Pour les droits culturels et le droit à la culture

Pour le président de la Ligue, il est important de concevoir les droits humains comme une culture, et dès lors, comme un projet qui dépasse celui de leur défense pour englober aussi celui de leur promotion.

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Christian Nadeau, président
Ligue des droits et libertés

revue_ldl_droits_culturelsAu sein des droits humains, les droits culturels se trouvent pour ainsi dire considérer comme le cadet de la famille. Peu ou mal connus, ils constituent pourtant une dimension essentielle de ce qui assure une dignité à notre existence. Cette méconnaissance des droits culturels a pour raison partielle la difficulté à les définir, une tâche qui obligerait à une synthèse qui fait défaut jusqu’ici ou qui peine à s’imposer dans la très vaste littérature sur les droits. Cela s’explique aussi par l’absence de reconnaissance des impératifs liés à ces droits, d’où leur respect à géométrie variable. Ce dossier propose un travail préliminaire de déchiffrage qui a l’ambition d’offrir un panorama intéressant des questions soulevées par les droits culturels et les droits à la culture.

S’il est difficile de définir la culture de manière satisfaisante, il est possible d’affirmer qu’elle comprend les registres multiples de ce que nous pensons, ressentons et dont nous faisons l’expérience dans notre rapport à nous-mêmes et à autrui. Elle évoque l’ensemble des systèmes de valeurs de notre existence, individuelle ou collective, qu’il s’agisse de croyances ou de vie intellectuelle, de relations juridiques, économiques, sociales et politiques.

La culture consiste aussi en une projection de ce que nous sommes par des représentations littéraires, musicales, linguistiques, historiques et esthétiques. Elle forme un monde où chaque personne rejoint les autres dans un langage sans cesse en transformation, moins à la manière d’un musée imaginaire que d’un théâtre où s’échafaudent toutes les métamorphoses possibles à travers échange, écoute et parole. Or, nous voyons trop souvent la culture comme purement instrumentale ou décorative. La culture se trouve instrumentalisée quand on lui impose une finalité extérieure, par exemple, si elle fait office de propagande, ou encore lorsqu’elle impose un code de conduite dictant l’acceptable et l’interdit. Au mieux, elle est décorative quand elle tient lieu d’arrière-plan de notre quotidien ou, au pire, elle se présente comme une injonction du passé dictant le présent et le futur.

Reste à voir quel rôle nous pouvons jouer et – de fait – jouons dans la culture. Puisqu’elle ne se limite pas aux arts et spectacles, mais englobe nos manières de manger, de nous déplacer, de parler ou de penser, nous en sommes donc les détenteurs. Elle incarne ce que nous sommes parce qu’elle est faite de nos aspirations et de nos volontés. Mais la culture est-elle vraiment la marque de notre autonomie? Et nous appartient-elle au même titre? Car la culture, on le sait, peut dominer, par exemple en protégeant un moralisme conservateur, en refusant le pluralisme et la différence, en conditionnant les individus à une norme unique en matière de sexualité. La culture peut aussi dissimuler des logiques de pouvoir et de dépossession. De simples préférences vestimentaires ou culinaires peuvent donner lieu à de graves discriminations. La culture favorise alors une forme de repli sur les identités, alors que ces dernières pourraient offrir le lexique varié d’un dialogue continu entre les groupes.

Quant à l’accès à la vie culturelle et artistique, il demeure encore difficile en raison d’une complaisance des milieux culturels. Cette complaisance frise l’élitisme, moins en raison de la complexité ou des exigences des arts que parce qu’il reste l’apanage des plus nantis. En effet, partout se multiplient les productions artistiques (littérature, danse, musique, cinéma ou art pictural) mais elles n’atteignent que de rares élus. De grands efforts sont faits pour démocratiser la culture, mais on s’explique mal pourquoi les musées ne sont pas gratuits ni pourquoi il n’y a pas de tarifs vraiment abordables pour que les personnes moins favorisées puissent assister à des spectacles. Certes, les milieux artistiques font ce qu’ils peuvent avec les moyens dont ils disposent. Le vrai problème est précisément dans les faibles appuis qu’ils reçoivent.

Comme libération, la culture permet d’associer la littérature, la musique ou le théâtre à un ensemble de valeurs et de croyances. Ce dialogue peut favoriser une vision du monde et même une morale, celle du refus et de la résistance devant ce qui nous déshumanise ou réduit nos relations à des échanges contractuels. À l’encontre du pur divertissement et de la dépolitisation, la culture peut nous procurer les clefs de notre liberté. Pour ce faire, elle n’a pas à être subordonnée à la politique, parce qu’elle se politise et devient émancipatrice par sa simple affirmation.

L’anthropologie et l’histoire culturelle montrent ces deux facettes de la culture. Comme instrument de domination, elle traverse les siècles, des pyramides de Gizeh en Égypte aux gazouillis de Donald Trump, en passant par les grandes cathédrales d’Europe  et les films de Leni Riefenstahl célébrant l’Allemagne nazie. Plus près de nous, on peut penser aux pensionnats autochtones, destinés à scolariser et à évangéliser les enfants ou, pour le dire plus franchement, à les assimiler et faire ainsi disparaître toute trace de leur passé. Il ne faut pas l’oublier, la culture comme outil de contrôle n’appartient pas aux seuls artistes engagés au service du pouvoir. Elle se trouve bien visible dans le travail des juristes, des sociologues, des philosophes, des médecins qui puisent dans l’immense corpus de la science pour légitimer et dicter des idéologies qui imposent le règne d’une norme autoritaire, voire fascisante, ou totalitaire.

Ainsi, nous sommes placés devant cette dualité : la culture peut offrir aussi bien la libération que la servitude. On reconnaîtra l’un ou l’autre de ces visages dans la capacité de la culture de nous extraire des hégémonies, des rapports de domination et d’aliénation ou, au contraire, de nous y enfermer.

Se pose alors la question suivante : comment, ensemble, s’approprier les images et les mots, les gestes et chants, tout ce qui représentent des contre-discours face aux frontières et aux prisons sociales qui briment la moindre volonté de s’affranchir des contraintes arbitraires, de surmonter les impuissances, les angoisses et autres fables qui invitent à la résignation. La culture et les droits culturels, articulés dans une logique d’interdépendance des droits, offre une voie intéressante. Cela implique une attention constante à la dignité humaine, à la liberté et à la promotion de conditions de vie décente. Ainsi, la participation à la vie culturelle, le partage des connaissances, la diffusion de la science accompagnent le processus d’autonomie des personnes et des groupes dans le respect de tous leurs autres droits fondamentaux.

Pensée comme un privilège, la culture représente une forme de domination. Pensée dans la perspective des droits, dans la logique de l’interdépendance de ceux-ci, elle est un contre-pouvoir, dans un rapport de solidarité et de complémentarité, face aux volontés hégémoniques pour surmonter les impuissances, les angoisses et les fables qui invitent à la résignation. En ce sens, la force libératrice de la culture demeure toujours nécessaire, hier comme aujourd’hui.

Au final, il faut rappeler à quel point l’importance des droits culturels nous reconduit inévitablement à la problématique de la culture des droits humains. En effet, le principe d’interdépendance des droits, cher à la LDL, exprime l’indissociabilité des droits et libertés civiles, des droits économiques et sociaux et des droits culturels. Mais qu’en est-il de la manière dont se traduit dans nos mœurs et dans notre vie cette interdépendance? Quels sont nos réflexes lorsqu’une question comme celle de la pauvreté ou du logement est posée? Il s’agit donc de concevoir les droits humains comme une culture, et dès lors, comme un projet qui dépasse celui de leur défense pour englober aussi celui de leur promotion.

 

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