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Rodney Saint-Éloi, écrivain et éditeur
Je suis arrivé à Montréal en mai 2001 comme résident permanent. J’ai laissé mon pays et j’ai atterri à Montréal avec un billet aller simple. J’avais l’impression que mes luttes pour le changement et pour un environnement littéraire et éthique en Haïti tournaient à vide. Je participais du chaos indéchiffrable que représentait le pays. Un certain sens de l’autre et de moi-même me poussait à ne pas accepter d’être le spectateur de cette déchéance sans nom que vivaient et que vivent encore les Haïtiens, mes frères et mes sœurs.
Partir était une décision difficile. Un arrachement à ma terre et à moi-même. C’était en un sens accepter ma propre défaite. Je me suis fait à l’idée d’abandonner le pays et de partir. Ainsi, j’ai dû fuir toutes les formes d’injustice et de bêtise auxquelles j’assistais lâchement. J’ai dû fuir la permanence du désespoir, la misère et une société de non-droit, avec ses bandits légaux où moi-même je tirais paradoxalement mes épingles du jeu. J’ai dû fuir quelque chose qui ressemblait à la ségrégation. J’ai en définitive fui mon impuissance à ne pas pouvoir changer les choses. Je me suis posé tous les jours la question toute sartrienne: « En face d’un enfant qui a faim, que vaut la littérature? »
L’exil est venu ainsi à mon secours.
Une fois établi à Montréal, le combat pour la justice, que j’associe toujours à la culture et à l’art, m’a rattrapé. J’avais senti la nécessité de défendre tout ce qui me représentait comme être humain. Je faisais face au racisme. Un racisme institutionnel. Je m’étais découvert, dans le regard de l’autre, noir. Nègre. En tout cas, un être en marge de l’humanité. Et des gens comme moi avaient un nom : Minorité visible. Minorité ethnique. J’étais parti pour m’élargir les horizons, et me voici piégé par ce type de langage qui me remet à ma place, qui me réduit en un code simplifié. Au pays le mot nègre dans ma langue créole renvoie simplement à l’humain. Comment redevenir moi-même ? Comment faire pour ne pas liquider ma dignité et mon humanité? Je devais continuer à exister en tant qu’être humain et non en tant que migrant, immigrant ou minorité visible. Je sentais mon corps charcuté et mis en cage. Je faisais partie d’une petite prison bien huilée, faite à ma mesure et aux limites imposées par les institutions. Et je me révoltais, grâce à la littérature et à l’édition. Je me révoltais afin de pouvoir retrouver mon corps. Je refusais cette étroitesse de vue et de l’esprit. Je n’avais pas quitté mon pays pour venir m’enfermer dans une quelconque case. Ma petite voix m’a dit de continuer à regarder là-haut, de suivre ma voix et mon chemin. L’art m’a sauvé. Je vivais en dehors du pays, pourtant, mes rêves étaient restés inatteignables, sans barrières, ni limites.
Ainsi, j’avais suivi instinctivement ma route à Montréal, en éditant et en écrivant, en revendiquant avec ou malgré l’exil ma double identité d’éditeur et d’écrivain. J’ai donc fondé en mars 2003 à Montréal la maison d’édition Mémoire d’encrier, avec la seule et unique mission de donner forme aux voix fragiles, de donner corps aux corps invisibles, laissant la place à l’imaginaire qui a fait de nous des femmes et des hommes dignes. J’imaginais bousculer ainsi l’ordre symbolique, en déplaçant/replaçant simplement les choses : muter la périphérie au centre, et il n’y a plus de périphérie. Mon grand rêve tenait à ce déplacement-là. Il fallait faire bouger les mots et les choses. Il fallait changer l’arbitraire par un autre arbitraire. Il fallait exister autrement et ne pas trahir sa parole et sa voix.
Ce qui m’a ramené à réfléchir à la manière de contourner\détourner les discours dominants, fondés sur un racisme systémique, donc sur l’exclusion et la hiérarchie… Comment résister à tout cela? Comment perturber cet ordre symbolique où des gens comme moi ne se reconnaissent pas? Comment réinventer un langage nouveau? Comment ne pas être ce petit étranger incapable de trouver sa voix\voie? Je n’ai jamais compris le mot étranger, un être humain ne peut jamais être un étranger où que ce soit, ni la littérature ne peut jamais être considérée comme étrangère non plus. J’ai toujours été persuadé que l’art n’était autre chose que la fenêtre qui permettait aux humains de rompre les chaînes de la servitude. Chaque poème, chaque livre étant un acte libérateur. Un grand coup de dés nous attendait toutes et tous sur le Saint-Laurent : faire notre place au soleil ou mourir ? Ces malaises et questions ont trouvé des éléments de réponse avec Mémoire d’encrier, fondée en 2003 avec quelques slogans dont le vivre ensemble, l’altérité, et quelques bonnes intentions, celle entre autres de faire résonner les paroles, les visions des gens issus de diverses cultures. Ces slogans se précisent avec le temps.
Nous parvenons à sillonner le monde. Des Amériques à l’Afrique, nous accueillons tous les signes. Nous sommes ouverts à tout ce qui nous bouscule. À ce qui raconte une trace, un vécu de l’humanité. Nous avons besoin de recoller les bouts pour arriver à une vision plurielle du monde. Plus féconde. Nous sommes alors soucieux et attentifs à toutes les littératures du monde. Nous ramassons les fragments. Car nous avons la certitude que les mots sont les seules armes capables de transformer le monde.
Ou encore :
Bousculant un peu les traditions, j’élargis le territoire. Quand on disait « Terre Québec », la toundra n’en faisait pas vraiment partie. Le découpage du territoire était autocentré. J’ai mis en dialogue des cultures pour rassembler continents et imaginaires, en aménageant des passerelles. Le malheur qui nous guette tous aujourd’hui est d’oublier que nous sommes des humains. J’essaie de mettre l’accent sur cette humanité-là afin que la littérature ne soit pas exercice de style. Je tente d’élargir la conscience et le sens à donner à l’écriture. Nous sommes vertige. Nous sommes volcan. Nous sommes océan. C’est à l’intérieur de ce tumulte que nous existons.
Les œuvres et les auteurs renvoient à cet univers à conquérir, à cet espace impossible de réalisation, à ce pays à la fois réel et rêvé, à ce défi d’exister et à la difficulté de vivre en parias. Mais aussi au bonheur de l’enfance, au cahier d’un retour à soi et à l’autre, à la terre natale, aux utopies colportées par la voix des grands-mères, à la douce musique des choses et des êtres. Cette littérature, somme de manques, de chants immenses, a apporté un souffle nouveau et une raison de vivre, d’écrire et de penser. Car la littérature, si elle n’est pas ce grand cri qui résonne en chacun de nous, ne rejoint pas nos rangs. Nous sommes devenus une bouche hurlante. Mémoire d’encrier a rassemblé tous ces cris éclatés en des corps qui disent demain.
Je me suis retrouvé à l’école des mots et de Montréal. Chaque livre publié représente un apprentissage pour moi-même, une certaine éthique, le jeu des formes et aussi une certaine résistance politique. Ensemble, dans ce rêve combien UTILE, les auteurs ont fait un grand trou dans les discours dominants. Quand je dis les auteurs, je pense naturellement à toutes ces voix dissidentes qui disent à la manière de Davertige
Autour de cette pierre ou de ces haillons d’ombre
que l’on dit bons à rien la chaîne mugissante reste en veilleuse
et là-bas sont les hommes plus puants que la charogne
il y a toujours quelque chose à défendre.
Certains soirs, c’est la voix de la poète amérindienne Joséphine Bacon qui peuple mon désir d’exister et qui me donne la part belle et renouvelée du monde :
Je me suis faite belle pour qu’on remarque la moelle de mes os survivante d’un récit qu’on ne raconte pas.
Demeure encore profond, quelque quinze ans après, le rêve d’écrire et de lire autrement. Nous avons l’habitude à Mémoire d’encrier de confondre la littérature avec la vie. Car nous devons lire autrement pour voir autrement le monde. Et pour subvertir le monde. Pour ne pas accepter ce qui nous avilit en tant qu’êtres humains. Pour exiger un autre regard. Pour témoigner de notre présence au monde. Nous devons lire autrement pour aller vers la diversité des formes, des êtres et des imaginaires, pour lutter contre le racisme, pour ouvrir les horizons de lumières qui nous attendent.