par Pierre Bosset
De toutes les provinces canadiennes, le Québec fut la dernière à se doter d’une loi sur les droits de la personne. C’était en 1975. À cette époque, le Québec ne possédait pas encore de législation protégeant l’ensemble des droits et libertés.
Pierre Bosset enseigne les droits et libertés de la personne au Département des sciences juridiques de l’UQAM. Il a œuvré à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse de 1985 à 2007. À titre de directeur de la Recherche et de la Planification, il a alors coordonné les travaux qui ont mené au Bilan des 25 ans de la Charte québécoise.
Seules certaines lois, d’ailleurs assez rarement appliquées, interdisaient certaines formes de discrimination dans l’emploi et l’hôtellerie. Dès les années 1960, les autres provinces avaient pourtant adopté des « codes antidiscrimination » un peu plus ambitieux. Vers la même époque étaient apparues, au Canada anglais, les premières commissions des droits de la personne. Une bien timide Déclaration canadienne des droits avait même été adoptée par le Parlement fédéral en 1960.
Si, au milieu des années 1970, le Québec entreprit de combler son retard sur le reste du Canada, c’est en grande partie à la Ligue des droits de l’homme (comme elle s’appelait alors) qu’on le doit. Et la Ligue a beaucoup contribué à ce que la Charte québécoise soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus avancées en Amérique du Nord. C’est ce rôle crucial que la Ligue a joué, dans la genèse et l’évolution subséquente de la Charte, que nous retracerons ici.
La genèse de la Charte québécoise
Dès 1963, dans un texte important[1], le juriste Jacques-Yvan Morin avait plaidé pour une charte québécoise qui, s’inspirant des instruments juridiques internationaux, proclamerait aussi bien les droits économiques et sociaux que les droits civils et politiques. Ce souci d’énoncer les droits et libertés d’une manière globale, à l’image des normes émergentes du droit international, continuera de distinguer l’approche québécoise de l’approche canadienne axée sur la seule discrimination.
Si le terrain intellectuel était ainsi préparé, il manquait cependant une volonté politique de faire avancer les choses. Dès 1964, la Ligue reprendra à son compte les idées de Morin, à qui elle demanda de rédiger un projet de charte, projet qui fut envoyé aux ministres et députés. À partir du début des années 1970, la Ligue intensifiera son action politique. Elle multipliera alors les rencontres formelles et informelles avec les leaders politiques et n’hésitera pas à recourir à la mobilisation de ses partenaires et de l’opinion publique. Alors entrée dans ce que Lucie Laurin[2] a appelé sa période «sociale» (par opposition à une période antérieure plus «juridique»), la Ligue mettra dès lors de l’avant une vision sociale et dynamique des droits et libertés à inclure dans la future charte québécoise. « Le domaine des droits de l’homme n’est pas d’abord le judiciaire ni même le juridique », soulignera-t-elle. «Il comprend autant les droits qui ne sont pas acquis ou bien protégés par les lois, les règlements, les services et les politiques en cours, que les droits acquis et suffisamment protégés »[3]. La Ligue prônera aussi la création d’une commission des droits de la personne aux fonctions très vastes. Cette commission aurait pour rôle de surveiller les droits déjà acquis, d’améliorer leurs conditions d’exercice et de faire reconnaître de nouveaux droits. Il s’agirait, en somme, d’« une institution de liberté » devant se situer « entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique, au seul service des citoyens »[4].
En octobre 1974, le ministre de la Justice, Jérôme Choquette, présente le Projet de loi n° 50, alors modestement intitulé Loi sur les droits et libertés de la personne. La Ligue est la première à comparaître en commission parlementaire. Elle se félicite de l’orientation générale du projet, qui n’ignore pas les droits économiques et sociaux et présente ainsi une vision intégrée des droits qu’on ne trouve pas dans les codes antidiscrimination du Canada anglais. La Ligue se réjouit également de la création d’une commission des droits indépendante du pouvoir politique, car ses membres sont nommés par l’Assemblée nationale. Mais elle déplore une grave lacune : l’absence de prépondérance des droits garantis sur le reste de la législation. Le gouvernement justifie cette absence par la tradition parlementaire britannique, fondée sur la souveraineté du Parlement, et par la nécessité d’éviter que les lois soient trop souvent contestées en justice. La Ligue formule alors une proposition de compromis, qui sera acceptée par le ministre: cette prépondérance s’appliquera aux lois futures, mais non aux lois déjà adoptées. Le 27 juin 1975, le texte de la Charte est adopté à l’unanimité. C’est à René Hurtubise, qui avait présidé la Ligue dans les années soixante, qu’on demandera d’assumer la présidence de la Commission. La vice-présidence fut confiée à Maurice Champagne-Gilbert, qui était alors le directeur général de la Ligue. La Charte entrera en vigueur l’année suivante, couronnant ainsi les efforts de la Ligue.
Des évolutions importantes
Si la Ligue a joué un rôle crucial dans la genèse d’une charte québécoise unique au Canada, elle continuera de jouer un rôle important dans son évolution. En 1981-1982, intervint un aggiornamento général de la Charte. De cette époque datent, par exemple, l’ajout de la grossesse parmi les motifs de discrimination interdits par la Charte, la prohibition explicite du harcèlement sexuel, ou encore la reconnaissance des programmes d’accès à l’égalité comme moyen de combattre la discrimination dont plusieurs groupes sont victimes, notamment les femmes et les minorités raciales et ethniques. La Ligue appuiera les nombreuses revendications en ce sens. Elle sera, par contre, l’une des rares intervenantes à reprendre le cheval de bataille de la prépondérance de la Charte. Insatisfaite du compromis de 1975, la Ligue obtiendra à force d’arguments que cette prépondérance s’applique aussi bien aux lois antérieures qu’aux lois futures, renforçant ainsi le caractère quasi constitutionnel de la Charte (à l’exception, malheureusement, des droits économiques et sociaux, qui, aujourd’hui encore, ne bénéficient pas de cette prépondérance, une lacune que la Ligue dénonce à juste titre).
Un autre développement significatif fut la création du Tribunal des droits de la personne, en 1990.
Les promoteurs de la Charte n’avaient pas cru bon de constituer un tribunal spécialisé, laissant aux tribunaux ordinaires le soin de voir au respect de la Charte. Avec d’autres, la Ligue mettra en lumière le besoin d’une institution judiciaire spécialisée, sensible à la réalité de la discrimination. Le Tribunal a favorisé, dans les litiges qui ont été portés devant lui, l’émergence d’une jurisprudence progressiste dans plusieurs domaines. Sa juridiction a malheureusement été circonscrite par des décisions judiciaires qui en ont quelque peu réduit la portée au fil des ans. Aujourd’hui, le rétablissement de la juridiction du Tribunal, notamment face à celle des tribunaux d’arbitrage ou des tribunaux administratifs, s’impose comme une nécessité. Mais la mise en place du Tribunal reste l’un des acquis majeurs des vingt-cinq dernières années.
Un héritage vivant
Comme on le voit, la Ligue a contribué à faire de la Charte québécoise un texte «unique dans l’histoire législative canadienne»[5] par son ampleur et par la perspective, sociale et dynamique, qui l’anime. Il ne faut pas penser que la Ligue a fini de jouer son «rôle historique» pour autant. Une charte des droits, en effet, doit rester un instrument vivant, évolutif. C’est pourquoi il faut se réjouir que la Ligue continue d’accompagner la Charte dans son développement, ayant – par exemple – apporté son appui aux recommandations formulées par la Commission dans son bilan des vingt-cinq premières années d’application de la Charte[6]. À l’heure où la tentation semble forte, dans certains milieux, de vouloir modifier les dispositions de la Charte «à la pièce», sans perspective d’ensemble, au gré des considérations politiques du moment, la vision globale et inspirée de la Ligue des droits et libertés n’a rien perdu de sa pertinence.
Article écrit par Pierre Bosset
[1] Jacques-Yvan Morin, «Une Charte des droits de l’Homme pour le Québec»«, (1963) 9 McGill Law Journal 273-316.
[2] Lucie Laurin, Des luttes et des droits : Antécédents et histoire de la Ligue des droits de l’Homme de 1936 à 1975 (Montréal, Méridien, 1985).
[3] Communiqué de la Ligue [1974]; cité dans L. Laurin, op. cit., p. 106.
[4] Ligue des droits de l’homme, La Charte et la Commission québécoise des droits de l’Homme (1974), p. 3.
[5] Sur ce thème, lire André Morel, «La Charte québécoise : un document unique dans l’histoire législative canadienne», (1987) 21 Revue juridique Thémis 1-23.
[6] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Après 25 ans, la Charte québécoise des droits et libertés – Bilan et recommandations (2003).
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