Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 1, printemps 2014
Céline Bellot, professeure
École de service social, Université de Montréal
Marie-Ève Sylvestre, professeure
Faculté de Droit, Université d’Ottawa
Si la question de la sécurité est un enjeu majeur de nos sociétés, les dérives sécuritaires le sont tout autant. Qu’on songe au programme d’accès aux communications des internautes par l’Agence Nationale de sécurité américaine (NSA), à la multiplication des caméras de surveillance dans nos villes, au déploiement et au croisement de nombreuses banques de données tant gouvernementales, que commerciales; à l’accroissement des mesures judiciaires de surveillance (probation, conditions avant et après procès) des populations judiciarisées. En effet, malgré une diminution notable de la criminalité dans notre pays, les effectifs associés à la sécurité sont toujours en augmentation, que ce soit en regard de la sécurité publique ou de la sécurité privée.
Dans ce contexte, la gestion selon les risques éventuels plutôt que selon le danger réel par les acteurs de la sécurité est devenue le cadre quotidien des politiques et des pratiques de surveillance et contrôle. Or, si l’idée du risque est en apparence proche de celle de danger, il importe cependant de considérer qu’elle s’en distancie fortement lorsqu’il est question d’assurer le contrôle du comportement humain et de promouvoir la protection de l’ordre public. En effet, de manière rationnelle, le risque impose un calcul de probabilité, qui dans une logique actuarielle permet d’évaluer les pertes et les gains associés à une situation, un évènement dont la survenue est plus ou moins probable. Ainsi, dans le registre des assurances, la protection à l’égard du risque de maladie, d’invalidité, ou d’accident, vient soutenir les pertes financières associées à la réalisation du risque. Pour autant, lorsqu’il est question d’ordre public et de contrôle de la criminalité, la notion de risque devient plus fuyante dans la mesure où elle contribue à développer des pratiques de contrôle et de surveillance en amont de l’existence même d’un danger.
Or, loin de s’inscrire dans une logique préventive, ces pratiques de contrôle et de surveillance associées à l’idée de risque alimentent une dynamique d’encadrement de populations ou de personnes ciblées, qui seraient à risque de commettre éventuellement des crimes. En effet, l’ordre public est d’abord et avant tout assuré par la protection de la population contre des infractions définies par le code criminel. En cherchant à agir sur des populations et des personnes, dont on décide qu’elles pourraient éventuellement commettre des crimes, dans la mesure où elles sont qualifiées de dérangeantes, en mobilisant des outils juridiques à cette fin, les acteurs de la sécurité publique et privée portent le plus souvent atteinte à la liberté des individus et à leurs droits fondamentaux. Certes, le couple liberté/contrôle s’impose comme le paradoxe de nos sociétés modernes.
Pour autant, l’élargissement des pratiques de contrôle et de surveillance à l’égard de situations jugées à risque, parce que dérangeantes, constitue une dérive majeure contemporaine. En effet, au cœur du paradoxe entre la liberté et le contrôle, s’inscrit à la fois la définition du « vivre ensemble » mais aussi « les pouvoirs coercitifs » qu’exerce la société pour maintenir l’ordre établi. À ce titre, la double définition du contrôle social, tantôt ce qui assure la conformité, tantôt ce qui réagit à la déviance vient rendre compte de cette tension paradoxale. Les analyses récentes sur l’élargissement du contrôle social, à l’aune de la gestion des risques, montrent à quel point, la discipline mise en place dans nos sociétés s’alimente à travers les rapports sociaux de pouvoir en réduisant, de facto, la portée universaliste et démocratique des droits fondamentaux. En somme, face à la gestion des risques développée à travers les pratiques de surveillance et de contrôle des acteurs de la sécurité publique et privée, se dessinent l’identification, le suivi de personnes ou de populations qui auraient moins le droit de vivre librement dans nos sociétés.
Ainsi, la judiciarisation par exemple, des populations itinérantes constitue une atteinte directe à leur droit à l’occupation de l’espace public, mais aussi à leur liberté de circuler librement dans nos sociétés. En soutenant une surveillance accrue de ces populations, on leur impose des infractions pénales pour des comportements que de nombreux citoyens adoptent aussi dans l’espace public, qu’il s’agisse de consommer de l’alcool dans l’espace public, de flâner dans les rues, etc. Ce traitement pénal des populations itinérantes révèle une logique différentielle des actrices et des acteurs de la sécurité publique à leur endroit. Or, cette logique différentielle construite sur la base d’une condition sociale particulière contrevient aux chartes des droits et libertés en réalisant un profilage de ces populations. Cet exemple illustre en effet, de manière concrète et marquante, les conséquences de l’utilisation de la notion de risque en matière de production de l’ordre public. Dans le cadre de leur judiciarisation, il ne s’agit pas de réprimer des actes criminels mais des actes certes répréhensibles en regard des législations pénales (provinciales ou municipales). Cependant ces pratiques, en ciblant les populations itinérantes, réalisent un profilage et donc un traitement discriminatoire.
La question des dérives sécuritaires actuelles dans les politiques et les pratiques de surveillance et de contrôle pose précisément cet enjeu. Puisque tout peut être risque car éventuel, les politiques et les pratiques de sécurité ont nécessairement besoin de circonscrire les « menaces » qu’elles cherchent à contrôler. Or, la construction de cette menace en renonçant à des faits tangibles et raisonnables en regard de la criminalité réelle, se développe à travers un mécanisme d’identification, de désignation, de suivi des personnes, des groupes, des populations qui pourraient être menaçantes, et surtout sont perçues comme menaçantes. Dans cette dynamique, loin d’être dans un contrôle direct et transparent des populations, la construction de cette menace se fait en souterrain, le plus souvent à l’insu même des populations. Comment, en effet, dire publiquement que certaines populations ou personnes, en raison de leur origine ethnique, de leur condition sociale, de leurs convictions politiques, de leur orientation sexuelle, doivent être surveillées et contrôlées, sont surveillées et contrôlées, sans l’existence même d’un soupçon raisonnable de croire qu’elles pourraient commettre un crime. Le dire serait porter une atteinte fondamentale à notre État de droit. Et pourtant, la banalisation de la surveillance en s’appuyant sur une multiplicité de profilages effrite au quotidien l’État de droit et contribue à gouverner par l’inquiétude plutôt que par la certitude. Par conséquent, rétablir l’État de droit et assurer la sécurité de tou-te-s signifie bien moins contrôler davantage des populations construites comme menaçantes, que de soutenir le renforcement des libertés et des droits fondamentaux de tout-e citoyen-ne à vivre sans surveillance tant que ses gestes ne peuvent être considérés comme criminels. Rendre visible la surveillance et le contrôle, dénoncer leurs conséquences discriminatoires, renforcer les solidarités entre les citoyen-ne-s, sont autant d’avenues susceptibles de maximiser la liberté de chacun-e à vivre dans une société sécure.
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