À qui profite le numérique? Pour un internet par et pour la collectivité

Cette chronique du livre Les batailles d’internet évoque l’idée que nous gagnerions à penser Internet comme un rapport social, une réflexion qu’il convient de repolitiser et de visibiliser.

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Alexandra Bahary, candidate à la maîtrise en droit, UQAM
Comité sur la surveillance des populations, Ligue des droits et libertés

 

Même un regard timide sur l’actualité permet de constater que nous sommes confrontés à des tensions très évidentes quant au rôle d’Internet dans notre quotidien. Nos fils d’actualité Facebook suffisent d’ailleurs à le révéler : après un enthousiasme initial sur les possibilités d’expression et de démocratisation promises par Internet, nous réalisons progressivement qu’il permet notre surveillance par les pouvoirs publics et privés, ainsi que l’encadrement de nos intérêts et désirs par les algorithmes de Google et de Facebook. Internet est-il alors un outil d’émancipation, ou plutôt l’apanage du capitalisme néolibéral qu’il permet d’exalter? D’un côté, « l’éloge naturaliste » d’Internet tend à concevoir le réseau comme foncièrement révolutionnaire, ignorant le contexte capitaliste dans lequel il évolue. De l’autre, « la critique intégrale » est le fait d’une gauche sceptique à l’égard de l’ensemble des créatures du Web, accusant le premier camp de naïveté. C’est cette dichotomie que Philippe de Grosbois tente de dépasser dans son ouvrage Les batailles d’Internet, paru aux éditions Écosociété en janvier 2018.

Selon lui, les deux approches tombent dans le piège du déterminisme technologique, pour lequel la technologie est une force extérieure qui détermine le social. Certes, comme le fait remarquer l’auteur, les technologies « ne sont pas neutres. Elles transforment la société et leurs membres. Elles sont donc déterminantes[1] ». Mais des groupes aux intérêts souvent contradictoires, comme les entreprises privées et les mouvements sociaux, ont contribué à faire évoluer Internet et ses usages. Les technologies peuvent être « structurées et mises en forme de différentes manières [et même] dévier de l’intention qui a présidé à leur conception[2] », volontairement ou accidentellement. Internet est une construction humaine façonnée par des rapports de force. Bref, les technologies sont à la fois déterminantes et déterminées et leur rapport avec la société est dialectique. Plusieurs thématiques concrètes permettent d’illustrer l’approche de l’auteur : les origines d’Internet et ses influences multiples (militaires, universitaires, militantes, capitalistes et hippies), le milieu artistique, les nouvelles formes d’expression, le journalisme, la surveillance et la politique.

L’auteur invite ainsi à penser Internet comme un rapport social, une réflexion qu’il convient de repolitiser et de visibiliser. Car, si cette analyse existe bel et bien au Québec, elle peine à sortir des pôles académiques qui s’y consacrent pour percoler dans le débat collectif. L’ouvrage de Philippe de Grosbois constitue un excellent premier pas en la matière, grâce à un propos particulièrement accessible et à une bibliographie riche et diversifiée. Arrêtons-nous maintenant à l’enjeu de la surveillance des populations à la lumière de sa réflexion.

Entre transparence et vie privée

À qui profite l’accès à l’information permise par Internet? Y répondre permet d’anticiper les incidences, positives ou négatives, liées aux possibles du réseau. Ceux-ci ont permis d’améliorer les dispositifs permettant de surveiller le pouvoir, par exemple avec le journalisme de données, l’augmentation du nombre de lanceur-euse-s d’alerte ou tout simplement la documentation de gestes de brutalité policière. Toutefois, lorsque c’est le pouvoir qui nous surveille, notamment au moyen de la collecte de données massives, Internet devient un outil particulièrement efficace de contrôle et de répression.

Comme le rapporte l’auteur à propos de l’affaire Lagacé, l’indignation est à cet égard parfois sélective : « Alors que des journalistes ont été épiés de manière ciblée (ce qui, on en conviendra, est très inquiétant), les communications de populations entières sont collectées massivement par les agences de renseignement depuis plusieurs années[3] » et ce, avec une réaction beaucoup plus timide du milieu médiatique. L’État justifie cette surveillance de masse préventive de nos activités en ligne par des enjeux de sécurité nationale et de lutte contre le terrorisme. Or, les corps policiers utilisent parfois ces méthodes à des fins de profilage, par exemple, aux États-Unis pour surveiller des sympathisant-e-s de Black Lives Matter sur les médias sociaux[4].

Ne pas faire de l’ombre au privé

Le discours public demeure encore assez timide lorsque vient le temps d’aborder la surveillance par les entreprises privées à des fins de profit. Pourtant, les propos de l’ancien PDG de Google ne peuvent être plus clairs : « Si vous avez fait quelque chose et que vous ne voulez pas que tout le monde le sache, il serait peut-être bon de commencer par ne pas faire cette chose[5] ».

Selon de Grosbois, le fait « de ne rien avoir à cacher » n’est pas un motif pour violer la vie privée. On peut vouloir garder certaines informations privées même si elles ne contreviennent pas à la loi, ou souhaiter qu’elles soient accessibles seulement à une catégorie de personnes en particulier (famille, ami-e-s). D’ailleurs, explique l’auteur, « il n’y a personne qui n’ait rien à cacher : pourquoi avons-nous des mots de passe, des serrures et des protections juridiques contre les fouilles et les perquisitions arbitraires[6]? » S’inspirant des écrits d’Eben Moglen, il appelle à déconstruire cette conception individualiste et contractualiste selon laquelle nous renonçons à nos droits en échange de l’accès gratuit aux sites comme Google et Facebook. Lorsque nous consentons, par exemple, à ce que Gmail entrepose nos données sur ses serveurs, nos interlocutrices et interlocuteurs feront aussi l’objet de ce stockage. Il faudrait plutôt concevoir la protection de la vie privée comme un enjeu collectif, à la manière de la pollution environnementale.

Finalement, la surveillance peut accentuer les inégalités et ses conséquences peuvent être plus importantes pour les populations marginalisées, un autre argument pour penser la surveillance collectivement. Ceci implique non seulement de se doter d’outils pour surveiller à notre tour les pouvoirs publics et privés, mais de sensibiliser la population au moyen de l’éducation populaire, comme le font des organismes tels que Crypto.Québec.

La collecte d’information en ligne peut donc être bénéfique quand elle contribue à la transparence des institutions politiques et économiques ou lorsqu’elle participe au patrimoine culturel ou scientifique. À l’inverse, elle est néfaste lorsque la communauté fait l’objet de surveillance opaque par les pouvoirs publics et privés. Appréhender ces tensions « suppose des débats de fond sur des questions centrales, comme le type d’accès aux données, les conditions entourant leur collecte et le consentement individuel à celle-ci, leur traitement, mais aussi les finalités de l’ensemble de ces activités[7] ».

S’approprier Internet collectivement

Il ne s’agit pas seulement de savoir à quelles fins servent les données, mais aussi qui possède et contrôle Internet. Pour le juriste Lawrence Lessig, l’architecture d’Internet, son code, est une sorte de loi qui détermine ce qu’on peut faire ou ne pas faire en ligne[8]. La manière dont sont configurés les espaces d’Internet : boîte de réception, wiki, application de musique « induisent des types spécifiques d’interaction, de manière d’être, des valeurs[9]. » Or, lorsque les intérêts commerciaux contrôlent cette architecture, ils privatisent le code. Les « libristes » défendent donc une logique où le code est ouvert et où les ressources du Web sont communes plutôt que susceptibles d’appropriation par les entreprises.

Tant par son fond que par sa forme, Internet a été pensé comme un projet de partage des savoirs, comme le reflètent les logiciels libres et des outils tels que Wikipédia. Or, ces valeurs de partage et de collaboration peuvent être aisément détournées : elles ont ouvert une brèche que les puissances commerciales du numérique se sont appropriées à des fins de profit, par exemple avec les plateformes d’économie de partage comme Uber et AirBnB. Concrètement, sans mettre l’idée des plateformes collaboratives aux poubelles, il faudrait donc distinguer les plateformes privées axées sur le profit de celles associées à un projet collectif sans but lucratif. En somme, l’ouverture est un véritable enjeu démocratique pour certains militant-e-s hackers : « Elle permet d’assurer que [l]es créations techniques puissent être modifiées de manière à servir les intérêts de celles et ceux qui y ont recours, plutôt que les intérêts des organisations qui viendraient à les posséder et les contrôler[10] ».

Un regard réflexif sur l’accès

De Grosbois appelle à une appropriation populaire et citoyenne du réseau, un Internet par et pour la collectivité où de nombreux enjeux (vie privée, inégalités sociales, liberté d’expression) pourraient être abordés. Il espère ainsi une rencontre entre, d’une part, les militant-e-s de l’Internet (hackers, libristes) qui veulent rendre les technologies plus accessibles à la population et d’autre part, les autres mouvements sociaux. Les premiers se sont souvent organisés en silos séparés des autres luttes sociales. Or, seule une alliance entre plusieurs mouvements (notamment féministes et antiracistes) permettra de parler d’un Internet réellement commun et de « se protéger contre un repositionnement du capitalisme qui s’adapterait, de nouveau, à certaines de ses critiques[11]. » Par exemple, le mouvement hacker est peu inclusif et gagnerait à développer une approche féministe sur sa conception de l’accès. Inversement, la programmation pourrait devenir un outil intéressant pour les militantes féministes pour combattre le harcèlement en ligne et dénoncer les violences sexuelles. On a d’ailleurs souligné l´efficacité des médias sociaux pour encourager la prise de parole populaire avec les mouvements #AgressionNonDénoncée et #MeToo. Pour l’auteur, ils ont facilité la politisation d’expériences personnelles et quotidiennes, participant de ce que le sociologue C. W. Mills appelait « l’imaginaire sociologique », qui consiste à faire le lien entre les problèmes individuels et leur articulation à une trame sociale plus large.

La recherche de mon mémoire porte sur le partage d’information juridique entre les internautes sur les médias sociaux et l’appropriation de cette information, dans le contexte où les services juridiques sont inaccessibles et le droit opaque pour une partie importante de la population. Si plusieurs voient dans le Web un potentiel important de démocratisation pour l’accès à l’information juridique, d’autres pensent que la confusion engendrée par la quantité et la fiabilité de l’information en ligne peut davantage nuire à cet accès aux personnes qui en ont le plus besoin. Je n’ai pas encore de résultats de recherche qui me permettraient de confirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses, ni de nuancer leur opposition. D’ici là, je ne peux que me réjouir qu’un auteur comme de Grosbois puisse contribuer à démocratiser la réflexion politique et sociale sur les possibles collectifs d’Internet. Quant à nous, un premier pas important serait de nous servir de notre « imaginaire sociologique » pour penser les interventions en matière de protection de la vie privée.

 

[1] Philippe DE GROSBOIS. Les batailles d’Internet. Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique, Écosociété, 2018, p. 30.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 147.

[4] Bernard E. HARCOURT. Exposed : Desire and Disobedience in the Digital Age, Cambridge Harvard University Press, 2015.

[5] Propos de Eric Schmit en 2009, cités dans Glenn GREENWALD. Nulle part où se cacher, traduction de Frédérik Hel Guedj, Paris, JC Lattès, 2014, p. 239.

[6] De Grosbois, op. cit., p. 157-158.

[7] Ibid., p. 239.

[8] Lawrence LESSIG, Codes and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999.

[9] De Grosbois, op. cit. p. 27.

[10] Ibid., p. 51.

[11] Ibid., p. 257.

 

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