La prison comme institution coloniale

Cette entrevue avec Cyndy Wylde jette un éclairage sur les failles du système carcéral, sur les initiatives pour s’attaquer au problème de la surincarcération des Autochtones et des Inuit et sur la nécessité de changer le système de justice.

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Droits et libertés, printemps / été 2024

Qu’en est-il des systèmes carcéraux et des abolitionnismes?

Entrevue avec Cyndy Wylde, professeure en travail social à l’Université d’Ottawa, ancienne professionnelle à Service correctionnel Canada

Propos recueillis par Alexia Leclerc, finissante à la maîtrise en science politique et membre du comité de rédaction de la revue et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés

Originaire de la communauté Pikogan située dans le nord-est de l’Abitibi- Témiscamingue, Cyndy Wylde est Anicinape et Atikamekw. Elle a étudié la criminologie, la toxicomanie, la santé mentale et elle s’intéresse aux enjeux et réalités des peuples autochtones. Pendant plus de 25 ans, elle a évolué professionnellement au Service correctionnel Canada ; plus précisément dans les Initiatives autochtones. Jusqu’à mars 2019, elle était membre de l’équipe de recherche de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès (Commission Viens), à titre d’experte pour le service public des Services correctionnels du Québec. Elle a également été conseillère politique auprès de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) et elle est aussi consultante sur différents enjeux autochtones. Elle est aujourd’hui professeure en travail social à l’Université d’Ottawa.

Pouvez-vous décrire votre parcours ?

J’ai travaillé au service correctionnel fédéral pendant 25 ans. J’ai décidé de prendre ma retraite du milieu en 2019 et de continuer mes études au doctorat. J’ai travaillé pour la Commission Viens comme experte sur le système correctionnel, avant de devenir professeure à l’Université d’Ottawa à l’École de travail social.

Je termine actuellement ma thèse de doctorat sur la surreprésentation carcérale des femmes des Premières Nations au Québec. Je veux connaître la perception qu’elles ont de leur traitement. Voici mes trois objectifs. Je vise : à documenter la perception des femmes des Premières Nations incarcérées en regard du traitement qu’elles reçoivent dans le système carcéral au Québec; à identifier les causes et les mécanismes de la discrimination vécue par les femmes des Premières Nations incarcérées ; et à mieux comprendre la manière dont les femmes des Premières Nations perçoivent les effets de l’accès à des services spirituels ou traditionnels dans leur cheminement.

C’est important pour moi, car lorsque je travaillais dans le système correctionnel fédéral, j’ai vu beaucoup de femmes de l’Ouest être incarcérées ici pour de la gestion de population. Cela réfère à des prises de décisions qui visent à gérer des personnes incarcérées sans vraiment prioriser leurs besoins et ceux de leurs familles.

Pouvez-vous relater votre expérience dans le système correctionnel fédéral en ce qui concerne les initiatives autochtones ? Selon votre expérience, est-ce que c’est un moyen efficace pour contrer la surreprésentation carcérale des Autochtones ?

J’ai commencé comme commis de gestion de cas, un poste administratif au sein de Service correctionnel Canada. Mon objectif était de devenir agente correctionnelle. On m’a appelée vers 1999-2000 pour m’annoncer que la boîte des initiatives autochtones était lancée et qu’on avait besoin de mettre en place les initiatives locales. J’ai ainsi occupé le premier poste d’agente de développement régional auprès de la collectivité autochtone, le premier poste dédié à ces initiatives et je suis devenue la coordonnatrice de cette équipe-là. Ça remonte à 1992, lorsque la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition a été modifiée. Les initiatives pour adapter nos politiques et nos façons de faire pour contrer la surreprésentation carcérale des Autochtones dans notre système sont survenues plus tard.

Quand les initiatives autochtones ont commencé, la population carcérale autochtone était de 17 % dans le système carcéral fédéral, ce qui était beaucoup à l’époque, car la population autochtone dans l’ensemble du Canada était de 3 %. Aujourd’hui, 30 % de la population carcérale est autochtone, et on parle de 50 % pour les femmes autochtones. Les jeunes autochtones suivent également cette courbe-là qui augmente.

« Le cœur me battait quand j’allais visiter des centres dans l’Ouest pour prendre connaissance des initiatives mises en place là-bas. J’y croyais tellement, mais j’ai été désillusionnée. L’institution est plus grande que moi, même si je ne suis pas toute seule à m’être battue. »

J’ai beaucoup cru aux initiatives autochtones dans le milieu carcéral. Le cœur me battait quand j’allais visiter des centres dans l’Ouest pour prendre connaissance des initiatives mises en place là-bas. J’y croyais tellement, mais j’ai été désillusionnée. L’institution est plus grande que moi, même si je ne suis pas toute seule à m’y être si engagée. En mettant un chapeau de fonctionnaire à tous les jours, je me suis rendu compte que j’étais confrontée à mes valeurs culturelles et celles de ma nation. Ça a été drainant, il y avait beaucoup de répétitions, de confrontation et de résistance. Le système carcéral est un système colonial et paternaliste, il y a peu de place pour remettre en question les façons de faire. Je me suis buttée à une organisation rigide. Ça été difficile d’implanter des initiatives et de se faire respecter.

En plus, alors que je travaillais dans le système correctionnel fédéral, le gouvernement Harper a coupé le financement, a instauré des mesures punitives encore plus sévères, a diminué les ressources pour la relation d’aide et la réinsertion sociale, la nourriture pour les détenu-e-s et les employé-e-s. Tout a été coupé, mais on disait qu’il fallait contrer la surreprésentation des Autochtones. Le gouvernement envoyait donc quand même des enveloppes pour les initiatives autochtones, ce qui a été perçu comme un deux poids deux mesures. Il n’y avait pas d’éducation par rapport à l’enjeu de la surincarcération. Ça a été mal compris par les employé-e-s, mal reçu par les détenu-e-s qui trouvaient que les détenu-e-s autochtones avaient des passe-droits. Ces programmes sont donc retombés sur les épaules des employé-e-s autochtones qui devaient les mettre en place, mais qui n’avaient pas de pouvoir décisionnel.

Par exemple, la première fois qu’on a essayé de permettre aux détenu-e-s de smudger, soit de pratiquer une cérémonie de purification par la fumée, on a dû aller en cour contre nos collègues qui alléguaient que la fumée les rendait malades. Il y avait plein de microagressions contre les détenu-e-s qui smudgeaient.

On organisait également des cérémonies qui finissent toujours par des festins, durant lesquels il y a un partage de nourriture incluant des dons de viande sauvage offerte par la communauté. J’ai remarqué que les détenu-e-s non-Autochtones s’identifiaient comme Autochtones pour avoir accès à la nourriture. Je ne voulais pas être la police du statut autochtone, mais j’ai observé cela même chez les employé-e-s que j’étais censée former. Je ne les formais pas à travailler, mais plutôt à être Autochtones.

J’étais également chargée de former mes collègues agent-e-s de libération conditionnelle concernant les principes de l’arrêt Gladue (1999), qui stipule que les juges doivent considérer une sentence substitutive et analyser les antécédents sociaux de la personne jugée en prenant compte des facteurs systémiques coloniaux. Le but était de favoriser d’autres traitements que l’emprisonnement. Les services correctionnels ont également été tenus de considérer les principes de l’arrêt Gladue. Toutefois, il y avait beaucoup de formation à faire aux agent-e-s pour qu’ils puissent faire une analyse cohérente des dossiers. Dans les faits, l’examen des antécédents sociaux des détenu-e-s leur nuisait au lieu de les aider. Par exemple, si le taux de criminalité de la communauté d’un détenu était très élevé, l’agent-e recommandait que la ou le détenu-e ne retourne pas dans sa communauté, plutôt que d’essayer de comprendre les causes de ce taux de criminalité élevé (tel que l’éloignement et la dépossession). Les agent-e-s considéraient ces informations comme des éléments de contexte plutôt que comme des éléments contributifs.

En quoi le système de justice pénale colonial canadien est-il fondamentalement différent des traditions juridiques autochtones en matière de Justice ?

Les notions éthiques des Premières Nations et des Inuit portent une conception des valeurs et de la justice complètement différentes de celles coloniales. Si on regardait les notions éthiques de ces peuples, on comprendrait bien des choses, mais on ne le fait pas beaucoup même si on est censé le faire depuis le rapport Gladue.

Par exemple, dans le système colonial, on te considère comme innocent jusqu’à preuve du contraire. On doit donc essayer de donner le moins d’informations possible pour obtenir la plus petite sentence, les meilleures conditions, et une cote sécurité minimale. Ce sont toutefois des notions étrangères et inutiles pour un ou une détenu-e autochtone. Dans les conceptions autochtones, c’est complètement un affront si tu as fait quelque chose et que tu ne peux pas en parler ; les Autochtones et les Inuit vont reconnaître leur responsabilité tout de suite. Aussi, être incarcéré, c’est complètement se dispenser de sa responsabilité à réparer ce que la ou le détenu-e autochtone a fait. On l’enlève de sa communauté, mais pour lui, il doit y retourner pour aller réparer ce qu’il a fait, dédommager la victime et sa famille.

Quelles seraient, selon vous, les pistes de solution pour contrer la surincarcération des Autochtones?

Il y a des initiatives prometteuses dans tout le pays. Le problème majeur est que ces programmes souffrent souvent d’un manque de pérennité. Le programme est bon pour un certain temps, mais on ne dispose pas du temps nécessaire pour évaluer ses retombées, et ensuite il n’y a plus d’argent pour le poursuivre. En matière de justice, par exemple, le Centre Waseskun a une délégation du fédéral qui lui permet de garder des détenu-e-s qui ont une cote de sécurité minimale. Toutefois, le Centre Waseskun est assujetti à toutes les directives du commissaire et du service correctionnel. Je l’ai vécu de l’intérieur, il y tellement un choc de culture et de valeurs. Il y a aussi le Centre résidentiel communautaire Kapatakan qui fonctionne bien, mais qui doit continuellement naviguer à travers un mode de gouvernance tripartite avec des délégations du provincial et fédéral.

Les initiatives autochtones, c’est positif, car ça permet de renouer avec sa culture. Renouer avec sa culture permet d’aller à l’intérieur de soi, et renouer avec des choses de ton passé et réfléchir sur des choses qui t’ont blessé-e. C’est important. Mais ce n’est pas suffisant. Pour contrer la surreprésentation des Autochtones dans le système carcéral, il faut aller plus loin que mettre en place des initiatives autochtones au sein du système carcéral, ou déléguer certains services aux communautés : il faut procéder à un transfert des responsabilités et du financement aux communautés autochtones en matière de justice. Il faut que les peuples autochtones puissent exercer leur droit à l’autodétermination dans tous les domaines, incluant la justice. La nouvelle loi fédérale C-921 est d’ailleurs un parallèle très inspirant à faire. Depuis que la nation atikamekw d’Opitciwan a sa propre loi en matière de protection de la jeunesse, il n’y a plus de cas judiciarisés dans le système de protection de la jeunesse du Québec, ce qui veut dire qu’il y a plein d’enfants qui restent dans leur famille et au sein de leur nation.

La Loi C-92, c’est vraiment un bel exemple. J’espère qu’elle va ouvrir la voie à d’autres formes de gouvernance en matière de justice. La surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral, surtout la surreprésentation des femmes autochtones, c’est une tragédie nationale. Je suis une abolitionniste et je pense qu’on devrait recommencer à zéro. C’est utopique, mais il faut radicalement changer les choses.