Les paysans et les paysannes revendiquent et construisent leurs droits

Après la reconnaissance, par le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, des diverses formes de discriminations systématiques et systémiques vécues par les paysans, le temps est venu d’affirmer le droit des peuples à choisir et à construire leurs propres systèmes alimentaires.

Retour à la table des matières

Florence Kroff, coordinatrice de FIAN Belgium,
Section belge de FIAN International.
Priscilla Claeys, chercheuse au Centre for Agroecology, Water and Resilience (CAWR), Coventry University, UK, Membre du Conseil international de FIAN International

 

Elles sont paysannes, travailleuses agricoles, sans-terre, pêcheuses, bergères, nomades et indigènes et travaillent la terre et les autres ressources naturelles pour nourrir l’humanité depuis des siècles. Pourtant, selon les Nations Unies, les personnes vivant et travaillant en milieu rural représentent 70 % des personnes souffrant d’extrême pauvreté dans le monde. Les femmes et les enfants sont particulièrement discriminés. Les femmes et les filles représentent plus de 60 % des personnes qui souffrent de faim chronique. Plus que jamais, ces communautés rurales sont menacées par un système économique et alimentaire prédateur et destructeur de l’environnement. Les paysan-ne-s voient leurs droits fondamentaux bafoués et n’ont pas accès à la justice.

Unies pour défendre la souveraineté alimentaire, les organisations paysannes rassemblées au sein de La Via Campesina ont réclamé, vers la fin des années 2000, un nouvel instrument juridique reconnaissant leurs droits au niveau international. Le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a répondu à cet appel, en 2012, en créant un groupe de travail intergouvernemental chargé de négocier une Déclaration des droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales.

2012 : Le Conseil des Droits de l’Homme reconnaît les discriminations systématiques et systémiques vécues par les paysans.

Point de départ du processus, en 2012, une étude réalisée par le Comité consultatif du Conseil des droits de l’Homme identifie une série de causes qui sont à l’origine des discriminations dont sont victimes les paysan-ne-s :

  1. les expropriations et expulsions forcées des terres ancestrales (accaparement des terres);
  2. les discriminations liées au genre;
  3. le manque de réformes agraires et de stratégies en faveur du développement rural;
  4. le manque de salaires minimaux et de normes sociales;
  5. la criminalisation des luttes et des activistes agraires.

Outre ces causes spécifiques, il faut également souligner les conséquences de la mondialisation et de la libéralisation du commerce agricole, qui favorisent les grandes entreprises de l’agro-industrie aux dépens des petits paysans. En effet, une poignée d’entreprises multinationales contrôle une grande partie du commerce et de la distribution et dicte les prix au rabais. Seules les plus grandes exploitations agricoles parviennent à rivaliser dans ce contexte de concurrence effrénée. Des prix bas engendrent à leur tour des salaires de misère et un manque de protection des travailleurs agricoles. Le changement climatique, la marchandisation et l’exploitation intensive des ressources naturelles affectent aussi les paysan-ne-s : destruction de la biodiversité, salinisation et perte de fertilité des sols, surexploitation, pollution et destruction des sources d’eau.

Ce processus constitue une double innovation[1] : par le degré d’implication des mouvements sociaux, et par la nature des nouveaux droits qui sont en discussion. Ces deux innovations représentent une avancée nécessaire et importante que la société civile et les citoyen-ne-s se doivent d’encourager.

Premièrement, les droits contenus dans la Déclaration trouvent leur ancrage dans les luttes paysannes locales. L’initiative a été développée par un syndicat paysan local en Indonésie à la fin des années 1990, qui l’a ensuite présentée pour discussion, en 2002, au mouvement global de La Via Campesina dont il est membre. Après des années de débats internes, La Via Campesina a approuvé son propre projet de Déclaration en 2009. C’est ce projet que La Via Campesina, en collaboration avec d’autres organisations de la société civile, a ensuite présenté aux Nations Unies. Aujourd’hui, ce processus de négociation au sein des Nations Unies se caractérise par une participation croissante et substantielle des mouvements sociaux, principalement paysans, qui le voient comme une opportunité réelle de revendiquer et de construire leurs droits humains.

Deuxièmement, le projet de Déclaration fait référence à une série de nouveaux droits, qui répondent directement aux nouvelles menaces que vivent les paysan-ne-s. La création de nouveaux droits nous semble cruciale pour continuer à faire évoluer le droit international et lui permettre de répondre au mieux aux enjeux d’un monde qui change. Parmi ces droits nouveaux, nous noterons la reconnaissance du droit à la souveraineté alimentaire, du droit à la terre et aux autres ressources naturelles, du droit aux semences et à la biodiversité et du droit aux moyens de production. Le droit à la souveraineté alimentaire affirme le droit des peuples à choisir et à construire leurs propres systèmes alimentaires. Il s’inscrit contre la libéralisation agricole et demande la participation active des producteurs et consommateurs dans l’élaboration des politiques agricoles et alimentaires. Le droit à la terre, véritable cœur de la Déclaration, tend à répondre à l’accroissement très préoccupant des accaparements de terre qui se traduisent par des risques accrus de dépossession et de déplacement forcé pour les paysan-ne-s. Le droit aux semences cherche à contester et à mettre des limites au régime international des droits de propriété intellectuelle qui a été conçu pour protéger les intérêts de l’industrie semencière et des sociétés transnationales. Enfin, et non des moindres, le droit à un revenu et à un niveau de vie décent et aux moyens de production vise à garantir des prix justes et rémunérateurs aux paysan-ne-s, au-dessus de leurs coûts de production, leur permettant de mener une vie digne.

Depuis 2012, quatre sessions se sont tenues à Genève, avec la participation de la société civile, pour discuter des versions successives du projet de Déclaration. Lors de ces sessions, les diplomates expriment leur soutien, questions ou objections par rapport à certains articles du projet de Déclaration. La société civile, quant à elle, fait état des multiples aspects que prend aujourd’hui la crise de la paysannerie, au Sud comme au Nord, et explique l’importance de reconnaître de nouveaux droits pour les paysan-ne-s, à force de témoignages, statistiques et références au droit international justifiant la nécessité de mettre fin aux discriminations dont elles et ils souffrent.

Porte-paroles de leurs communautés et de leurs secteurs, les représentants paysans tant du Nord que du Sud revendiquent leurs droits au Conseil des Droits de l’Homme.

Nous, les jeunes paysans, avons besoin de davantage de libertés formellement garanties dans le long terme et en des termes cohérents, précis et spécifiques. Comment construire nos fermes durables dans un tel climat d’insécurité économique, politique, juridique, sanitaire et foncière? Dans ce climat de crise profonde, la déclaration de l’ONU sur les droits des paysans est pour nous un signe d’espoir vital et salutaire de voir pérenniser nos droits aux semences, à la terre, à la santé, à l’eau et à un revenu décent.
Vincent Delobel, éleveur caprin belge
(FUGEA/MAP – La Via Campesina), en mai 2017.

Pour nous, paysans, la terre est la première chose qui nous vient à l’esprit lorsque nous parlons d’agriculture. Sans terre, nous ne sommes pas paysans. Lorsque nous avons droit à la terre, nous entrevoyons un avenir plus juste, égalitaire, avec des économies rurales plus fortes, où les paysans et les autres personnes qui travaillent dans les zones rurales peuvent contribuer plus positivement aux communautés, à notre vie et à nos pays.

Henry Saragih, leader paysan indonésien
(Serikat Petani, Indonesia – La Via Campesina), en mai 2017.

Ces sessions ont permis à un nombre croissant d’États de mieux connaître et de s’approprier le sujet. Depuis le début, certains États, principalement occidentaux (États-Unis et Union européenne), se sont montrés réticents et se sont opposés avec plus ou moins de force à la création de ce nouvel outil international. La société civile a cherché à les engager dans un débat de fond et à dépasser le clivage Nord-Sud dans lequel ils restent souvent bloqués. Le monde évolue et, avec lui, les rapports de force et diplomatiques. Les États favorables à la Déclaration (en premier lieu la Bolivie, l’Equateur, Cuba et l’Afrique du Sud) et la société civile cherchent à montrer que les injustices vécues par les paysan-ne-s au Sud comme au Nord sont très semblables. Que l’on parle d’accès à la terre, de criminalisation des défenseurs, de droit aux semences ou de droit à un revenu décent, ces problématiques se retrouvent tant en Europe et en Amérique du Nord qu’en Asie ou en Amérique latine. Si l’on veut élaborer une Déclaration qui réponde réellement aux menaces qui pèsent sur les communautés rurales, celle-ci doit être envisagée de manière globale car les processus qui menacent les droits des paysan-ne-s (accaparement, réchauffement climatique) sont eux-mêmes globaux.

Le processus de négociation d’une Déclaration des droits des paysans est loin d’être achevé et les défis à relever sont nombreux. À la veille de la cinquième session qui aura lieu en avril 2018, trois défis principaux doivent recevoir l’attention de la société civile :

  1. Donner de la visibilité tant à la Déclaration qu’aux réalités qu’elle recouvre;
  2. Mobiliser et élargir le mouvement social de soutien;
  3. Sensibiliser et interpeller les décideuses et décideurs impliqués.

Il est urgent de faire connaître et de mettre en lumière les violations de droit vécues au quotidien par les paysan-ne-s et autres communautés rurales, afin de démontrer l’importance de la Déclaration. Aucune avancée, aucun changement ne pourra se concrétiser sans une sensibilisation large de la société civile. Finalement, la Déclaration est l’occasion d’ouvrir un vrai débat public sur l’avenir de la paysannerie et sur l’accès et le partage des ressources naturelles.

Une fois le texte approuvé au niveau du Conseil, un vote sera tenu à l’Assemblée générale des Nations Unies pour permettre son adoption. Mais, en définitive, quelle sera la plus-value de cette Déclaration si elle voit le jour? Est-ce qu’elle ne sera qu’un texte supplémentaire listant de bonnes intentions? Le droit international est-il vraiment susceptible de contribuer à une réelle transition vers un modèle agroalimentaire durable? La Déclaration sera-t-elle un outil contribuant à freiner les violations de droit subies par les paysan-ne-s et les communautés rurales? Une chose est sûre : sans mobilisation et sans pression citoyenne, un instrument juridique risque de rester lettre morte. C’est là le plus grand enjeu, tant aujourd’hui qu’une fois la Déclaration adoptée.

De plus en plus de citoyen-ne-s, d’initiatives, de mouvements et d’associations s’engagent dans une transition vers un système agroalimentaire plus durable et respectueux des droits de la personne. Les débats autour de la Déclaration des droits des paysan-ne-s font partie de cette transition, mais son potentiel de mobilisation et de mise en lumière des injustices vécues par le monde rural doit encore être amplifié. En effet, la mobilisation d’aujourd’hui définit déjà la mise en œuvre de cet outil en devenir. Plus la mobilisation sera forte et diversifiée, plus elle préparera le terrain à l’application effective de la Déclaration et aux processus législatifs qui la traduiront au niveau national. La plus-value de la Déclaration dépendra en définitive de l’appropriation et de l’utilisation qu’en feront les premiers concernés : paysan-ne-s, bergères/bergers, pêcheuses/pêcheurs, travailleuses/travailleurs agricoles, communautés nomades, peuples autochtones et autres personnes travaillant en milieu rural. Défenseuses et défenseurs des droits de la personne, à vous de jouer!

FIAN international est une association à but non-lucratif, née il y a 30 ans, qui œuvre pour « un monde sans faim, dans lequel chaque femme, chaque homme et chaque enfant peuvent jouir pleinement de leurs droits humains dans la dignité, et en particulier de leur droit à une alimentation adéquate. »

 

[1] Pour en savoir plus sur l’histoire et les enjeux de ce processus, nous vous recommandons la lecture de : Priscilla Claeys. Human Rights and the Food Sovereignty Movement: Reclaiming Control (Routledge, 2015).

 

 

Retour à la table des matières