Manque de protection pour les victimes de traite

Les personnes victimes de traite sont en situation de grande vulnérabilité. Souvent, elles ne parlent ni français ni anglais et sont menacées, elles ainsi que leur famille, d’être tuées si elles collaborent avec les autorités canadiennes. Elles ont besoin de protection, de sécurité, d’écoute et de temps pour comprendre et donner du sens à la situation qu’elles ont vécue.

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Marie-Andrée Fogg, avocate,
Aide juridique de Montréal, bureau immigration

Qu’ont en commun la femme autochtone forcée de se prostituer, la jeune fille sous l’emprise d’un proxénète, la femme sans statut travaillant illégalement dans un salon de massage, l’aide domestique s’exténuant pour une bouchée de pain, sans journées de vacances et dont les heures supplémentaires ne seront pas payées, ou encore certains travailleurs et travailleuses agricoles devant payer des frais de recrutement et œuvrant dans des conditions exécrables? Tous sont victimes de traite de personnes, qui se définit par le fait de recruter, transporter, transférer, héberger ou accueillir une personne en ayant recours à la force, à la contrainte, à la tromperie ou à d’autres moyens en vue de l’exploiter que ce soit sexuellement ou par le travail forcé (travail domestique, restauration, usine, agriculture, etc). La traite de personnes est l’esclavage des temps modernes.

On différencie la traite selon qu’elle est interne ou externe. On la dit interne lorsque la victime, peu importe son statut, est exploitée à l’intérieur du pays, et externe lorsque la victime, peu importe son statut, passe une frontière internationale au moment de son exploitation.

On ne doit toutefois pas confondre traite et trafic de personnes, également appelé passage de clandestins. Le trafic consiste à faire passer illégalement une frontière internationale à une personne consentante. En principe, le lien se termine lorsque la personne arrive à destination.

Toutefois, il peut arriver que cette personne devienne ensuite victime de son passeur. Par exemple, après avoir payé un passeur, la personne pourrait se trouver contrainte à travailler pour lui au risque, en cas de refus, qu’il s’en prenne à sa famille restée au pays ou qu’il la dénonce à l’immigration.

Le Centre national de coordination contre la traite de personnes de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a lancé le projet SAFEKEEPING afin d’évaluer la traite interne de personnes à des fins d’exploitation sexuelle[1]. Il ressort de ce rapport que les personnes les plus à risques d’être victimes de traite sont les travailleurs migrants, les nouveaux immigrés, les jeunes, les filles et femmes autochtones ainsi que les personnes défavorisées sur le plan social et économique.

La traite concerne autant les hommes que les femmes mais les femmes et jeunes filles sont les plus touchées. Selon une étude effectuée par les Nations Unies en 2009, 66% de toutes les victimes de traite de personnes sont des femmes et 13% des filles[2].

La traite est très lucrative. Les Nations Unies estiment que les trafiquants feraient plus de 32 milliards de dollars américains par année. La victime peut en effet rapporter de 500 $ à 1000 $ par jour à son trafiquant[3], alors qu’elle ne reçoit rien en contrepartie.

La majorité des trafiquants sont des citoyens canadiens masculins âgés de 19 à 32 ans, de différentes races et origines ethniques[4]. Les femmes sont de plus en plus présentes comme trafiquantes et travaillent en général avec un homme, souvent leur conjoint[5].

Le trafiquant peut aussi bien être un individu travaillant seul qu’une personne impliquée dans un groupe transnational du crime organisé. Le Canada serait, selon la GRC, un pays de destination et de transit pour le passage de clandestins[6]. Toutefois, il est difficile d’y évaluer précisément l’ampleur du phénomène considérant sa clandestinité, la crainte de représailles de la part du trafiquant ressentie par la victime si elle témoigne, la peur d’être expulsée du Canada pour celle au statut précaire et parfois la difficulté d’être reconnue en tant que victime de traite.

 

Devant l’ampleur de ce phénomène mondial que fait le Canada?

Faisant suite à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme, ratifiée le 13 mai 2002[7], le Canada a décidé de s’impliquer dans la lutte contre la traite de personnes. À preuve, l’article 118 inséré dans la Loi sur l’immigration et la Protection des réfugiés afin de pouvoir agir contre le trafic de personnes. Le 25 novembre 2005, le Code criminel du Canada a aussi été modifié avec l’ajout des articles 279.01 à 279.04 s’adressant spécifiquement à la traite interne[8]. Également, des directives en immigration furent mises en place en 2006 pour permettre l’émission d’un permis de séjour temporaire aux victimes de traite de personnes. En 2012, le Canada a aussi mis en place un Plan d’action national de lutte contre la traite de personnes.

Quels sont les recours d’une personne sans statut qui est victime de traite au Canada? Trois mécanismes permettent à une personne sans statut de régulariser sa situation, soit le permis de séjour temporaire[9] (PST), la demande d’asile ou la demande de résidence permanente sous considérations humanitaires (CH). Aucune mesure n’est toutefois explicitement prévue pour offrir une protection rapide et efficace à une victime de traite de personnes.

Le PST est une mesure temporaire offerte de façon discrétionnaire par un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) offrant une période de « réflexion » de 180 jours à la personne, durant laquelle elle obtient le droit de demeurer au Canada. Elle aura alors accès à des soins de santé et pourra demander un permis de travail. L’agent chargé de l’étude du dossier pourra prolonger ce permis si des circonstances particulières le justifient.

Malgré le fait que les directives précisent qu’il n’est pas obligatoire pour la victime de dénoncer son trafiquant à la police ou de participer à une enquête, dans la pratique ceci est fortement encouragé par l’agent d’IRCC. Le fait pour la victime de ne pas s’y contraindre pourrait dans certains cas l’empêcher d’obtenir son PST. De plus, les directives ne précisent pas de combien de temps dispose l’agent pour rendre une décision quant à l’émission de ce PST. D’expérience, cela peut prendre plusieurs mois, ce qui laisse la victime dans une grande insécurité psychologique et sociale, sans compter la peur d’être expulsée. Pourquoi ne pas imposer à l’agent chargé de l’étude de cette demande, comme il existe pour d’autres cas, un délai, par exemple de 5 jours, et, dans les cas de demande de dérogation, l’annulation de l’obligation conditionnelle de 2 ans suite à l’obtention de la résidence permanente dans le cadre d’un parrainage entre époux, conjoints de faits ou partenaires conjugaux?

Dans certaines situations, la victime correspond à la définition de réfugié, c’est-à-dire qu’elle a une crainte de persécution dans son pays en raison de sa race, de sa religion, de son appartenance à un groupe en particulier, de son opinion politique ou de sa nationalité[10]. Par exemple, la victime pourrait affirmer que le trafiquant menace de s’en prendre à elle ou à sa famille, dans son pays d’origine. Cette mesure ne s’adresse pas à toutes les victimes de traite et ne les protège donc pas automatiquement.

La demande de résidence permanente pour considérations humanitaires, quant à elle, consiste en une demande exceptionnelle par laquelle une personne demande une dispense en raison de difficultés inhabituelles, injustifiées et totalement démesurées, qui l’empêchent de déposer la demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada. En plus, la personne doit démontrer son intégration à la société canadienne, notamment par sa durée d’établissement, les liens qu’elle a au Canada, le travail et l’ensemble de ses activités.

Le délai de traitement moyen de ce type de demande est de 36 mois, et des frais de 550 $ pour l’étude du dossier doivent être déboursés. Durant le traitement de cette demande, la personne ne peut obtenir de permis de travail ou d’accès à des soins de santé. De plus, cette demande ne suspend pas un avis d’expulsion et n’empêche pas légalement l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) d’expulser la personne avant la fin du traitement de sa demande. Encore trop de victimes de traite de personnes se font expulser du pays et le Canada devrait plutôt travailler à offrir une réelle protection à ces personnes. Par exemple il y a quelques années, dans le cadre de descentes par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM) dans plusieurs salons de massage, des femmes n’ayant pas le permis de travail requis furent arrêtées pour travail illégal. Étant sans statut, elles furent remises à l’ASFC avec la précision qu’elles étaient des victimes potentielles de traite de personnes. Elles furent néanmoins détenues et certaines furent renvoyées du Canada car elles niaient être victimes.

Les personnes victimes de traite sont en situation de grande vulnérabilité. Souvent, elles ne parlent ni français ni anglais et sont menacées, elles ainsi que leur famille, d’être tuées si elles collaborent avec les autorités canadiennes. Elles ont besoin de protection, de sécurité, d’écoute et de temps pour comprendre et donner du sens à la situation qu’elles ont vécue. Elles doivent se réinventer une vie libre, autonome et sans violence. Cela prend du temps et nécessite du soutien et des interventions professionnelles : soins physiques, psychologiques et émotionnels. N’est-il pas inconcevable que l’on renvoie ces personnes d’où elles viennent, et où elles seront encore davantage menacées de violences : de la part de leur famille, de leur belle-famille et de l’ensemble de la communauté?

C’est pourquoi nous pensons qu’il serait opportun de modifier la façon de travailler ces dossiers, par exemple en établissant une collaboration entre les organismes sociaux travaillant auprès de ces victimes (comme les maisons d’hébergement) et les autorités canadiennes afin que puisse s’établir un lien de confiance.

Bibliographie

[1] « La traite interne de personne à des fins d’exploitation sexuelle au Canada », GRC, Octobre 2013.

[2] « Rapport mondial sur la traite de personnes », Février 2009, Office des Nations unies contre la drogue et l’alcool.

[3] Supra note 1.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] « Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants » 15 novembre 2000, Nations Unies.

[8] Ces articles interdisent explicitement la traite des personnes au Canada. http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/loisAnnuelles/2005_43/page-1.html

[9] 279.01 (traite de personnes), 279.011 (traite de personnes âgées de moins de 18 ans) 279.02 (avantage matériel), 27903 (rétention ou destruction des documents) Voir le guide opérationnel IP1 Permis de Séjour Temporaire, Citoyenneté et Immigration Canada.

[10] Guide opérationnel IP-5 Considérations Humanitaires.

 

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