Informatique corporelle et surveillance: les nouveaux enjeux de la médiation technologique auprès de soi

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 1, printemps 2014

 

Louis Melançon, chercheur
Jonathan Roberge, directeur
Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle (NENIC), Institut national de la recherche scientifique

« Ok Glass, take a picture ». Sergueï Brin, cofondateur de Google, venait de vivre une véritable épiphanie. Recevant un message texte lors d’un repas, il se rendit compte qu’il n’avait qu’à prononcer ces mots pour prendre un cliché et l’envoyer instantanément à son interlocuteur. Non seulement n’avait-il pas eu à sortir son téléphone de sa poche pour lire le message, il n’en avait pas eu besoin non plus pour y répondre. Constamment à l’affut, la frêle monture posée sur son nez et le petit écran flottant au-dessus de son œil droit l’avaient propulsé dans l’ère instantanée de la communication par les images. Ses lunettes Glass, la proposition la plus poussée de Google dans le domaine en pleine ébullition de l’informatique corporelle, l’avaient prétendument libéré de l’emprise de la technologie1.

Cette promesse de l’informatique corporelle prend vie dans la mise en marché, en forte accélération ces derniers mois, d’une multitude de nouveaux « ordinateurs vêtements » ou « vêtements connectés » dont les lunettes Glass sont l’un des plus ambitieux précurseurs : dispositifs de géolocalisation, podomètres électroniques, montres intelligentes, etc. Tous sont situés si près du corps qu’ils s’effacent presque, témoins silencieux de nos moindres faits et gestes. Comment en sommes-nous arrivés à un tel engouement technologique? Quelles sont les conséquences de ce nouveau rapport computationnel à la corporéité et à l’expérience quotidienne? Causes et effets s’expliquent ici par une convergence particulière de facteurs techniques, économiques, politiques et sociaux donnant naissance aux nouvelles réalités de l’informatique corporelle, de la quantification de soi et des « données de masse » (big data).

L’industrie des données personnelles, Google en tête, voit dans les avancées technologiques actuelles l’occasion de doter d’une présence physique les algorithmes de traitement de données ayant fait sa grande fortune. À son moteur de recherche original, devenu depuis le principal point d’accès au web tout entier, est rapidement venu se greffer une multitude de services connexes — Gmail, Maps, Youtube — dont les données d’utilisation ont convergé dans l’élaboration de profils d’utilisatrices et d’utilisateurs hautement détaillés. Avec Glass, cette technologie traverse l’écran pour se connecter au corps humain. Dans un soudain renversement de situation, c’est l’appareil qui observe son utilisateur2. Avec des capteurs de mouvement, de géolocalisation, de son et d’images au niveau des yeux et des oreilles de ses usagers, Glass réussit à capter bien davantage que les requêtes de recherche. L’appareil gagne accès à l’ensemble de l’expérience de la personne.

Depuis les débuts de l’informatique corporelle dans les années soixante-dix, l’objectif principal de ces dispositifs a toujours été la prise en charge, sinon l’augmentation des sens. La vue et la mémoire en particulier se sont sans cesse vues amplifiées par de nouvelles capacités de captation, d’analyse et de stockage d’information multimédia. Aussi, pour la clientèle grandissante des appareils comme le pisteur d’activité physique Fitbit ou encore le téléphone Galaxy S5 et son capteur de fréquence cardiaque intégré, la quantification de soi représente aujourd’hui un nouvel outil en vue de l’accomplissement personnel. Support technique des aspirations au bonheur et à la santé, « self-help » d’une nouvelle génération de consommateurs, les « ordinateurs vêtements » promettent un idéal autonormé inspiré de la rigueur du calcul mathématique des machines.

L’utilisatrice ou l’utilisateur individuel de ces technologies, connecté en permanence au réseau, en fait désormais partie intégrante. L’environnement numérique devient à la fois mode de vie et cocon, à savoir que les vêtements connectés s’inscrivent dans le dispositif plus large appelé l’internet des objets : chaines stéréo, voitures, réfrigérateurs « intelligents », etc. Google, avec l’acquisition en janvier dernier de la compagnie spécialisée en domotique Nest Labs pour la somme de 3,2 milliards de dollars, n’est pas en reste dans ce domaine non plus. L’informatique passe dans ce contexte d’une simple activité, confinée à une temporalité et à des objets bien définis, à un environnement complet à l’intérieur duquel on évolue à tout moment.

Cette position de médiation expérientielle dont tire parti Google pour fournir des réponses et afficher des publicités de plus en plus ciblées et personnalisées à ses usagères et usagers est fort convoitée, et pas uniquement pour sa valeur économique. Partout dans le monde, particulièrement chez nous au Canada et aux États-Unis, les agences de renseignement gouvernementales s’affairent à intercepter, analyser et stocker les données qui transitent sur les réseaux. Edward Snowden, ancien consultant pour la National Security Agency américaine, a révélé il y a déjà un an toute l’ampleur du système de surveillance en place, rendu possible entre autres par la sécurité déficiente des protocoles de communication actuels, et par l’étroite collaboration entre agences de renseignement nationales.

Nous en sommes au point où tout ce qui est fait par ordinateur est maintenant sauvegardé, corrélé, étudié et partagé, entre entreprises et entre agences gouvernementales, le plus souvent sans que nous en ayons connaissance ou que l’usagère ou l’usager n’y ait consenti3. Les conséquences pour la vie privée sont assurément importantes, et la croissance de l’informatique corporelle et de l’internet des objets, qui ne cessent d’alimenter les réseaux d’une quantité exponentielle de données personnelles, ne peut que contribuer à la détérioration de la situation. En effet, alors que l’activité informatique s’étend de la simple communication à l’ensemble des activités quotidiennes, les profils d’utilisateurs s’en voient considérablement étoffés — profils aussitôt accessibles à une surveillance systématisée alliant contrôle des populations et vigile des corps.

Plusieurs critiques de l’informatique corporelle redoutent que le déluge de données personnelles découlant de la commercialisation massive de dispositifs comme les lunettes Glass mène à de substantiels problèmes de discrimination. Après tout, n’est-ce pas l’objectif fondamental des données de masse que de classifier les individus, c’est-à-dire de les isoler dans des groupes distincts selon la prémisse qu’ils agissent de manière différente? Alors qu’on promet que ce nouveau créneau informatique est fondé sur des critères scientifiques et objectifs, une collecte et une analyse de données qui soit à l’abri des préjugés, plusieurs de ces projets nous indiquent déjà le contraire4. L’application mobile Ghetto Tracker (ce n’est pas une blague), renommée Good Part of Town après de virulentes critiques et finalement retirée du web peu longtemps après, se basait sur les évaluations de ses utilisateurs pour cartographier les villes américaines en « bons » et « mauvais » quartiers, question d’assurer la sécurité dans les transports. L’application Cloak, toujours en ligne celle-là, utilise les données de géolocalisation des réseaux sociaux pour permettre d’éviter certaines personnes dans ses déplacements. La reconnaissance faciale quant à elle, fonctionnalité faite sur mesure pour des appareils comme les lunettes Glass, est tout particulièrement appréhendée par les critiques de la nouvelle réalité interconnectée. Combinée à la reconnaissance vocale et aux vastes bases de données de Google par exemple, elle ouvrirait la voie à un accroissement important des capacités de surveillance ainsi qu’à l’accélération de la transformation fondamentale des liens et espaces sociaux déjà en cours.

Certains vont jusqu’à affirmer que notre seul recours contre la surveillance omniprésente et croissante est davantage de surveillance, dirigée cette fois vers les entreprises et gouvernements. Selon l’argumentaire, à la surveillance doit répondre la sousveillance, une surveillance citoyenne par le bas plutôt que par le haut5. Une caméra au visage de chaque citoyen comme avec les lunettes Glass, par exemple, permettrait de documenter les abus des plus puissants et d’organiser une résistance collective aux institutions gouvernementales et privées derrière la surveillance. Ainsi, le combat pour la protection de la vie privée se transforme en une lutte morale et politique sur le socle même de l’utilisation de ces technologies — ce qui n’est pas sans soulever plusieurs questions, voire susciter quelques paradoxes entre autres quant à l’abstraction faite des dynamiques de pouvoir et de la propriété des infrastructures technologiques en cause6. Pour les tenants de la sousveillance toujours, l’informatique corporelle devient un outil essentiel pour combattre le feu par le feu. Par exemple, empêcher ou même retarder l’adoption de technologies comme la reconnaissance faciale reviendrait à retirer le seul recours pour faire face à la surveillance; la même technologie qui rend possible la discrimination et le profilage systématisés permettrait également de documenter et de dénoncer ses abus.

En somme, l’informatique corporelle, la quantification de soi, l’internet des objets et les données de masse s’amalgament aujourd’hui pour promettre une transformation fondamentale des rapports sociaux qui n’est pas sans poser des défis majeurs pour la protection de la vie privée. Ces avancées technologiques annoncent une amplification des modes régulatoires et des inclinaisons sociales déjà présentes, pour le meilleur et pour le pire. De manière individuelle, il n’y a pratiquement aucun recours pour répondre à ces problèmes. Les nouvelles technologies mettent en place une surveillance si vaste et omniprésente qu’il est pratiquement impossible de s’en préserver. De surcroit, une forte présence en ligne, sur les réseaux sociaux par exemple, est devenue pour plusieurs individus et institutions absolument essentielle : être absent de la Toile, c’est ne pas exister du tout. Les problématiques de surveillance et de vie privée, plus que jamais à l’ère des Google Glass et de l’internet des objets, doivent être abordées et résolues en tant que phénomènes sociopolitiques, à savoir qu’elles doivent être mieux comprises par le public et discutées davantage au sein des institutions démocratiques.

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  1.             Nick Bilton. Disruptions : Next Step for Technology Is Becoming the Background. The New York Times Blogs, 1er juillet 2012. Accessible au http://bits.blogs.nytimes.com/2012/07/01/google%E2%80%99s-project-glass-lets-technology-slip-into-the-background/
  2.             « Wearable computing will free us from peering at life through a four-inch screen. We will no longer have to constantly look at our devices, but instead, these wearable devices will look back at us. » Nick Bilton, ibid.
  3.             « And welcome to a world where all of this, and everything else that you do or is done on a computer, is saved, correlated, studied, passed around from company to company without your knowledge or consent; and where the government accesses it at will without a warrant. » Bruce Schneier, cryptographe américain et expert en sécurité informatique. https://www.schneier.com/blog/archives/2013/03/our_internet_su.html
  4.             Kate Crawford. Think Again : Big Data. Foreign Policy, 9 mai 2013. http://www.foreignpolicy.com/articles/2013/05/09/think_again_big_data?page=full
  5.             Voir à ce sujet cet article de Steve Mann http://techland.time.com/2012/11/02/eye-am-a-camera-surveillance-and-sousveillance-in-the-glassage/
  6.             Voir cet article de Richard Stallman ainsi que les commentaires qui y sont liés. http://ieet.org/index.php/IEET/more/stallman20121208