Municipalités et droits humains: une rencontre qui se densifie

Avec les réformes législatives et décisions de tribunaux, les municipalités au Québec et au Canada connaissent des transformations importantes les rapprochant ainsi des obligations de mise en oeuvre des droits humains.

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Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025

Municipalités et droits humains: une rencontre qui se densifie

Me Benoît FrateProfesseur agrégé, Département d’études urbaines et touristiques, ESG UQAM

Me David RobitailleVice-doyen aux études et professeur titulaire, Section de droit civil, Faculté de droit, Université d’Ottawa

Il est clair depuis longtemps, en droit interne canadien, que les municipalités sont imputables de la mise en œuvre et du respect des droits humains, en vertu, notamment, des Chartes canadienne et québécoise des droits. Comme le texte de la Pr Lucie Lamarche dans ce numéro l’a démontré, les institutions internationales, comme les organes de traités des Nations unies, voient quant à elles de façon croissante les municipalités d’ici et d’ailleurs sur leur radar, et ce, même si elles n’ont pas de statut formel en droit international public.

Ce rapprochement, entre droits humains et municipalités, va de soi quand on y pense. Les municipalités du 21e siècle, gouvernements de proximité, créatrices et gardiennes des milieux de vie, jouent un rôle important bien au-delà des champs de compétence qu’on leur associe traditionnellement, comme la voirie, l’aqueduc ou la collecte des déchets ! Cette rencontre entre municipalités et droits humains s’est densifiée au même moment où le rôle des municipalités se transformait et que celles-ci gagnaient en autonomie.

Le droit n’est pas étranger à cette transformation, bien au contraire. En effet, les trente dernières années ont vu les municipalités canadiennes traverser d’importantes réformes législatives provinciales visant à leur accorder davantage de pouvoirs et d’autonomie, malgré les paramètres constitutionnels en place, des réformes dont les tribunaux semblent jusqu’à maintenant bien avoir saisi la teneur. L’autonomisation croissante des municipalités sur les plans législatif et jurisprudentiel fait d’elles, plus que jamais, des interlocutrices incontournables en matière de droits humains. Cela est presque mathématique : avec plus de pouvoirs, viennent plus de responsabilités. Les prochaines lignes exposeront les grandes lignes de cette dynamique.

Vers l’autonomie locale

Comme le rappelait récemment la Cour suprême du Canada1, les municipalités, constituant un champ de compétence provincial en droit constitutionnel, sont juridiquement sous le contrôle absolu des provinces. La Cour confirma dans cette affaire que le gouvernement ontarien avait parfaitement le droit de recomposer le conseil de ville de Toronto durant la campagne électorale municipale de 2013, le faisant passer de 47 à 25 conseillers, et que cela ne constituait pas une violation de la liberté d’expression des candidats. Les provinces, via une législation abondante, encadrent ainsi dans les moindres détails l’existence, les finances et les pouvoirs des municipalités.

Malgré ce contrôle, des réformes législatives provinciales majeures ont eu lieu. L’aspect le plus frappant de ces dernières réside dans la façon dont l’attribution des compétences et pouvoirs aux municipalités a changé. La traditionnelle délégation spécifique, détaillée et restrictive de pouvoirs (sous forme de « liste d’épicerie ») a été transformée en approche plus globale par la création de « sphères de compétence », c’est-à-dire l’énonciation de domaines de compétence où les municipalités sont titulaires de pouvoirs larges. Au Québec, la Loi sur les compétences municipales2, entrée en vigueur en 2006, s’inscrit dans cette tendance. Celle-ci vise les pouvoirs dans neuf domaines de compétence, dont plusieurs ont des liens évidents avec les droits humains (culture, loisirs, activités communautaires et les parcs; développement économique local; production d’énergie et systèmes communautaires de télécommunication; environnement; salubrité; nuisances; sécurité; transport; et, depuis 2023, habitation).

La différence entre les deux méthodes de délégation des pouvoirs est majeure. Par exemple, au Québec, alors que les conseils municipaux étaient auparavant habilités à adopter des règlements pour « défendre de jeter ou déposer des cendres, du papier, des déchets, des immondices, des ordures, des détritus et autres matières ou obstructions nuisibles dans les rues, allées, cours, terrains publics, places publiques, eaux ou cours d’eau municipaux », elles sont aujourd’hui habilitées à régir les « nuisances », la « sécurité » et l’« environnement ».

À sa face même, ce virage donne plus de flexibilité, de marge de manœuvre et de pouvoirs aux municipalités.

L’autonomie des municipalités canadiennes dépend aussi largement de la vision que les tribunaux ont du contrôle judiciaire des règlements municipaux. À ce titre, l’arrêt Shell de 19943, rendu par la Cour suprême, marque un tournant majeur. L’opposition nette entre les motifs majoritaires et dissidents dans cette affaire sur le rôle des autorités locales témoigne des deux approches entre lesquelles oscillaient alors les tribunaux : stricte et interventionniste, d’une part, et libérale et déférente, de l’autre. Or, cette seconde approche, favorisée par la juge McLachlin en dissidence, a aujourd’hui percolé dans  l’ensemble  de  la  jurisprudence canadienne. Le respect des municipalités comme espaces de vie démocratique, de libre expression citoyenne et de bien-être collectif, fut un élément déterminant de cette évolution.

Des effets concrets en pratique

S’il est incontestable que les développements législatifs et jurisprudentiels décrits ci-dessus ont contribué, au moins en partie, à l’émancipation des municipalités canadiennes, celles-ci demeurent bien sûr assujetties à de nombreuses limites en raison des paramètres constitutionnels actuels. Pensons, par exemple, au fait que de nombreuses lois habilitantes sont encore rédigées sous le modèle de la « liste d’épicerie » ou encore que les lois et règlements de la province priment sur la réglementation municipale.

Cela dit, dans l’histoire du droit municipal au pays, les avancées précitées sont non négligeables et ont des effets bien concrets. Elles sont prometteuses sur le plan de l’autonomie, de l’adaptabilité et de l’innovation réglementaire des municipalités, n’enfermant plus ces dernières dans un carcan aussi rigide qu’auparavant. Les municipalités agissent ainsi de façon croissante dans un ensemble de domaines, souvent de façon innovante. De l’interdiction des pesticides à l’encadrement de l’hébergement touristique de courte durée en passant par la lutte aux déserts alimentaires, les municipalités contribuent à la mise en œuvre locale des droits humains à un environnement sain, au logement, à la santé ou à l’alimentation, par exemple. Bien sûr, cette médaille a deux facettes : des actions municipales sont aussi susceptibles d’aller à l’encontre des droits humains. Bref, l’augmentation des pouvoirs municipaux entraînent des répercussions pour les titulaires de droits humains, ces derniers étant plus que jamais susceptibles d’être touchés par une action municipale.

Bref, l’augmentation des pouvoirs municipaux entraînent des répercussions pour les titulaires de droits humains, ces derniers étant plus que jamais susceptibles d’être touchés par une action municipale.

Les municipalités sont aussi souvent au centre de tensions et d’arbitrages entre des droits humains qui en apparence s’opposent, comme dans le dossier Transcontinental4 où la liberté d’expression a été plaidée à l’encontre d’un règlement interdisant la distribution d’imprimés publicitaires et ayant pour effet, notamment, de contribuer à la protection de l’environnement. Soulignons enfin que, fortes de cette autonomisation et des nombreux domaines dans lesquelles elles agissent désormais, nombreuses sont aussi les municipalités qui se déclarent villes des droits humains, villes inclusives ou villes durables, entre autres, quoique la contribution de ces étiquettes à la réalisation effective des droits humains dépende ultimement des actions concrètes qui en découlent.

La rencontre entre droits humains et municipalités se densifie et rien n’indique un essoufflement de la dynamique, bien au contraire. Cette édition de Droits et libertés contribue à en prendre la pleine mesure.


Les auteurs sont respectivement Professeur agrégé, Département d’études urbaines et touristiques, ESG UQAM et Vice-doyen aux études et professeur titulaire, Section de droit civil, Faculté de droit, Université d’Ottawa. Tous deux sont membres du Barreau du Québec. Ils sont auteurs d’un récent texte qui fait le bilan de l’adoption de la Loi sur les compétences municipales; voir Benoît Frate et David Robitaille, Quinze ans de Loi sur les compétences municipales : contexte, avancées et limites pour l’autonomie locale, Service de la qualité de la profession, Barreau du Québec, Développements récents en droit municipal (2022), vol. 509, 2022, 203.

1 Toronto (Cité) Ontario (Procureur général), [2021] 2 RCS 845.

2 Loi sur les compétences municipales, RLRQ, C-47.1.

3 Produits Shell Canada ltée Vancouver (Ville), [1994] 1 RCS 231.

4 Médias Transcontinental Ville de Mirabel, 2023 QCCA 863.