Sortir de la reproduction des rapports de domination

Plusieurs études démontrent que la parité est loin d’être atteinte dans le milieu artistique québécois. Ainsi, la mosaïque des diversités est rarement représentée dans la sphère culturelle, mais en plus, le cas échéant, ces représentations renforcent les préjugés envers les groupes minoritaires et les stigmatisent. Il faut respecter les droits culturels de toutes et tous.

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Amel Zaazaa,  travailleuse culturelle et militante féministe et anti-raciste Hoodstock et la Fondation Parole de Femmes

Depuis juin dernier, les données publiées par plusieurs collectifs de femmes comme les Réalisatrices Équitables, la Coalition pour l’égalité homme-femme en culture et les Femmes pour l’Équité en Théâtre démontrent que la parité est loin d’être atteinte dans le milieu artistique Québécois. Par ailleurs, le rapport La place des créatrices dans les postes clés de création de la culture au Québec, publié l’été dernier, fait un constat troublant: les femmes sont non seulement sous-représentées dans l’ensemble de l’industrie culturelle, mais y gagnent nettement moins que les hommes. Dans des industries en pleine croissance et ayant une grande valeur ajoutée comme celle des jeux vidéo, alors qu’elles sont 44 % à consommer ces produits[1], les femmes occupent uniquement 16 % des emplois, et sont essentiellement cantonnées aux postes administratifs et de marketing.

 

Qu’en est-il de la représentation des diversités dans la production artistique et littéraire?

Selon les statistiques produites par le Conseil québécois du théâtre (CQT) sur la saison théâtrale 2014-2015, la proportion des contrats attribués à des artistes dit-e-s « de la diversité » ou autochtones était uniquement de 10,5 %. Un autre recensement du journal La Presse indiquait qu’en 2015, dans les émissions de fiction québécoises les plus populaires, moins de 5 % des rôles principaux étaient tenus par des comédien-nes des « minorités visibles ». Un taux qui se réduit à 3 % pour la saison 2016.

Les études et les statistiques qui rendent compte de cette sous-représentation dans les différents secteurs artistiques sont assez rares. Le constat est pourtant unanime. Il n’y a qu’à lire les textes d’artistes racisé-e-s produits ces dernières années. Citons notamment celui du rappeur Ricardo Lamour[2], de la dramaturge Marilou Craft[3], de l’auteur Nicholas Dawson[4], celui du metteur en scène Autochtone Charles Bender[5] ou encore de la poétesse et romancière Carole David et de l’essayiste Martine Delvaux[6]. Suite à une conférence, ces dernières ont appelé à une prise de conscience dans le milieu littéraire sur les femmes et la littérature ou toutes les invitées étaient blanches.

Marilou Craft organisait en 2015 un forum sur « la racisation au théâtre » dans le cadre du congrés du CQT. Le forum brossait un portrait accablant : les acteurs et actrices racisé-e-s sont confiné-e-s à des rôles stéréotypé-e-s et exclus des rôles dits « traditionnels ». Plusieurs artistes témoignaient de la marginalisation des pièces qui abordent les enjeux raciaux ou dont les personnages sont racisés[7].

En novembre dernier, un autre texte de la militante Sonia Djelidi « Votre diversité, non merci »[8], recensait les œuvres de fiction de la télévision québécoise pour constater que les acteurs et actrices dits de la diversité sont souvent représenté-e-s dans des rôles stéréotypés et négatifs.

Ces prises de parole et les quelques chiffres évoqués plus haut révèlent plusieurs malaises. D’abord, la mosaïque des diversités est rarement représentée dans la sphère culturelle mais en plus, le cas échéant, ces représentations renforcent les préjugés envers les groupes minoritaires et les stigmatisent. Il s’agit pourtant du tiers de la population québécoise et de plus de la moitié de la population montréalaise qui non seulement ne se reconnaissent pas dans cette offre artistique trop homogène mais qui se voient la plus part du temps dévalorisés.

 

Disparités dans l’accès à la culture

Les besoins en termes de lieux de rencontre, de rassemblement et de socialisation diffèrent d’un quartier à un autre ou d’une ville à une autre. En ce sens, l’offre culturelle doit être pensée au diapason de ces particularités. Or quelques observations portent à croire que l’offre d’activités culturelles, les dotations des villes et des quartiers en infrastructures ou en œuvres publics ne répondent pas encore aux besoins spécifiques des populations racisées et sont bien disparates d’un quartier à l’autre.

Prenons l’exemple des 400 œuvres[9] qui ornent la ville de Montréal : 132 se trouvent dans l’arrondissement de Ville Marie contre seulement cinq dans l’arrondissement de Montréal-Nord. De plus, moins de 15 % de ces œuvres sont produites par des femmes et la diversité artistique est largement sous représentée. Ces œuvres constituent le premier contact citoyen avec l’art dans l’espace public et il est de la responsabilité des villes et de la province de se doter d’une collection qui reflète davantage la contribution des Autochtones, des femmes et des personnes issues des différentes vagues d’immigration à travers le temps afin que chaque montréalais-e et québécoise-se reconnaisse dans son paysage culturel et que de multiples identités soient valorisées.

Il va sans dire qu’au-delà des questions d’équité, faire le pari de la diversité et de la pluralité permet d’enrichir le champ artistique par des démarches et des esthétiques plurielles, tout aussi légitimes que les formes d’art dominantes.

 

Pour comprendre les disparités, il faut d’abord documenter et chiffrer

Les données colligées par les collectifs de professionnel-le-s et les institutions étatiques sont généralement faites par secteurs ou disciplines et ne rendent pas compte des écarts hommes/femmes. Cela tend à invisibiliser certaines réalités et limite notre compréhension des obstacles à la participation culturelle. Il faudrait adopter une approche à la fois intersectorielle et intersectionnelle dans l’analyse des réalités du milieu culturel québécois.

L’approche intersectorielle permettrait de considérer le phénomène d’une manière globale, de décloisonner les champs de création à une époque où la révolution technologique fait émerger des pratiques hybrides. Elle contribuerait aussi à trouver des solutions plus innovantes et d’élaborer des politiques plus efficaces et structurantes qui tiennent compte des expériences distinctives des femmes, des personnes issues des diversités ethnoculturelles et des personnes autochtones…

Quant à elle, l’approche intersectionnelle permettrait de mieux comprendre et de rendre compte de l’enchevêtrement de multiples formes de discriminations liées au genre, au statut socioéconomique ou encore à l’appartenance culturelle ou religieuse qui sont présentes dans le milieu artistique comme ailleurs. L’intersectionnalité permet ainsi de révéler la spécificité de situations encore trop souvent invisibilisées.

 

Placer la citoyenneté culturelle au cœur de l’action publique

La notion de droits culturels comporte plusieurs principes clés dont celui de mettre la personne au centre des processus de l’action publique. Elle incite aussi à un changement de paradigme afin que les personnes passent du rôle de simple usager d’un service public à celui d’acteur capable d’alimenter les politiques publiques.

Comme le disait l’instigateur du courant des Cultural Studies, le sociologue écossais Raymond William « C’est le citoyen qui s’approprie les outils culturels, et les institutions sont là pour favoriser cet épanouissement et cette expression culturelle[10] ». Il est alors primordial que l’action politique soit synchrone avec cette évolution et que les citoyennes et citoyens puissent se prononcer sur leurs besoins particuliers. Il faudra notamment adapter l’offre culturelle aux jeunes générations qui appréhendent la culture et l’art autrement et qui, aujourd’hui, se saisissent des moyens numériques pour consommer, mais produire et diffuser l’art. Les spectateurs se transforment ainsi en acteurs et actrices comme le souligne Christian Poirier[11] dans son étude sur la « Participation des jeunes à Montréal » (2012).

Enfin les politiques culturelles doivent tenir compte de la spécificité et des besoins des différents groupes surtout ceux qui sont les plus exclus ou les plus éloignés géographiquement des offres culturelles et de loisir. Par exemple, à Montréal qui joue le rôle de locomotive pour l’ensemble du Québec de par son statut de métropole culturelle, il serait nécessaire de reconsidérer la dotation en infrastructures et pôles culturels. Il existe 5 pôles culturels importants pour 19 arrondissements mais l’offre artistique reste assez concentrée au centre de la ville, plus précisément autour de la Place des arts. Des arrondissements comme Montréal-Nord, Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension sont parmi les arrondissements les plus pauvres du Québec : ils devraient déployer des efforts politiques importants afin de démocratiser l’accès à la culture. Certes, depuis quelques années, la ville de Montréal mise beaucoup sur les activités de médiation culturelle pour offrir un meilleur accès à la culture. N’en demeure pas moins que les écarts sont toujours bien réels surtout pour les groupes issus des diversités ethnoculturelles, les Autochtones, les personnes vivant avec un handicap et toutes celles qui sont à la croisée de plusieurs discriminations. Les politiques publiques doivent développer une offre générale inclusive tout comme des offres spécifiques qui répondent aux besoins particuliers de ces groupes. En ce sens, les politiques des arrondissements pourraient être un levier important pour atteindre ces objectifs.

 

Conclusion

La sphère culturelle québécoise est un autre lieu où semble se jouer les mêmes rapports de domination que dans d’autres sphères. Les relations empreintes d’inégalités entre une culture majoritaire et des minorités ethnoculturelles, entre hommes et femmes, entre allochtones et autochtones semblent assez évidentes comme évoqués plus haut. La question du respect des droits culturels de chacun-e n’occupe pas encore la place qui lui est due dans le débat public. Elle se cristallise trop souvent autour de la préservation d’une « identité québécoise » monolithique qui serait mise en danger par un multiculturalisme canadien. Cette peur ampute la société de l’apport du plus du tiers de sa population et empêche la création de passerelles entre majoritaires et minoritaires. Ce déséquilibre doit d’abord être compris à l’échelle politique, celle de l’État, mais également au niveau des médias et des grandes institutions publiques et privées. Pour corriger les écarts, il faudra travailler à une meilleure représentation des diversités au sein même des instances de pouvoir et adopter une vision à la fois intersectionnelle et intersectorielle qui permettrait de comprendre et de contrer les mécanismes systémiques qui perpétuent ces disparités. Aujourd’hui, les quelques voix qui se lèvent pour dénoncer cette dynamique sont décriées et le rôle de « police ethnique » est souvent endossé par les artistes et les acteurs-trices racisé-e-s qui s’expriment sur le sujet, comme l’explique l’auteur Nicholas Dawson dans un texte récent[12]. Il est temps que cette situation soit considérée comme un enjeu politique majeur et qu’elle soit prise à bras le corps par l’ensemble des actrices et acteurs culturels québécois afin que tous les citoyen-ne-s puissent jouir pleinement de leurs droits culturels.

Bibliographie

[1] Rapport réalisé par le collectif des Réalisatrices équitables, La place des créatrices dans les postes clés de création de la culture au Québec, 2016

[2] Ricardo Lamour, Le Québec aime-t-il seulement les artistes blancs?, La Presse, 08-01-2017

[3] Marilou Craft, Diversité culturelle au théâtre : notre propre milieu ne nous soutient pas, La Presse, 28-09-2016

[4] Nicholas Dawson, La diversité dans l’angle mort du milieu littéraire québécois, paru dans le Devoir, 24-04-2017

[5] Charles Bender, Pour une présence autochtone sur les scènes québécoises, paru dans Voir le 23-11-2015

[6] Carole David et Martine Delvaux, Blanches, paru dans la revue À bâbord

[7] Cité dans l’article de Marilou Craft, Diversité culturelle au théâtre : notre propre milieu ne nous soutient – La Presse, 28 septembre 2016

[8] Article de Sonia Djelidi, Votre diversité, non merci, Le Devoir, 4 février 2016

[9] Toutes les statistiques se référant à l’art public ont été effectuées par l’auteure de l’article. La liste des œuvres consultées n’inclue pas les œuvres du métro de Montréal et du Montréal souterrain ni les œuvres intérieures des entreprises privées, les murales et l’art religieux https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_l’art_public_de_Montr%C3%A9al

[10] Cité par Christian Poirier dans son étude sur la ‘Participation des jeunes à Montréal’ http://www.rideau-inc.qc.ca/documents/ParticipationCulturelleJeunesMontreal_VA.pdf

[11] Concept défini par Christian Poirier dans son étude sur la ‘Participation des jeunes à Montréal’ http://www.rideau-inc.qc.ca/documents/ParticipationCulturelleJeunesMontreal_VA.pdf

[12] Article de Nicholas Dawson, La diversité dans l’angle mort du milieu littéraire québécois paru dans le Devoir du 24 avril 2017.

 

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