Nouveaux visages de l’itinérance… issus de l’immigration

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Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025

Nouveaux visages de l’itinérance… issus de l’immigration

Maryse Poisson, Directrice des initiatives sociales au Collectif Bienvenue, chargée de cours en travail social, UQAM, et membre du comité Droits des personnes migrantes de la LDL

Mauricio Trujillo Pena, Co-coordonnateur, Regroupement des organismes en hébergement pour les personnes migrantes

Florence Bourdeau, Co-coordonnatrice, Regroupement des organismes en hébergement pour les personnes migrantes

Des changements aux politiques d’immigration induisent des effets importants pour une partie des personnes migrantes demandeuses d’asile. Certaines personnes vont choisir de faire une demande d’asile à l’interne plutôt qu’à l’aéroport ou à la frontière. La différence peut sembler technique, mais elle transforme le visage de l’itinérance à Montréal.

En avril 2023, l’élargissement de l’entente des tiers pays sûrs, annoncée à l’improviste et sans consultation, a fermé la dernière porte qui permettait aux personnes en quête de refuge dans des situations précaires d’avoir accès au système canadien de protection. En effet, avant cette date, l’entente ne s’appliquait pas aux points d’entrée irréguliers, ce qui permettait aux personnes les plus vulnérables de se présenter pour demander l’asile à des points comme le chemin Roxham, et ce, sans visa. Désormais, seules les personnes ayant un visa d’étudiant, de travail, ou autre, peuvent demander l’asile à leur arrivée à l’aéroport canadien ou à un point d’entrée terrestre, avec seule exception les personnes ayant un membre de leur famille proche au Canada. Évidemment, l’obtention de ce visa est difficile et réservée aux plus nantis.

Quel climat pour les demandeurs d’asile ?

En plus de ce resserrement qui a eu un impact évident, les derniers mois ont été le théâtre au Québec d’une montée très importante des idées et du discours anti-immigration, principalement contre les immigrants à statut temporaire. Cette catégorie large est composée de multiples groupes, dont les demandeurs d’asile. Alors que les demandeurs d’asile et les personnes à statut précaire s’installent en majorité dans les villes, les municipalités n’ont pas de pouvoir sur le processus de l’octroi de statut (compétence fédérale), ou sur l’accès aux services sociaux (santé, éducation, aide sociale, etc.). Les municipalités se retrouvent davantage à devoir agir et réagir devant la précarisation de cette population, dont l’augmentation de l’itinérance.

Ainsi, on a vu tout récemment un resserrement du processus pour deux groupes autres que les demandeurs d’asile : les personnes obtenant un permis de travail temporaire à bas salaire et les personnes en sol canadien avec un visa de tourisme ou autre, entamant sur place les démarches pour obtenir un visa de travail fermé. Or, d’autres changements de politiques plus subtils affectent également les demandeurs d’asile. Par exemple, dans les dernières semaines, des médias canadiens ont rapporté une hausse préoccupante de personnes se présentant avec un visa canadien valide empêchées d’entrer au Canada, car suspectées de vouloir y demander l’asile, et aussi un resserrement dans le processus d’octroi de visa. Il semble que ces politiques officieuses soient une réponse positive de la part de l’administration Trudeau aux demandes du premier ministre François Legault. En octobre 2024, le discours de François Legault a pris une tangente encore jamais vue en matière d’atteinte aux droits des demandeurs d’asile. Il a ouvertement suggéré de les déplacer de force hors Québec, ou de créer des zones d’attente comme en France, alors que cette pratique ne respecte manifestement pas les droits humains.

Alors que les demandeurs d’asile et les personnes à statut précaire s’installent en majorité dans
les villes, les municipalités n’ont pas de pouvoir sur le processus de l’octroi de statut (compétence fédérale), ou sur l’accès aux services sociaux (santé, éducation, aide sociale, etc.).

Se retrouver à la rue

L’ensemble des changements semble avoir créé un terreau fertile pour une hausse des demandes internes, observée autant sur le terrain que dans les statistiques de l’Association des services frontaliers du Canada (ASFC) et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). De plus en plus de personnes ne déposent pas une demande d’asile à leur arrivée à l’aéroport ou à la frontière terrestre, par peur ou méconnaissance, et se retrouvent dans une situation beaucoup plus complexe, appelée le processus de demande d’asile à l’interne. La différence semble technique, mais elle transforme le visage de l’itinérance à Montréal. Présentement, une personne ne déposant pas une demande d’asile auprès d’un agent frontalier quitte l’aéroport sans avoir de droits associés au statut du demandeur d’asile. Elle n’a pas droit aux hébergements prévus par le gouvernement provincial ni fédéral ni à l’aide sociale. Si elle n’a pas de famille ou d’amis à Montréal, elle se retrouve en itinérance, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à déposer une demande d’asile complète. L’itinérance engendre à son tour un obstacle majeur à l’exercice de plusieurs droits, mettant en péril la santé et la sécurité notamment.

Comme organisme de première ligne, nous observons quotidiennement les impacts de l’itinérance sur ces personnes. Les demandeurs d’asile vivent souvent plusieurs difficultés cumulées (traumatisme ou symptômes de santé mentale, barrière de la langue, absence totale de réseau de soutien ou de connaissance du milieu, etc.). Les hébergements pour personnes en situation d’itinérance, bien qu’ils fassent de leur mieux, ne sont souvent pas adaptés à ces personnes. La cohabitation avec des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie s’avère un obstacle de plus à l’intégration. De plus, la situation d’itinérance complexifie le processus de régularisation de leur statut : de nombreuses personnes sans adresse fixe ne reçoivent pas leur courrier essentiel de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié (CISR), et omettent ainsi de se présenter à leur audience.

Ce contexte changeant rend plus urgent de créer des partenariats innovants entre les municipalités et les organismes communautaires pour répondre aux besoins des migrants à statut précaire tout en optimisant les ressources locales disponibles.

Déposer une demande d’asile est complexe et doit inclure un narratif de persécution détaillée, une étape qui requiert normalement les services d’un-e avocat-e ou d’un-e consultant-e. Ces personnes migrantes n’ayant bien souvent pas d’argent pour payer un représentant légal, elles se retrouvent à vivoter dans les sites d’hébergement pour personnes en situation d’itinérance. Une chose est sûre : les reculs dans l’accès à l’asile dans la dernière année contribuent à transformer le visage de l’itinérance à Montréal.

Bien que non officiellement comptabilisés, pour ne pas en rajouter en matière de stigmatisation, les échos du terrain font état d’une nette augmentation des personnes immigrantes dans différents refuges. Que ce soit dans des organismes œuvrant en hébergement temporaire pour les femmes, les jeunes, les hommes seuls, de nombreux intervenant-e-s terrain composent maintenant avec des situations complexes des parcours migratoires.

Unir nos forces

Crédit : Julien Cadena

C’est dans ce contexte que plusieurs organismes communautaires en hébergement de personnes migrantes ont pris la décision de se regrouper, en créant le regroupement des organismes en hébergement pour les personnes migrantes (ROHMI). L’objectif est à la fois de faire reconnaître ces organismes, pour l’instant pas financés par le gouvernement, mais également de créer des liens et d’échanger aux intersections de la prévention de l’itinérance et de la défense des droits des personnes à statut précaire.

À l’initiative de ce regroupement, le Pont-APPI et Foyer du Monde proposent des hébergements de première ou deuxième étape pour les personnes seules et les familles. Au-delà d’un toit, ces organismes offrent une approche intégrée incluant des services psychosociaux, juridiques, des ateliers de francisation, l’accompagnement dans les premières démarches et jusqu’à la recherche d’un logement permanent. L’accueil dans la dignité prend ici tout son sens.

Avec la création du ROHMI, ils visent à étendre ces modèles pour élargir la gamme des options d’hébergement temporaire, tout en favorisant une approche multisectorielle et concertée, impliquant les organisations communautaires, les agences publiques, les institutions académiques, les partenaires des services sociaux et de santé, les acteurs privés et les municipalités.

En s’appuyant sur les dispositions de la Loi sur les compétences municipales1, le ROHMI cherche à développer des modèles d’hébergement temporaire avec les villes. L’article 84.1 permet à une municipalité de louer des immeubles qu’elle possède à des fins d’habitation et de déléguer leur gestion à des organismes comme le ROHMI, facilitant ainsi l’utilisation de bâtiments municipaux pour des projets de logement transitoire. Ce contexte changeant rend plus urgent de créer des partenariats innovants entre les municipalités et les organismes communautaires pour répondre aux besoins des migrants à statut précaire tout en optimisant les ressources locales disponibles.

Le ROHMI travaille aussi à bâtir des alliances stratégiques, qui permettront la mise en place de modèles innovants au-delà des modèles des maisons d’hébergement temporaire. Les membres du regroupement ont déjà d’autres modèles qui ouvrent la participation aux propriétaires privés, comme le modèle de sous-location à court et à long terme, qui peut s’avérer primordial pour permettre l’accès et le maintien du logement pour les personnes à statut précaire. Les hébergements spécialisés pour demandeurs d’asile se concentrent présentement à Montréal et une vraie expertise s’y développe. Il serait très intéressant de voir les municipalités s’engager davantage, en offrant des lieux ou des incitatifs pour leur multiplication.

Le ROHMI renforce ses collaborations avec des organismes nationaux pour encourager l’analyse et l’action autour de l’intersection entre immigration et logement. Ces espaces de partage visent à échanger sur les meilleures pratiques et à souligner l’importance de briser les silos entre les différents secteurs. Il est crucial de reconnaître le rôle central des villes dans le développement de projets et d’initiatives concertées. Leur implication active est essentielle pour garantir une intégration stable, équitable et durable des personnes migrantes à statut précaire à la société dans le respect de leurs droits humains.


1 En ligne : https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/C-47.1?&cible=