Du naturalisme antique à l’écologie contemporaine

Une belle introduction à la philosophie de l’environnement écrite par la philosophe française Laurence Hanson-Løve a été récemment publiée chez Écosociété. L’idée écologique et la philosophie nous propose un parcours de l’histoire de la pensée écologique et, plus largement, du rapport de l’être humain à la nature, depuis l’Antiquité à nos jours.

Retour à la table des matières
Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025

Du naturalisme antique à l’écologie contemporaine

Catherine Guindon, enseignante au Cégep de Saint-Laurent 

Laurence Hanson-Løve, L’idée écologique et la philosophie, publié aux Éditions Écosociété à Montréal, 2024, 140 pages.

Dans cet essai L’idée écologique et la philosophie, la thèse pourrait se comprendre ainsi : la position en surplomb de l’être humain face à la nature est issue d’une conception trouvant son origine dans le christianisme latin ainsi que dans les balbutiements de la science moderne, avec Descartes notamment. Mais en Occident, cette philosophie de la maîtrise de l’environnement n’était partagée ni par les philosophes de l’Antiquité ni par de nombreux philosophes modernes ou contemporains, et elle semble même n’avoir jamais été prépondérante dans les cultures non-occidentales. Nos préoccupations actuelles en matière d’écologie sont donc compatibles avec un large pan de l’histoire des idées philosophiques, qu’elles soient occidentales ou non.

Les philosophies de l’Antiquité grecque proposent une vision naturaliste, c’est-à-dire qu’elles expliquent la nature par elle-même. Lorsque l’on se penche sur la conception antique de la place de l’être humain dans le cosmos, nous dit l’autrice, on remarque une sensibilité particulière face aux dangers de l’hubris, c’est-à-dire la démesure quant aux pouvoirs de l’être humain. À titre d’exemples, on peut penser à l’appel à l’humilité chez Socrate, et à la juste mesure et la prudence chez Aristote. Les stoïciens, quant à eux, insistent sur l’importance de vivre en harmonie avec la nature, celle-ci étant entièrement rationnelle et l’être humain n’étant qu’une petite parcelle du grand tout.

C’est avec le christianisme latin naissant que l’on constate un changement de paradigme. Les récits de la Bible sont interprétés comme réduisant les choses terrestres à des réalités corruptibles, exception faite de l’âme humaine, dotée d’une grâce divine. Puis, au 17e siècle, les scientifiques de la révolution copernicienne viendront justifier et parachever le paradigme chrétien en affirmant un fossé infranchissable entre nature et progrès humain1. Avec Descartes, l’être humain, doté d’une rationalité scientifique, est vu « comme maître et possesseur de la nature ». L’animal, quant à lui, est relégué au rôle de machine sans âme, incapable de pensée ou de sensibilité.

Toutefois, certains philosophes, dès l’époque de Descartes, se sont distanciés de cette vision anthropocentrique et dépréciative de la nature et des êtres vivants. Par exemple, pour Spinoza, la nature est une totalité vivante qui est investie par Dieu et dont l’être humain n’est qu’un « mode » soumis aux lois naturelles. L’être humain n’occupe donc pas de position éminente dans le monde.

Puis, au siècle des Lumières, un mouvement plus large de réhabilitation de la nature se déploie. On peut penser à Rousseau, qui refusera de considérer l’être humain comme supérieur au reste de la nature. Le 19e siècle est marqué par les découvertes de Darwin, qui permettent de comprendre comment l’humain et le reste des animaux ne font partie que d’un seul arbre. Au même moment, des philosophes américains dits « transcendentalistes », comme Henry David Thoreau, célèbrent la nature, libre et égalitaire, l’opposant à la société corrompue et hiérarchisante.

L’ouvrage se poursuit avec un aperçu des penseurs de l’écologie au 20e siècle, pensons aux Américains John Muir, fondateur américain du Sierra Club et pour qui la nature a une valeur spirituelle, ou encore Aldo Leopold, philosophe affirmant le « droit biotique » des animaux et des plantes. Arne Nasse, penseur de l’écologie profonde, se réclame de Spinoza et soutient l’idée que la nature et les êtres qu’elle abrite ont une valeur intrinsèque. Hans Jonas, quant à lui, réfléchit sur la responsabilité de l’être humain vis-à-vis la nature, qui a été fragilisée par notre pouvoir technologique.

Enfin, l’autrice fait un parcours de la pensée écologique contemporaine. Elle présente divers mouvements qui joignent la défense de l’environnement à une critique du mode de production capitaliste, de la consommation effrénée et du technosolutionnisme. Des écoféministes comme l’Indienne Vandana Shiva dénoncent l’assujettissement des femmes, des peuples colonisés et de la nature au profit d’un colonialisme patriarcal.

Des philosophes tels que Bruno Latour souhaite l’établissement de politiques qui tiendraient compte des intérêts de tous les vivants. Ce dernier imagine même un parlement dans lequel les objets inertes, les plantes et les animaux non humains seraient représentés par des scientifiques. Dominique Bourg, quant à lui, imagine une « Chambre du futur » qui représenterait politiquement les intérêts des générations à venir. Peter Singer, pour sa part, récuse toute forme de spécisme, c’est-à-dire de discrimination fondée sur l’espèce, et invite à un « mouvement de libération animale ».

Dans son ouvrage, Laurence Hanson-Løve nous donne un aperçu de la pensée d’un très grand nombre de conceptions philosophiques dont nous ne pouvons rendre compte de façon exhaustive. On n’y retrouve pas une analyse très pointue de ces dernières, mais ce panorama constitue un très bon point de départ pour quiconque souhaite s’initier à la philosophie de l’environnement.

En parcourant l’histoire du statut ontologique de l’être humain face au reste de la nature, on constate que la philosophie contemporaine de l’environnement est, au fond, en continuité avec la sagesse des Anciens et celle des cultures non occidentales, qui n’ont généralement pas affirmé de distinction entre nature et culture. C’est donc à un esprit de prudence et d’humilité, un peu à la manière des Grecs et de leur condamnation de l’hubris, que nous invite Laurence Hanson-Løve. On ne peut qu’être d’accord avec elle, à l’heure critique où les bouleversements climatiques mettent en péril les droits humains — et plus particulièrement ceux de certains peuples vulnérables —, ainsi que les intérêts des animaux non humains.


1 Ici, l’autrice reprend les propos de Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard,