Promouvoir la sécurisation culturelle

Force est de constater que dans l’ensemble, les programmes et mesures destinés aux Peuples autochtones n’atteignent pas leurs objectifs et ne permettent pas d’améliorer la qualité de vie de la population concernée. Or, la sécurisation culturelle permettrait de renverser la vapeur.

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Carole Lévesque, professeur titulaire
Institut national de la recherche scientifique

 

En octobre 2015, dans la foulée du reportage de l’émission Enquêtes à Radio-Canada[1] mettant en lumière les allégations d’inconduite sexuelle et d’abus de pouvoir perpétrés à l’encontre de femmes autochtones de la Ville de Val-d’Or par des policiers, un grand nombre de Québécois et Québécoises ont soudain constaté l’ampleur des drames humains qui se déroulent à leurs portes sans qu’ils et elles en soient même simplement conscients. La plupart d’entre eux ont également découvert à cette occasion, avec grande stupéfaction d’ailleurs, que de nombreux Autochtones résident aujourd’hui non seulement dans la ville de Val-d’Or mais aussi dans d’autres villes du Québec. Une réalité paradoxale quand on imagine les Autochtones vivants très loin de nous dans des villages isolés de la forêt boréale ou de la taïga. Et encore, pour plusieurs, le monde autochtone appartient au passé, composant une sorte de nébuleuse virtuelle dont les médias nous rappellent parfois l’existence, mais avec laquelle nous n’avons aucun lien. Ce monde existe pourtant bel et bien dans le présent et pour en comprendre les différentes dimensions, il importe de mieux s’instruire des difficiles conditions d’existence de sa population.

 

Des inégalités persistantes

Plusieurs études récentes[2] ont mis en lumière les écarts importants qui existent en matière de santé et de qualité de vie entre la population autochtone et la population canadienne ─ la population québécoise par extension ─. Alors que l’indice de développement humain positionne régulièrement le Canada parmi les dix meilleurs pays au monde, cet indice positionne les Peuples autochtones au moins au 70e rang. Dès la naissance, les Autochtones de tous âges, hommes et femmes, s’exposent à des risques nettement supérieurs que les Canadiens et Québécois dans toutes les sphères de leur vie personnelle, familiale et sociale : incidence plus élevée de maladies chroniques et d’accidents; surpeuplement des maisons; problématiques psychosociales majeures; violence physique et psychologique; obésité; suicide; séquelles des pensionnats; traumatismes intergénérationnels; fréquence très élevée du placement d’enfants; décrochage scolaire, espérance de vie moindre; inégalités de genre. Et lorsqu’ils se retrouvent dans les villes, comme c’est le cas de nos jours pour près de 60 % de la population autochtone totale de la province ─ composée des Premières Nations, du Peuple inuit et de la population métisse ─, des difficultés supplémentaires s’ajoutent : accès limité aux services de santé et services sociaux du réseau québécois; manque de soins et de ressources appropriés; isolement social; surreprésentation parmi la population itinérante; conditions de logement insalubres et non sécuritaires; insécurité alimentaire; situations répétées de racisme et de discrimination; chômage chronique. De très nombreux enfants, jeunes, femmes, hommes, aînés autochtones doivent sans cesse relever des défis importants pour répondre à leurs besoins immédiats.

Force est de constater que dans l’ensemble, les programmes et mesures destinés aux Peuples autochtones ─ en santé, en éducation, en économie, en développement social et en développement durable ─ n’atteignent pas leurs objectifs et ne permettent pas d’améliorer la qualité de vie de la population concernée. Déjà en 1996, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones[3] avait souligné les écueils auxquels faisaient face les Autochtones lorsque les mesures mises de l’avant par les instances gouvernementales ne tenaient aucunement compte de leurs trajectoires, pratiques, valeurs et savoirs. Voilà déjà 20 ans que la situation est connue et que des pistes de solution ont été identifiées. Depuis lors, des dizaines et des centaines de programmes destinés aux Peuples autochtones ont vu le jour. Pourtant, les difficultés existentielles de nombreux Autochtones augmentent. En 2013, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones, James Anaya, annonçait une crise majeure au Canada, exacerbée par le non-respect de leurs droits, la violence envers les femmes, la faible scolarisation et le surpeuplement des maisons[4]. La situation mise au jour récemment à Val-d’Or et dans d’autres villes du Québec est à l’image de cette crise anticipée.

Ainsi, en dépit de nombreux investissements, les écarts entre Autochtones et Québécois se sont creusés ces dernières années et la situation sociale et économique de plusieurs communautés autochtones s’est dégradée. Une explication réside dans le fait que les logiques d’action qui sous-tendent la grande majorité des politiques publiques québécoises et canadiennes, de facture néolibérales et universalistes, ne correspondent pas aux approches, perspectives, besoins et visées des Autochtones eux-mêmes. De plus, ces politiques comportent souvent une charge morale et culpabilisante qui est loin de favoriser l’épanouissement en rejetant la responsabilité des problèmes sociaux sur les individus et leur incapacité à participer activement au progrès de la société, plutôt que d’y voir l’expression d’une incompréhension profonde entre des systèmes de penser et d’agir différents. En fait, pour reprendre les termes d’Amartya Sen[5], Nobel d’économie de 1998, c’est la « liberté d’accomplir et de décider » des Peuples autochtones qui est freinée et neutralisée lorsque les pouvoirs publics ne prennent pas en compte les spécificités et marqueurs sociaux et culturels autochtones. Dans un tel contexte, les inégalités entre Autochtones et Québécois ne peuvent que perdurer.

 

Refonder l’action publique et viser la sécurisation culturelle

Est-il possible de renverser la vapeur? Quelles pistes de solution peut-on envisager? Diverses initiatives émanant des instances et communautés autochtones ont vu le jour dans cette optique depuis quelques années afin de revoir l’offre de services sociaux proposée aux enfants, aux femmes, aux parents et aux familles aux prises avec des difficultés psychosociales, relationnelles, matérielles ou organisationnelles. Chez les Atikamekw, par exemple, on a mis sur pied, au début des années 2000, une structure d’autorité en matière de protection de l’enfance et de la jeunesse; l’objectif premier de cette initiative était de réduire le placement d’enfants atikamekw dans des familles non autochtones et ainsi protéger autant que faire se peut les liens de l’enfant avec sa culture et son réseau social en accueillant ces enfants dans des familles autochtones. Dans un autre contexte, un réseau de maisons d’hébergement pour femmes autochtones victimes de violence a vu le jour dans la province à l’instigation de plusieurs groupes de femmes et de Femmes Autochtones du Québec.

Il ne s’agit là que de quelques exemples de la capacité de mobilisation des personnes et instances concernées à la fois pour dépasser les contraintes administratives, créer des alliances avec des agences publiques du réseau québécois, faire preuve d’innovation et promouvoir la responsabilisation des communautés locales ou régionales. Mais dans la majorité des cas, le manque de moyens financiers adéquats et récurrents, la difficulté à assurer une continuité dans les services offerts, le peu d’occasions de revoir et de renouveler les pratiques en vigueur, la lourdeur des problématiques et le roulement de personnel autant chez les intervenants/intervenantes que chez les décideurs, freinent le plein déploiement de ces initiatives. Qui plus est, ces conditions adverses empêchent le développement d’une culture de prévention ─ et non seulement d’intervention et d’accompagnement ─ au sein des organismes et des communautés. En conséquence, les tentatives, même les plus prometteuses, pour infléchir les tendances fortes de l’inégalité permettent rarement d’en arriver à des changements individuels, collectifs, institutionnels et structurels durables.

Une approche en particulier expérimentée de plus en plus en contexte autochtone au Canada anglais, en Nouvelle-Zélande et en Australie, mais peu connue au Québec, apporte des éléments propices à la réflexion et à l’action à cet égard : il s’agit de la sécurisation culturelle[6]. Cette approche a pris son envol au début des années 1990 en Nouvelle-Zélande dans le contexte des soins de santé dispensés à la population maorie et jugés non sécuritaires pour les patients et patientes parce qu’ils ne respectaient pas les valeurs et principes de vie et de bien-être maoris, reproduisaient en quelque sorte des comportements et des attitudes discriminatoires et niaient les rapports de pouvoir et d’oppression (passés et présents) entre la population maorie et l’État central néozélandais. Conçue au départ comme un outil de justice sociale, la sécurisation culturelle a l’avantage de combiner dans sa définition même l’expérience individuelle et l’expérience collective puisqu’elle tient compte des liens de filiation et d’appartenance de la personne avec ses héritages et sa culture. Sa qualité première est de démontrer l’importance de l’identité autochtone et de la différence culturelle dans la capacité des personnes à améliorer leurs conditions d’existence et celles de leurs proches. De plus, par sa lecture intégrée de la contemporanéité et de l’histoire, la sécurisation culturelle reconnaît la portée transgénérationnelle des séquelles consécutives aux politiques d’effacement des États coloniaux.

Les enseignements que l’on peut retirer aujourd’hui d’une telle approche débordent largement le cadre des soins de santé pour rejoindre des domaines aussi variés que l’éducation, la condition des femmes, l’itinérance ou l’économie sociale. En créant des conditions d’accueil et des environnements qui respectent les modalités d’interaction sociale qui ont cours en milieu autochtone et qui prennent en compte des manières d’être et de faire autochtones, les possibilités d’amélioration de la qualité de vie des individus, des familles et des communautés sont décuplées, quel que soit la sphère d’action considérée. En transformant les apprentissages et en favorisant l’acquisition de compétences culturelles de la part du personnel autochtone et non autochtone concerné, la prestation de services et les mesures de soutien sont plus efficaces. En proposant aux utilisateurs/utilisatrices des services de prendre une part active dans les choix d’intervention à adopter, les expériences personnelles deviennent sources d’inspiration et d’affirmation identitaire.

C’est ainsi que se construit une situation de sécurité affective, cognitive et sociale qui apporte une légitimité aux démarches entreprises tout en valorisant les savoirs et pratiques autochtones. Une telle approche ne saurait en elle-même remédier à tous les défis énumérés plus haut. Cependant, elle est susceptible de canaliser les efforts de plusieurs organismes autochtones et non autochtones vers le mieux-être individuel et collectif de la population autochtone ─ à l’instar des actions menées à la Clinique Minowé[7] installée au Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or ─ et de constituer un moyen de sensibiliser les pouvoirs publics et les intervenants/intervenantes aux bénéfices de la prise en compte de la différence autochtone.

 

La Clinique Minowé[8] et l’approche de la sécurisation culturelle

La Clinique Minowé a vu le jour en 2011 afin de mettre à la disposition de la population autochtone de la Ville de Val-d’Or et des communautés autochtones environnantes un nouveau corridor de services de santé et services sociaux qui correspondent davantage à ses besoins et particularités culturelles d’une part, et qui soient dispensés dans un cadre bienveillant et sécurisant pour les personnes concernées d’autre part. L’objectif premier était de favoriser non seulement un plus grand accès à des services courants (dépistage, vaccination, contraception) mais aussi de modifier la nature et la portée de plusieurs services destinés notamment aux femmes enceintes, aux mères et aux enfants en accordant une attention spéciale aux trajectoires individuelles et familiales le cas échéant.

La mise sur pied d’une telle clinique est issue d’un partenariat novateur et stratégique entre le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or (CAAVD), le Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-l’Or et le Centre jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue. Depuis le début des années 2000, les professionnels/professionnelles du CAAVD avaient documenté de nombreux cas de comportements inappropriés à l’égard d’Autochtones en demande de soins, d’aide ou de traitements liés à leur état de santé physique ou mentale ou à leurs conditions d’existence. L’incompréhension s’installait régulièrement entre les patients/patientes et le personnel médical et engendrait autant une mauvaise communication et une perte de confiance mutuelle qu’une impuissance institutionnelle à répondre adéquatement aux attentes de la clientèle. Semblables situations donnaient lieu à leur tour à une gamme additionnelle de problèmes graves: délais dans la consultation, refus de poursuivre les traitements, détérioration de la condition physique ou mentale faute de diagnostics. Les lieux mêmes ─ centres hospitaliers, cliniques externes, CLSC ─ constituaient un obstacle difficilement surmontable pour de nombreuses personnes. Il devenait donc nécessaire d’explorer des pistes alternatives afin d’améliorer l’accès proprement dit aux services et, dans la foulée, d’en revoir la teneur.

Pour qu’un tel projet se concrétise, il a cependant fallu que les instances concernées, autochtones et non autochtones, fassent preuve d’une grande ouverture et reconnaissent l’importance d’agir de concert et de partager leurs compétences, connaissances et pratiques. Il a également été nécessaire que l’expertise spécifique du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or en matière de sécurisation culturelle, de soutien et d’accompagnement auprès de la population autochtone soit reconnue et respectée par les autres partenaires. Finalement, il est devenu essentiel de bâtir la confiance de la population autochtone à l’égard des professionnels/professionnelles du domaine de la santé et de créer les conditions propices au développement de relations positives et constructives.

Après quelques années à peine de fonctionnement, l’existence de la Clinique Minowé a déjà eu des impacts significatifs sur la qualité de vie et le bien-être de plusieurs centaines de personnes. Les jeunes filles et femmes enceintes de même que les mères cries et anishnabe sont beaucoup plus nombreuses à bénéficier des services de périnatalité sociale autochtone offerts au CAAVD et en 2014, le Centre jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue a observé une baisse de 40 % des signalements d’enfants autochtones par rapport aux années antérieures[9].

 

Bibliographie

[1]    http://ici.radio-canada.ca/tele/enquete/2015-2016/episodes/360817/femmes-autochtones-surete-du-quebec-sq?isAutoPlay=1

[2]    Allan Billie et Janet Smylie. 2015. First Peoples, Second Class Treatment. The role of racism in the health and well-being of Indigenous peoples in Canada. Toronto: Wellesley Institute.

Commission canadienne des droits de la personne. 2013. Rapports sur les droits à l’égalité des Autochtones. Ottawa : CCDP.

MacDonald David et Daniel Wilson. 2013. Poverty or Prosperity. Indigenous Children in Canada. Ottawa: Canadian Centre for Policy Alternatives and Save the Children Canada.

[3]    Commission royale sur les peuples autochtones. 1996. Rapport de la commission. Ottawa : http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1307458586498/1307458751962

[4]    United Nations. 2013. United Nations Special Rapporteur on the rights of indigenous peoples, James Anaya, Statement upon conclusion of the visit to Canada. http://unsr.jamesanaya.org/statements/statement-upon-conclusion-of-the-visit-to-canada.

[5]    Sen Amartya. 2000. Repenser l’inégalité. Paris : Seuil.

[6]    Conseil canadien de la santé. 2012. Empathie, dignité et respect. Créer la sécurisation culturelle pour les Autochtones dans les systèmes de santé en milieu urbain. CCS, Ottawa.

Ramsden Irihapeti. 2002. Cultural safety and nursing education in Aotearoa and Te Waipounamu. Ph.D. Thesis (Nursing), Victoria University of Wellington, Wellington, 211 pages.

[7]    Minowé signifie « être en santé » en langue anishnabe.

[8]    Ouellette André et Édith Cloutier. 2010. Vers un modèle de services de santé et de services sociaux en milieu urbain pour les Autochtones de la Vallée-de-l’Or : La Clinique MINOWÉ, une ressource intégrée au réseau local de la Vallée-de-l’Or. Une initiative conjointe du Centre de santé et des services sociaux de la Vallée-de-l’Or, du Centre de jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue et du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or.

[9]    Centre jeunesse de l’Abitibi-Témiscamingue. 2014. Comparatif des statistiques de signalements reçus à la Direction de la protection de la jeunesse entre 2009 et 20143. CJAT, Val-d’Or.

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