Mémoire : Consultation publique au sujet de la politique sur les interpellations policières du SPVM

Au Québec, les policiers n’ont pas le pouvoir de faire des interpellations (aussi appelées street checks ou contrôles de routine). La Ligue des droits et libertés demande un moratoire immédiat de cette pratique.
Une interpellation policière dans un parc.

Consultation publique au sujet de la politique sur les interpellations policières du SPVM

Mémoire présenté par la
Ligue des droits et libertés

Pour un moratoire immédiat sur la pratique des
interpellations policières à Montréal

Devant la Commission de la sécurité publique de l’agglomération de Montréal

30 septembre 2020



Table des matières

Présentation de la Ligue des droits et libertés

INTRODUCTION : une consultation tardive et surtout mal engagée

  1. Qu’est-ce qu’une interpellation policière?
  2. Surinterpellation des personnes racisées et autochtones à Montréal
  3. L’interpellation : une pratique attentatoire aux droits et libertés et illégale selon un avis juridique en Nouvelle-Écosse

CONCLUSION : un moratoire et une véritable consultation publique s’imposent

RECOMMANDATIONS

lire en pdf


Présentation de la Ligue des droits et libertés

Fondée en 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) est un organisme à but non lucratif, indépendant et non partisan, qui vise à faire connaitre, à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’Homme. La Ligue des droits et libertés est affiliée à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

La LDL poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre la discrimination et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Son action a influencé plusieurs politiques publiques et a contribué à la création d’institutions vouées à la défense et à la promotion des droits humains, notamment l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne du Québec et la création de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Elle interpelle, tant sur la scène nationale qu’internationale, les instances gouvernementales pour qu’elles adoptent des lois, mesures et politiques conformes à leurs engagements à l’égard des instruments internationaux de défense des droits humains et pour dénoncer des situations de violation de droits dont elles sont responsables. Elle mène des activités d’information, de formation, de sensibilisation visant à faire connaitre le plus largement possible les enjeux de droits pouvant se rapporter à l’ensemble des aspects de la vie en société. Ces actions visent l’ensemble de la population de même que certains groupes placés, selon différents contextes, en situation de discrimination.

Introduction : une consultation tardive et surtout mal engagée

La publication en octobre 2019 du rapport Armony-Hassaoui-Mulone sur les interpellations policières[1] a confirmé ce qui était dénoncé depuis des années sans que des actions concrètes ne soient prises par les autorités publiques : les personnes racisées et autochtones sont surinterpellées par la police à Montréal. Selon la définition[2] du profilage racial adoptée en 2005 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), ce phénomène de surinterpellation constitue du profilage racial systémique. Le problème sociétal entourant la pratique policière de l’interpellation est indissociable de la problématique du profilage racial et il est impératif de l’aborder comme tel.

Depuis la publication du rapport, la Ligue des droits et libertés et d’autres organisations ont demandé à plusieurs occasions la tenue d’une consultation publique sur la problématique des interpellations policières en amont de l’élaboration d’une quelconque politique, mais la Ville de Montréal et son service de police n’ont pas donné suite favorablement à cette exigence démocratique. Ainsi, à la suite de la publication du rapport Armony-Hassaoui-Mulone, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a entrepris d’élaborer lui-même une politique sur les interpellations.

C’est dans ce contexte qu’en septembre 2020, la Commission de la sécurité publique de l’agglomération de Montréal convie la population à une consultation publique. Cette consultation survient donc après le dépôt de la politique du SPVM, le 8 juillet 2020, et après que le directeur, Sylvain Caron, a annoncé que celle-ci entrera en vigueur cet automne et que des formations commenceront à être données aux policiers, rendant ainsi difficile tout retour en arrière ou tout changement substantiel à la politique. Ainsi, la présente consultation se limite à simplement transmettre des commentaires sur la politique du SPVM et, selon un communiqué de presse de la Ville de Montréal, à « proposer, au besoin, des amendements et des bonifications à la politique »[3].

Force est de constater qu’en ayant refusé de tenir une consultation publique préalable, le SPVM et la Ville de Montréal ont imposé à la population montréalaise la voie de l’encadrement de la pratique des interpellations. Par le fait même, la possibilité de discuter publiquement des raisons pour lesquelles il faudrait mettre fin définitivement à cette pratique est écartée. L’insécurité que les interpellations policières génèrent au sein des communautés racisées, autochtones et marginalisées est également éclipsée de la discussion publique cadrée par le SPVM et la Ville de Montréal.

La Ligue des droits et libertés considère qu’en l’état actuel des choses, la seule avenue qui prenne au sérieux les violations des droits et libertés inhérentes aux interpellations policières est l’imposition d’un moratoire sur la pratique et l’instauration d’une véritable consultation publique large, inclusive et démocratique au sujet des interpellations, où le cadre de la discussion publique n’est pas restreint par les autorités policières et politiques.

1. Qu’est-ce qu’une interpellation policière?

Une interpellation policière est une situation où un policier questionne une personne afin d’obtenir des renseignements identificatoires ou personnels à l’extérieur du contexte d’une arrestation, d’une détention ou d’une enquête, et les enregistre ensuite parfois dans une base de données informatisée. Cette description des interpellations s’inspire en partie de la définition des street checks adoptée par la British Columbia Civil Liberties Association qui mène présentement une mobilisation en faveur de l’interdiction de cette pratique en Colombie-Britannique : « A street check is a discretionary and arbitrary police practice where police stop a person in public, question them outside the context of an arrest or detention or police investigation, and often record their personal information in a database.[4] »

La personne interpellée n’est pas obligée légalement de répondre aux questions du policier. Elle peut refuser de répondre, ignorer le policier et quitter les lieux, mais la plupart du temps, les citoyen-ne-s ignorent tout ceci. Il s’agit ici d’un enjeu très important. Il arrive aussi parfois que des personnes se doutent bien qu’elles ne sont pas tenues de répondre aux questions des policiers qui les abordent dans la rue ou dans un parc, mais qu’elles se sentent contraintes de collaborer par crainte de ce que les policiers pourraient faire si elles décidaient de faire valoir leurs droits et de quitter les lieux. C’est particulièrement le cas des jeunes racisés à Montréal qui sont victimes de harcèlement policier. Plusieurs jeunes hommes noirs ont livré de tels récits à maintes occasions, que ce soit lors de consultations ou dans le contexte d’activités organisées par des organismes communautaires[5].

Dans la pratique, des policiers utilisent leur rapport d’autorité pour entretenir auprès des citoyen-ne-s une confusion quant à leur obligation légale de s’identifier ou pas au cours d’une interaction avec eux. C’est pourquoi nous considérons qu’il est primordial d’aborder l’enjeu des interpellations policières du point de vue des citoyen-ne-s, détenteurs de droits, et pour qui les limites des pouvoirs policiers doivent être claires et compréhensibles. Cette perspective n’est pas présente dans le cadre de la discussion publique imposée par le SPVM et la Ville de Montréal.

Sur le plan juridique, la police n’a pas de pouvoir de procéder à des interpellations puisque celles-ci surviennent à l’extérieur d’une enquête. La notion d’interpellation policière n’existe pas en droit, contrairement à celles de l’arrestation et de la détention. Les interpellations policières ne peuvent donc pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire, car en raison de leur nature, elles ne mènent pas à des accusations dont on peut se défendre devant un tribunal[6]. Il s’agit d’une pratique policière qui s’est tranquillement instituée durant les deux dernières décennies, à l’occasion du déploiement de la « police de quartier », de l’élargissement du rôle de la police et d’une patrouille policière plus interventionniste. Ainsi, depuis des années, les policiers font des interpellations à l’extérieur de tout contrôle externe. Le SPVM a donc développé une pratique qui s’apparente parfois au fichage et au harcèlement ciblé, sans que l’importante question de la légalité de l’interpellation ne soit l’objet d’une attention particulière.

Notons que dans sa politique, le SPVM a adopté une définition large de ce que constitue une interpellation[7]. Cette définition comprend les situations où un policier pose des questions à des individus dans le contexte d’une enquête pour retrouver une personne disparue ou encore dans le contexte où une personne aurait besoin d’aide ou serait en danger. Nous sommes d’avis que ces exemples ne constituent pas des interpellations proprement dites. Nous remarquons d’ailleurs que lors de certaines interventions publiques au cours des dernières semaines, des représentants du SPVM ont illustré ce qu’est une interpellation en utilisant l’exemple du policier qui recherche une personne disparue. Or, nul ne contesterait que la police puisse poser des questions dans le cadre d’une enquête pour retrouver une personne disparue. Ce type d’exemples que le SPVM choisit d’utiliser publiquement ne constitue pas une interpellation et a pour effet d’éclipser le cœur du problème : les interpellations disproportionnées des personnes racisées et autochtones et, conséquemment, le profilage racial et le profilage social systémiques.

2. Surinterpellation des personnes racisées et autochtones à Montréal

Le catalyseur de la discussion publique qui a lieu actuellement à Montréal au sujet des interpellations policières est la publication en octobre 2019 du rapport Armony-Hassaoui-Mulone sur les interpellations policières. L’on y constate une surinterpellation des personnes noires, « arabes » et autochtones par des policiers et policières du SPVM entre 2014 et 2017, de même qu’une hausse de 143% des interpellations enregistrées au cours de cette même période[8].

La classe politique et le SPVM se sont dits choqués par l’ampleur du phénomène. Pourtant, déjà en 2009, une étude commandée par le SPVM notait une surreprésentation des jeunes Noirs dans les interpellations. Cette étude démontrait que, dans certains quartiers de Montréal, les personnes noires représentaient près de 40% des jeunes interpelés entre 2006 et 2007[9]. Puis, en 2011, la CDPDJ publiait une enquête sur le profilage racial. Plusieurs jeunes racisés y déclaraient qu’ils étaient incapables de se déplacer librement, particulièrement en groupe, sans être ciblés par la police[10].

Tel que l’indique le deuxième paragraphe de la définition du profilage racial adoptée par la CDPDJ en 2005, le phénomène de surinterpellation des personnes racisées et autochtones constitue du profilage racial systémique : « […] Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d’autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait, notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée[11] [nous soulignons] ».

Toute discussion publique au sujet de la problématique des interpellations policières est indissociable de la réalité du profilage racial et du profilage social systémiques. Il est impossible de parler des interpellations policières et des actions que les autorités politiques doivent entreprendre sans placer au centre de la discussion les relations entre la police et les communautés marginalisées ainsi que les communautés racisées et autochtones qui sont historiquement discriminées. Rappelons que la Ville de Montréal a pris un engagement à lutter contre le racisme systémique à la suite du dépôt du rapport de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) issu de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques.

La nécessité de placer la protection des droits et libertés au cœur de la discussion

La Charte des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés protègent les droits des individus lorsqu’ils sont sous l’autorité de la police, notamment le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives; le droit à la protection contre la détention arbitraire; le droit, en cas d’arrestation ou de détention, d’être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention et d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé ce droit[12]. Les policiers et policières ont des obligations formelles et des devoirs à l’égard des droits des individus avec lesquels ils interagissent dans le contexte d’une arrestation ou d’une détention.

Mais les droits et libertés sont bien plus que ça. Les droits et libertés de la personne comprennent notamment le droit à l’égalité (incluant la protection contre la discrimination fondée sur des caractéristiques personnelles), le droit à la liberté et à la sécurité, le droit à la liberté de circulation, et leur corollaire, le droit à la vie privée et à l’anonymat, tel que l’expose bien l’avis juridique indépendant sur les street checks en Nouvelle-Écosse que nous aborderons ci-dessous.

3. L’interpellation : une pratique attentatoire aux droits et libertés et illégale selon un avis juridique en Nouvelle-Écosse

En mars 2019, la Nova Scotia Human Rights Commission a rendu publique une étude[13] sur la pratique des street checks à Halifax. Rappelons que les street checks sont assimilables aux interpellations policières. Cette étude révélait que les personnes noires y sont 6 fois plus à risque d’être interpellées par la police que les personnes blanches. Dans le cadre de cette étude, le professeur Scot Wortley de l’Université de Toronto a analysé des données de la Police régionale d’Halifax et de la Gendarmerie royale du Canada sur une période de 12 ans, en plus de mener 11 consultations auprès de la population et des entretiens avec des policiers et des représentant-e-s d’organisations communautaires. À la suite de la publication de ce rapport, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse a imposé le 17 avril 2019 un moratoire sur la pratique des street checks[14].

Dans son rapport, le professeur Wortley présente deux avenues envisageables pour agir sur la problématique des street check : 1) interdire la pratique ou 2) réguler et encadrer la pratique. Il propose 7 recommandations en lien avec l’option d’interdire la pratique, puis 24 recommandations en lien avec l’option de l’encadrer. Fait à noter, dans la liste des recommandations relatives à l’encadrement, l’auteur recommande qu’avant toute implantation d’une régulation de cette pratique, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse et le Police Board of Commissioners demandent un avis juridique indépendant au sujet de la légalité des street checks, car celle-ci est contestée par plusieurs organisations de la société civile[15]. Cette recommandation a été suivie. Ainsi, un avis juridique[16] a été réalisé et celui-ci a été rendu public le 18 octobre 2019. Celui-ci concluait que la pratique des street checks n’est pas légale en Nouvelle-Écosse. Le même jour, le ministre de la Justice de la Nouvelle-Écosse annonçait que les street checks seront dorénavant formellement interdits dans la province[17].

Résumé de l’avis juridique indépendant de J. Michael MacDonald et Jennifer L. Taylor

Voici un bref résumé de l’analyse juridique indépendante réalisée par J. Michael MacDonald et Jennifer L. Taylor à la demande de la Nova Scotia Human Rights Commission. Leur mandat était d’évaluer la légalité des street checks. Il s’agit donc de répondre à la question « Est-ce que la pratique des street checks est légale? » en déterminant si cette pratique est autorisée en tant que pouvoir policier.

La pratique des street checks en Nouvelle-Écosse est définie par MacDonald et Taylor comme suit : « [traduction] une interaction ou une observation (sans interaction) au cours de laquelle des informations personnelles et/ou identificatoires sont collectées par un policier et entrées dans la base de données Versadex[18] pour un usage ultérieur » [19].

Les deux sources des pouvoirs policiers au Canada étant les lois et la common law, MacDonald et Taylor établissent rapidement qu’il n’y a pas de loi applicable en Nouvelle-Écosse qui autorise des pratiques de collecte d’informations comme les street checks.

Il importe ici de souligner qu’au Québec, la Loi sur la police ne constitue pas un fondement juridique aux interpellations. Par ailleurs, la common law, qui est un ensemble de principes développés par les tribunaux, trouve application en matière de police au Québec bien qu’elle soit de tradition britannique[20]. Toutefois, au Québec comme ailleurs au Canada, les pouvoirs invoqués par les policiers, qui pourraient sembler implicites à leur mission, doivent d’abord répondre à certaines conditions spécifiques pour avoir une assise légale.

Le cœur de l’analyse de MacDonald et Taylor est donc de déterminer si la pratique des street checks est autorisée en vertu de la common law. Pour cela, les auteur-e-s appliquent la doctrine des pouvoirs accessoires telle qu’énoncée par la Cour suprême en 2019 dans Fleming c. Ontario[21]. Il est alors soupesé notamment l’impact de la pratique policière sur les droits et libertés et l’utilité de celle-ci. Tout au long de l’analyse, le fardeau de la preuve repose sur l’État.

Dès le début de leur analyse, MacDonald et Taylor établissent que les street checks interfèrent avec la liberté des individus (être laissé seul, libre de toute interférence indue de l’État) et compromettent le droit à la protection contre les détentions arbitraires – qui vise à protéger la liberté individuelle contre l’ingérence injustifiée de l’État – ainsi que le droit à la protection contre des fouilles et saisies abusives, respectivement énoncés aux articles 9 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés.

La surinterpellation des personnes noires à Halifax démontrée dans le rapport Wortley est prise en considération par MacDonald et Taylor dans le cadre de leur analyse. Il s’agit d’un aspect central. En raison de l’historique des relations entre la police et les communautés noires, une personne noire interpellée par la police peut se sentir détenue et obligée de répondre à un policier, ce qui constituerait une forme de détention arbitraire[22].

MacDonald et Taylor fondent en partie leur analyse sur l’arrêt R c. Le de la Cour suprême. Dans cette décision rendue en mai 2019, la Cour suprême a établi qu’un jeune homme racisé questionné par des policiers à Toronto avait été arbitrairement détenu par des policiers, celui-ci ayant été en état de détention psychologique, c’est-à-dire qu’il n’était pas légalement tenu d’obtempérer aux ordres des policiers et de répondre à leurs questions, mais qu’il s’était senti obligé de le faire. Dans cette décision, le plus haut tribunal du pays a placé au cœur de son analyse le contexte historique et social des relations entre la police et les diverses communautés racisées du pays :

[…] l’historique documenté des relations entre la police et les collectivités racialisées aurait eu une incidence sur la perception d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Des études ont établi que les minorités raciales sont traitées de façon différente par la police et que cette différence de traitement ne passe pas inaperçue auprès de celles‑ci. Nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu.[23]

Alors que les violations aux droits et libertés sont avérées et ont des impacts concrets sur la vie des gens, l’utilité de la pratique des street checks en regard de la sécurité publique n’a pas quant à elle été démontrée. À cet égard, MacDonald et Taylor se basent sur les constats du rapport Wortley :

[traduction] La majorité des agents de police qui ont pris part au processus de consultation ont admis que de nombreux street checks sont de mauvaise qualité et contribuent peu à la sécurité publique.[24] […] Dans l’ensemble, les street checks n’ont qu’un petit rôle à jouer dans les enquêtes policières et n’ont vraisemblablement qu’un faible impact sur les taux de criminalité. [25]

L’ensemble de ces considérations amènent MacDonald et Taylor à conclure que la pratique des street checks n’est pas légale en Nouvelle-Écosse. Cette pratique n’est pas autorisée en vertu de la common law, car elle n’est pas raisonnablement nécessaire et brime les droits et libertés, particulièrement des communautés noires de la Nouvelle-Écosse qui sont surinterpellées par la police et historiquement discriminées.

Les conclusions auxquelles sont parvenues MacDonald et Taylor ont eu un effet immédiat en Nouvelle-Écosse. Tel que mentionné précédemment, le jour même où l’avis juridique a été rendu public, le ministre de la Justice a formellement interdit la pratique des street checks dans toute la province.

Les recommandations de la CDPDJ au sujet des interpellations policières dans la foulée du rapport Wortley et de l’avis juridique indépendant de MacDonald et Taylor

Dans son mémoire présenté à l’OCPM dans le cadre de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques, la CDPDJ relate la conclusion de l’avis juridique au sujet des street checks (contrôles de routine) en Nouvelle-Écosse. Elle formule ensuite la recommandation suivante, dans laquelle elle mentionne que l’interdiction des interpellations à Montréal et au Québec devrait respecter l’esprit des recommandations du rapport Wortley relatives à l’interdiction des street checks en Nouvelle-Écosse :

RECOMMANDATION 9 :

La Commission recommande :

    • que la Ville de Montréal interdise dès maintenant et définitivement les interpellations sans motifs des piétons et passagers de véhicule (« street check ») sur son territoire;
    • qu’elle fasse les représentations nécessaires auprès du gouvernement du Québec et de la ministre de la Sécurité publique, en vue que ces interpellations soient abolies sur l’ensemble du territoire québécois, à l’instar de la décision du gouvernement de la Nouvelle-Écosse;
    • le cas échéant, que les modalités de mise en œuvre de cette interdiction respectent l’esprit des recommandations 1.1 à 1.7 du rapport du professeur Wortley précité. Le système de gestion des données relatives à ces interpellations devrait notamment être désactivé et les données ne devraient plus être accessibles aux fins des activités policières de patrouille.[26]

CONCLUSION : un moratoire et une véritable consultation publique s’imposent

Les violations des droits et libertés inhérentes à la pratique des interpellations et l’insécurité qu’elles génèrent au sein des communautés historiquement discriminées par la police requièrent des actions concrètes de la part de la Ville de Montréal. Il est nécessaire d’instaurer un moratoire immédiat sur cette pratique. À notre avis, il s’agit de la seule avenue qui permette de préserver les droits des Montréalais et des Montréalaises, et plus particulièrement ceux des communautés surinterpellées par la police.

La Ville de Montréal devrait ainsi suivre la voie que la Nouvelle-Écosse a préconisée à la suite de la publication du rapport Wortley en mars 2019 au sujet de la surinterpellation des personnes noires à Halifax. Ce rapport indique que cette pratique policière n’a pas d’impact significatif sur la prévention du crime et la sécurité publique, alors que les impacts négatifs sur les communautés racisées, eux, sont bien réels. Le SPVM soutient dans sa politique que l’interpellation serait une « activité essentielle » et que « le policer est légitimé à procéder à une interpellation »[27]. Or, à notre connaissance, le SPVM n’a jamais fait la démonstration de l’utilité réelle de cette pratique, alors que les interpellations génèrent à Montréal au sein des communautés autochtones, racisées et marginalisées un fort sentiment d’insécurité qui lui est réel et bien documenté.

Durant le moratoire qui devrait être instauré, une véritable consultation publique sur les interpellations policières s’impose. Celle-ci devrait être organisée par une instance indépendante du SPVM et de la Ville de Montréal, comme l’OCPM, afin que l’interdiction des interpellations policières puisse y être véritablement discutée. Il importe que les communautés autochtones, racisées et marginalisées soient au cœur des prises de décision. Le caractère public et indépendant de cet exercice démocratique est essentiel. Il ne saurait être question de laisser entre les mains d’un corps de police la responsabilité de mener des consultations sur ses propres pratiques. Les consultations que le SPVM dit avoir faites dans le cadre de l’élaboration de la politique sur les interpellations ne répondent pas aux critères d’une consultation démocratique : en amont, publique, et par une instance indépendante.

RECOMMANDATIONS

Recommandation 1

Qu’un moratoire immédiat sur la pratique des interpellations policières soit instauré dans l’agglomération de Montréal.

Recommandation 2

Que la Ville de Montréal mette sur pied une véritable consultation publique large, inclusive et démocratique au sujet de la pratique des interpellations policières, en l’inscrivant dans le contexte indissociable du profilage racial et du profilage social systémiques.

Que cette consultation publique soit tenue par une instance indépendante de la Ville de Montréal et du Service de police de la Ville de Montréal.

Que l’interdiction de la pratique des interpellations policières à Montréal soit à l’étude dans le cadre de cette consultation publique.

 


Références

[1] Armony Victor, Hassaoui Mariam et Mulone Massimiliano, « Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées. Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial. », Rapport final remis au SPVM, août 2019, https://spvm.qc.ca/upload/Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf

[2] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « Le profilage racial : mise en contexte et définition », 2005, p. 15, http://www.cdpdj.qc.ca/publications/profilage_racial_definition.pdf

[3] Ville de Montréal, « La Commission de la sécurité publique annonce la tenue d’une consultation publique sur la nouvelle politique du SPVM sur les interpellations policières », Communiqué de presse, 5 juin 2020, https://www.newswire.ca/fr/news-releases/la-commission-de-la-securite-publique-annonce-la-tenue-d-une-consultation-publique-sur-la-nouvelle-politique-du-spvm-sur-les-interpellations-policieres-837512449.html

[4] British Columbia Civil Liberties Association, « Over 70 organizations call for a ban on Police Street Checks », 6 juillet 2020, https://bccla.org/our_work/street_checks_open_letter/ Voir aussi la définition dans Le Nouveau Petit Robert – VUEF, 2003, p. 1390 : interpeller [ετεrρэլε] v. tr. <1> – 1352; lat. interpellare « interrompre, 1. sommer » […] 2. Dr. pén. Questionner (qqn) sur son identité, en parlant de la police. […

[5] Voir notamment Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « Profilage racial et discrimination systémique des jeunes racisés. Rapport de la consultation sur le profilage racial et ses conséquences », 2011, http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Profilage_rapport_FR.pdf

[6] Dans la décision R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, paragr. 75, la Cour suprême soulignait : […] Il faut également garder à l’esprit que pour chaque violation de la Charte qui aboutit devant les tribunaux, il en existe un grand nombre qui ne sont ni révélées ni corrigées parce qu’elles n’ont pas permis de recueillir d’éléments de preuve pouvant mener à des accusations.

[7] SPVM, « Politique sur les interpellations policières du SPVM », 8 juillet 2020, p. 12, https://spvm.qc.ca/upload/Fiches/Politique_sur_les_interpellations_policieres_du_SPVM_Document_de_presentation_2020-07-08_melv.pdf

[8] Armony et al., op. cit., p. 10.

[9] Charest Mathieu, « Mécontentement populaire et pratiques d’interpellation du SPVM depuis 2005. Doit-on garder le cap après la tempête? » 2009, https://spvm.qc.ca/upload/documentations/Mecontentement_populaire_mise_a_jour_2008.pdf

[10] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « Profilage racial et discrimination systémique des jeunes racisés. Rapport de la consultation sur le profilage racial et ses conséquences », op. cit.

[11] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « Le profilage racial : mise en contexte et définition », op. cit.

[12] Articles 24, 24.1, 28 et 29 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec; Articles 8, 9 et 10 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[13] Wortley Scot, « Halifax, Nova Scotia : Street checks report », Rapport commandé par la Nova Scotia Human Rights Commission, mars 2019, https://humanrights.novascotia.ca/streetchecks

[14] Radio-Canada, « Contrôles policiers de rue : la Nouvelle-Écosse décrète un moratoire », 17 avril 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1164895/controles-rue-policiers-minorites-police-profilage-racial-moratoire-nouvelle-ecosse

[15] Wortley, op. cit., voir recommendation 2.1, p. 166.

[16] MacDonald J. Michael et Taylor Jennifer L., « Independent Legal Opinion on Street Checks », 15 octobre 2019, Nova Scotia Human Rights Commission, https://www.halifax.ca/sites/default/files/documents/city-hall/boards-committees-commissions/191021bopc731.pdf

[17] Radio-Canada, « Les contrôles de rue maintenant interdits en Nouvelle-Écosse », 19 octobre 2018, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1352646/controles-de-rue-interdiction-profilage-racial-nouvelle-ecosse

[18] Au sujet de la base de données Versadex, MacDonald et Taylor précisent à la page 10 : « […] the Versadex database is the records management system used by the police in HRM. We further understand there to be a specific “street check” field within the Versadex data management system. »

[19] MacDonald et Taylor, op. cit., p. 11.

[20] Henri Brun, Guy Tremblay, Eugénie Brouillet, « Droit constitutionnel », 5e édition, 2008, p. 25 : « Ces parties de décisions judiciaires qui, en raison du stare decisis, ont acquis une autorité comparable à celle de la loi (à savoir qu’elles sont applicables à tous), exprimées, présentées et reconnues sous la forme de principes généraux, constituent la common law. On pense souvent que la common law est le droit anglo-saxon. On affirme alors que le Québec est une province de « droit civil », d’origine et d’esprit français, les neuf autres provinces étant des provinces « de common law ». En fait, la common law est, en système de tradition britannique, le droit jurisprudentiel, privé ou public. Étant donné les origines du droit public québécois, ce droit est « de common law », comme partout ailleurs au Canada. Voir Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9. Ce n’est donc qu’en droit privé que le Québec est une province de droit civil, différente des autres du point de vue du développement des sources du droit. »

[21] Fleming c. Ontario, 2019 CSC 45 (CanLII), http://canlii.ca/t/j2pd3

[22] J. Michael MacDonald et Jennifer L. Taylor, op. cit., p. 6 : “We suggest that a reasonable person with a similar racial background would perceive a face-to-face street check encounter as coercive and would likely assume they had no choice but to comply with the police request for information. This suggests that the interaction that leads to a street check would constitute a form of arbitrary detention under section 9 of the Charter.”

[23] R. c. Le, 2019 CSC 34 (CanLII), voir le résumé ainsi que les par. 90 et 97, http://canlii.ca/t/j0nvg

[24] Wortley, op. cit., p. 81.

[25] Ibid., p. 150.

[26] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « Mémoire à l’Office de consultation publique de Montréal dans le cadre de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques », novembre 2019, p. 60, https://www.cdpdj.qc.ca/Publications/memoire_OCPM_racisme-systemique.pdf

[27] SPVM, op. cit., p. 11.