant les faits aux arguties. Je réalise plutôt une enquête terrain sur des systèmes opérés à partir de Montréal, Saint-Jérôme, Québec et Halifax.

Les constats sont accablants. Certains systèmes d’information sur les locataires cherchent notamment à rendre inopérante la récente loi créant la Régie du logement en menaçant de mettre sous liste noire les locataires qui y auraient recours ou feraient simplement valoir leurs droits. Outre le droit au logement, ces systèmes attaquent le droit à une audition devant un tribunal indépendant ainsi que l’effectivité d’une loi démocratiquement adoptée. D’autres systèmes permettent à des propriétaires de ne jamais rencontrer de candidats locataires de certaines conditions, couleurs, origines ethniques ou avec enfants. Ces systèmes-là occultent la discrimination.

Cette expérience sème une idée. À partir d’informations, on peut prendre une infinité de décisions susceptibles d’affecter n’importe quel droit ou liberté. Cependant, les traumatismes du totalitarisme et l’antagonisme de la Guerre froide ont amené l’Occident à développer une association forte, paradigmatique – idéologique disons-le – entre maniements d’informations personnelles et respect de la « vie privée ». Or, un seul concept de droit fondamental ne doit pas cacher la forêt de tous les autres impliqués en réalité.

Départ d’une campagne de dix ans

En février 1983, le Regroupement des comités logements et associations de locataires du Québec publie mon rapport. Appuyé notamment par des associations de consommateurs et la Ligue des droits et libertés, le Regroupement réclame des actions immédiates de Québec. La réponse n’attendra pas. L’Assemblée nationale adopte dès juin une loi interdisant la discrimination dans le logement fondée sur l’exercice d’un recours judiciaire ainsi que sur la grossesse.

À peine la conférence de presse de février 1983 terminée, les organisations présentes discutent déjà de la nécessité d’une loi de protection des renseignements personnels pour tout le secteur privé. Les échanges qui suivent mènent rapidement à la création d’une Table de concertation «Télématique et Libertés» informellement animée par la Ligue.

Au cours de son histoire, la Ligue a souvent abordé des questions liées aux maniements d’informations, personnelles ou non. Mais dans la décennie précédente, son attention s’était centrée surtout sur ceux reliés à la surveillance policière et la sécurité nationale. Désormais, les entreprises privées émergent également comme prioritaires alors que l’informatique s’immisce partout dans la vie humaine. D’où ce thème, Télématique et Libertés,  et le désir de considérer toutes implications, autant individuelles que collectives.

Dès 1984, La Ligue tient sur ce thème un colloque public, puis une mission en France composée de journalistes, juristes, universitaires et personnes militant à la défense des droits humains, syndicaux et des consommateurs.

En 1985, le cas des listes noires et un lobby auprès des rédacteurs du projet de nouveau Code civil du Québec permettent d’inclure dans ce dernier quelques principes sommaires de protection des renseignements personnels. Le secteur privé n’appréciant pas l’incertitude juridique de principes à être précisés par les tribunaux, l’adoption d’une loi d’application sera nécessaire. Un compte à rebours a été mis en route. La Table de concertation et ses alliés entreprennent de catalyser l’adoption de la loi la plus solide possible.

 La CSN et la CEQ proposent la publication d’une brochure de vulgarisation. Pour offrir un contenu prospectif, les rédacteurs de la Ligue suggèrent d’employer fiction, humour et caricature. Un pari hardi. Gérard et Georgette, citoyens fichés, publié en 1986, connait un succès inespéré auprès de la population, des députés et des journalistes. D’ailleurs, le Québec vit alors un foisonnement de nouveaux médias à la recherche de sujets, ce qui contribue aussi à la popularisation de ces questions. L’Office national du film produit également un documentaire, Joseph K, l’homme numéroté, qui est diffusé plusieurs fois à la télévision et lors de projections-conférences.

L’opposition à ce projet de loi a ameuté non seulement des regroupements d’entreprises québécois, mais aussi canadiens et internationaux. Toutefois, les membres de la Table de concertation sont actifs en coulisse durant tous les travaux de l’Assemblée nationale. Le 15 juin 1993, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, première du genre dans toutes les Amériques, est adoptée.

Le 13 avril 2000 est sanctionnée une loi canadienne fédérale similaire. Elle reprend le texte d’un Code type de la CSA (Association canadienne de normalisation), fruit de cinq ans de délibérations entre représentants de citoyens (membres de la Table et alliés canadiens), secteurs industriels et organismes gouvernementaux.

Le réel commencement

Substantiellement, les lois de protection des renseignements personnels protègent peu les individus. Elles relèvent d’une politique symbolique aisément récupérable par les utilisateurs publics et privés de nos informations produites en quantités croissantes. Car, ici comme ailleurs dans le monde, ces lois n’énoncent rien d’autre que des principes de bonne gestion d’informations.

Cependant, ces lois exigent que les finalités et usages d’informations soient publiés. Elles lèvent le voile sur comment les systèmes d’information régissent de plus en plus efficacement nos rapports interpersonnels. Cette transparence nous permet de discuter, par exemple, de l’informatisation de nos données médicales, des utilisations de nos informations personnelles sur les médias sociaux ou comment un recensement doit être réalisé.

Citoyens informatisés, nous apprenons peu à peu à débattre de ces formes de régulation, notamment à l’aune de tous les droits et libertés.