Un monde sous surveillance

Les projets de surveillance se multiplient partout dans le monde et les outils communicationnels sont de plus en plus utilisés par les États pour contrôler les populations et pour faire de la propagande. Le cas du projet Crédit social en Chine, celui de WhatsApp au Brésil et celui de la surveillance des mouvements autochtones au Canada y sont explorés.

Retour à la table des matières

Dominique Peschard, Comité sur la surveillance des populations
Ligue des droits et libertés

Total Information Awareness – version chinoise

Vous rappelez-vous du programme étatsunien Total Information Awareness piloté par l’amiral Pointdexter après les attentats du 11 septembre 2001? Pointdexter prétendait qu’en compilant toutes les données personnelles disponibles sur chaque personne, on pourrait identifier les terroristes avant qu’ils ne passent à l’acte. Le programme a été officiellement abandonné après avoir été dénoncé dans le New York Times en novembre 2002.

Ce qui paraissait alors comme une vision dystopique du futur est en train d’être mis en place en Chine. D’après le Parti communiste chinois, le programme baptisé « Crédit social » permettra « aux personnes dignes de confiance de vaquer librement sous les cieux tout en rendant très difficile pour les personnes disqualifiées de faire un seul pas ». Des projets pilotes sont déjà en place et le programme devrait être pleinement opérationnel pour l’ensemble de la population en 2020. Chaque personne se voit attribuer une note sur 800 ou 900, dépendant du projet pilote. Ceux et celles qui ont des scores élevés bénéficient d’un traitement VIP dans les hôtels et aéroports, de prêts à des taux avantageux et d’un accès privilégié aux meilleurs emplois et universités. Les personnes en bas de l’échelle se trouvent exclues, ne peuvent voyager, et obtenir des prêts ou des emplois dans l’administration.

L’émission du réseau abc.net.au[1], diffusée le 17 septembre 2018, illustre le système en comparant le cas de Dandan, citoyenne exemplaire de 36 ans avec un score de 770 sur 800, qui a accès à tous les privilèges mentionnés précédemment à celui de Liu Hu, journaliste d’enquête de 43 ans. Liu a perdu une cause en diffamation après avoir accusé un fonctionnaire d’extorsion. Qualifié de malhonnête par le système Crédit social, Liu ne peut plus acheter de billets de train pour sortir de sa ville natale de Chongquing. Les comptes des médias sociaux où il publiait ses enquêtes ont été fermés et il craint pour l’avenir de sa famille.

Le système exploite toutes les possibilités offertes par  les nouvelles technologies, en particulier l’intelligence artificielle : caméras de surveillance (200 millions en Chine) équipées de reconnaissance faciale et de balayage corporel qui permettent de suivre les déplacements, surveillance des comportements en ligne, données médicales, en éducation, relevés financiers, fichiers des organes de sécurité nationale….Les ami-e-s et la famille ont également un impact sur le score. Dandan, par exemple, est mariée à Xiaojing Zhang, fonctionnaire du département de la justice et cadre loyal du Parti.

La Chine est en voie de devenir la première dictature digitale. Une fois mise au point, on peut s’attendre à ce que ce soit un produit d’exportation recherché par plusieurs États.

Le rôle de WhatsApp dans les élections au Brésil

Alors que le rejet de l’homosexualité a été un thème important de la campagne de Jair Bolsonaro, soutenu par  des églises évangélistes, très influentes au Brésil, trois jours avant le scrutin, une vidéo est devenu virale et a été visionnée 3 millions de fois sur WhatsApp. Cette vidéo accusait le candidat du Parti des travailleurs, Fernando Haddad, de vouloir distribuer des biberons avec des tétines en forme de pénis. Le narrateur de la vidéo prétendait que c’était une invention de Haddad pour promouvoir l’homosexualité.

« Le phénomène est tellement récent et si nouveau, c’est la première fois dans une démocratie que nous voyons WhatsApp utilisé pour disséminer des fausses nouvelles si massivement » selon Laura Chinchilla, ancienne présidente du Costa Rica à la tête de la mission d’observation de l’Organisation des États américains (OEA) des élections au Brésil.[2]

Selon Pablo Ortellado, directeur d’un groupe de recherche sur l’information publique à l’Université de São Paulo, seulement 8 % de l’information disséminée sur WhatsApp était véridique[3].

WhatsApp est le principal moyen de communication au Brésil, utilisé par 120 millions de personnes. La plupart des réseaux de téléphonie mobile permettent un accès illimité à WhatsApp alors que les appels vocaux sont limités et parfois coûteux. Dans un pays où tout le monde ne peut se payer un abonnement Internet, WhatsApp joue le même rôle que Facebook ailleurs dans le monde.

Des logiciels permettent de cibler un auditoire en cherchant des mots clés, des pages ou des groupes sur Facebook. Moins de 10 minutes et 10 clics permettent de récolter 1000 numéros de téléphone. L’information peut également être obtenue de bases de données vendues légalement et d’informations volées ou achetées illégalement de fournisseurs de services. Des dispositifs permettant d’envoyer 300 000 messages à la fois sont offerts sur Internet. À São Paulo, un fournisseur offre un million de messages WhatsApp pour 10 500 $[4].  Dans la dernière semaine de la campagne le journal Folha de S. Paulo a révélé que des compagnies ont soutenu Bolsonaro illégalement en payant 3 millions de dollars à quatre agences pour disséminer des fausses nouvelles à des millions de personnes par WhatsApp[5].

Selon le professeur Ortellado, WhatsApp est un réseau privé qui permet la dissémination de masse. « Ça veut dire que vous ne pouvez pas savoir si c’est une campagne de désinformation qui a été lancée, on ne peut pas la réfuter et on ne sait pas qui l’a initiée. » De plus, il est beaucoup plus difficile de bloquer les messages douteux sur WhatsApp que sur Facebook parce que le message est encrypté d’un bout à l’autre de la communication.

Criminalisation et surveillance des mouvements autochtones

La Ligue des droits et libertés a dénoncé à de multiples occasions la répression des mouvements autochtones, environnementaux et anticapitalistes de la part des autorités. La criminalisation de ces mouvements d’opposition s’appuie sur un discours qui les associe à une « menace extrémiste » potentielle contre « les infrastructures essentielles ». Ce discours permet de mobiliser l’appareil de sécurité nationale à leur encontre.

En s’appuyant sur de nombreuses requêtes d’accès à l’information, les auteurs Andrew Crosby et Jeffrey Monaghan ont pu documenter la surveillance des mouvements autochtones par les organes de sécurité nationale et les gestes posés par ces organes pour leur nuire[6]. Dans leur essai, Policing Indigeneous movements, Crosby et Monaghan documentent l’action des forces policières et des agences de renseignement à l’égard des Algonquins du Lac Barrière, des opposants à Northern Gateway, du mouvement Idle no More et de la nation Elsipogtog (Micmac). Ce qui frappe dans les documents cités est la vision coloniale sans fard du rapport entre l’État canadien et les peuples autochtones, ainsi que la collaboration étroite des organes de sécurité avec les grandes compagnies qui exploitent les ressources naturelles. Des membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) rencontrent régulièrement des représentants des grandes entreprises afin de partager des renseignements et d’élaborer des stratégies pour contrer les mouvements autochtones et environnementaux.

Dans ce contexte, la loi C-51 et le projet de loi C-59 qui élargissent les pouvoirs de surveillance des organes de sécurité nationale et qui accorde au SCRS le pouvoir de prendre des actions pour contrer les menaces sont particulièrement inquiétantes.

[1]    Matthew Carney, Leave no dark corner, http://www.abc.net.au/news/2018-09-18/china-social-credit-a-model-citizen-in-a-digital-dictatorship/10200278, consulté le 7 nov. 2018.

[2]       Ciara Long, How False News Haunted the Brazilian Elections, https://slate.com/technology/2018/10/brazil-election-fake-news-whatsapp-facebook.html, consulté le 7 nov.2018 (notre traduction)

[3]       idem

[4]       Matheus Magenta, Juliana Gragnani and Felipe Souza, How WhatsApp is being abused in Brazil’s elections, https://www.bbc.com/news/technology-45956557, consulté le 7 nov. 2018.

[5]       Tania Menai, Why Fake News on WhatsApp Is So Pernicious in Brazil, https://slate.com/technology/2018/10/brazil-bolsonaro-whatsapp-fake-news-platform.html, consulté le 7 nov. 2018.

[6]     Andrew Crosby and Jeffrey Monaghan, Policing Indigenous Movements : Dissent and the Security State, Fernwood Publishing, Halifax & Winnipeg, 2018, 218 p.

 

Retour à la table des matières