Taisez le mot «racisme» que l’on ne saurait entendre

Le vrai scandale, ce ne sont pas les propos d’Haroun Bouazzi, mais les tentatives, au Québec comme dans beaucoup d’autres sociétés occidentales, de faire des immigrants les boucs émissaires des maux sociaux causés par près de 40 ans de saccage néolibéral.

Lettre ouverte publiée dans Le Devoir, le 20 novembre 2024

Taisez le mot «racisme» que l’on ne saurait entendre

Maryève Boyer, 2e vice-présidente de la LDL
Sam Boskey
, 1er vice-président de la LDL
Laurence Guénette, coordonnatrice de la LDL

La Ligue des droits et libertés (LDL) est consternée par la vague d’indignation, d’intimidation et de réactions outragées qui s’est abattue sur Haroun Bouazzi, député de Québec solidaire dans Maurice-Richard, à la suite de ses propos sur le phénomène du racisme et de la construction de l’Autre à l’Assemblée nationale.

Déjà hautement préoccupée par le racisme systémique, la LDL observe une tendance à l’exacerbation des discours nationalistes identitaires très inquiétante ces années-ci. Non seulement le gouvernement en place refuse obstinément de reconnaître l’existence du racisme systémique au Québec, mais certains élus attribuent à tort à l’immigration une multitude de maux sociaux.

Des données erronées

Quand le premier ministre François Legault affirme que 100 % du manque de logement sont le fait des immigrants temporaires, ou quand le ministre Jean Boulet affirme que 80 % des immigrants à Montréal ne travaillent pas et ne parlent pas français — pour ne prendre que deux des multiples exemples marquants —, ils mettent en avant des corrélations et des données éhontément erronées. Dans ce contexte, il apparaît évident que des parlementaires construisent et alimentent une rhétorique propice à la construction de l’Autre, distinct du Nous québécois, ce qui constitue une dimension du phénomène du racisme systémique.

Sur cet enjeu, la LDL l’affirme depuis des années, sans équivoque : « Parler de racisme systémique, ce n’est pas faire le procès des Québécois. Il s’agit plutôt de reconnaître que le racisme, comme le sexisme, est un système qui fait partie intégrante de notre société et dont nous avons hérité. Tant que nous n’accepterons pas, comme société, de nommer le racisme, il sera impossible de le combattre. »

Lorsque le législateur suspend l’application des Chartes québécoise et canadienne dans certaines lois sous couvert d’une prétendue souveraineté parlementaire ; qu’il banalise les droits et libertés, fondement d’une société démocratique, en leur substituant de prétendues « valeurs québécoises » ; qu’il se refuse à reconnaître le Principe de Joyce et fait obstacle aux efforts pour mettre en oeuvre le droit à l’autodétermination des peuples autochtones ; qu’il porte en appel la décision de la Cour supérieure sur les interceptions routières sans motif, source démontrée de profilage racial systémique ; il fait obstacle à la lutte contre le racisme systémique et le colonialisme au Québec, qui peuvent ainsi se perpétuer, et il contribue à une détérioration du climat social et politique.

Rappelons-nous que le 9 avril 2024, lors des consultations sur le projet de loi 52, la LDL a réaffirmé le caractère raciste, sexiste et discriminatoire de la Loi sur la laïcité de l’État dans ses dispositions empêchant le port de symboles religieux à certains employés de l’État. Cette analyse n’avait rien de nouveau : elle avait été soulevée par de nombreux groupes lors des mobilisations et consultations entourant cette loi en 2019.

L’Autre et le Nous

Pourtant, le ministre responsable de la Laïcité, Jean-François Roberge, a réagi comme s’il était attaqué personnellement. Il a déclaré : « Ce sont des accusations qui sont graves, c’est inacceptable, c’est insultant. » Or, l’intervention de la LDL cherchait à démontrer les impacts d’une loi dérogeant aux Chartes et bafouant les droits et libertés des minorités, particulièrement les femmes musulmanes. Le lendemain des audiences, le ministre déposait une motion — non débattue faute de consentement de l’opposition — proposant que « l’Assemblée nationale réfute et condamne toute accusation stipulant que la loi 21 est raciste, sexiste ou discriminatoire », rien de moins !

Le scandale construit autour des propos d’Haroun Bouazzi témoigne d’une réaction similaire ces jours-ci. Dans le contexte d’une classe politique qui se dit posée et soucieuse de faire face aux enjeux sociaux, ses propos auraient pu ouvrir — ou rouvrir — un dialogue essentiel sur le racisme systémique, et tout le chemin qu’il nous reste à parcourir au Québec.

Qui est à l’origine de la polarisation, en réalité ? La polarisation s’opère tous les jours où un nouveau pas est franchi pour accuser les personnes issues de l’immigration et les groupes en quête d’équité de tous les problèmes sociaux. La polarisation s’opère quand des élus contribuent ou laissent le passage libre à une rhétorique distinguant l’Autre du Nous.

Le vrai scandale, ce ne sont pas les propos d’Haroun Bouazzi, mais les tentatives, au Québec comme dans beaucoup d’autres sociétés occidentales, de faire des immigrants les boucs émissaires des maux sociaux causés par près de 40 ans de saccage néolibéral.