Les droits des femmes à la Ligue des droits de l’Homme: émergence et évolution

Par Marie-Laurence B. Beaumier

Marie-Laurence B. Beaumier a récemment terminé une maîtrise en histoire à l’Université Laval portant sur la prise de conscience et l’intégration des rapports de genre aux revendications de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) de 1963 à 1985. Depuis, elle a entrepris des études doctorales sous la direction d’Aline Charles et la codirection de Peter Gossage. Sa thèse portera sur l’évolution des pratiques et des discours relatifs à la parentalité au Québec de 1930 à 1977.

 

 

Fondée à Montréal, en mai 1963, la Ligue des droits de l’Homme défend les libertés universelles en posant comme principe que tous les individus sont égaux en dignité et en  droits. Les membres fondateurs de la Ligue s’inspirent alors largement de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme au moment de la rédaction de leurs statuts et  règlements qui comprennent, notamment, la formulation d’une interdiction de discrimination à l’endroit des femmes. En effet, ces derniers stipulent qu’elle se doit de « protéger tous les droits de l’homme, qu’ils soient d’ordre physique, intellectuel ou moral, sans distinction de sexe […]»[1]. Dans cette perspective, la Ligue développera, au fil des ans, une réflexion sur les inégalités qui persistent entre hommes et femmes au sein de la société québécoise. C’est cette intégration progressive des droits des femmes à la plateforme de revendications de la Ligue que nous retracerons au fil du présent article.

Réformer le statut juridique des femmes mariées et les régimes matrimoniaux

Dès la fondation de la Ligue, Thérèse Casgrain, qui a participé à sa création, s’assure d’y intégrer la défense des droits des femmes. Les actions qu’elle développe s’inscrivent alors dans le contexte de la publication du Rapport Nadeau sur la condition juridique de la femme mariée, en 1963-64. En effet, suite à la publication du Rapport Nadeau, la Ligue prend position pour dénoncer l’insuffisance des réformes proposées par le gouvernement libéral de Jean Lesage dans son projet de loi 16 qui doit modifier le statut légal de la femme mariée. Ces revendications sont définies par la Commission des droits de la femme, premier sous-comité de la Ligue à traiter des droits des femmes et créé par Thérèse Casgrain en 1963[2].

D’une part, les militantes de la Commission insistent pour que le gouvernement élargisse les modifications du Code civil envisagées dans le projet de loi 16, notamment en assurant une meilleure reconnaissance de l’autorité parentale des femmes mariées[3]. D’autre part, elles tentent de faire pression sur le gouvernement pour qu’il assure, par la modification des régimes matrimoniaux et l’adoption du régime légal de séparation de biens, une sécurité monétaire aux femmes dans les cas d’abandon ou de décès du mari.

Au cours des années 1960, les modifications des régimes matrimoniaux et du statut juridique de la femme mariée restent les deux principaux axes de revendication développés par la Ligue en matière de droits des femmes. Il faut davantage attendre le début des années 1970 pour que les revendications questionnent en profondeur la nature de la discrimination perpétrée à l’endroit des femmes et les structures sociales sur lesquelles elle repose. Cette modification importante du cadre de revendication de la Ligue s’inscrit alors notamment dans le contexte du renouveau du mouvement féministe québécois, mais également canadien et international.

Dès la fin des années 1960, les militantes de la Ligue élargissent leurs revendications dans le rapport qu’elles présentent à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada. Aux côtés de plusieurs groupes féministes québécois et canadiens, elles réclament la mise en place de mécanismes assurant que les femmes, au même titre que les hommes, puissent se prévaloir de leurs libertés et droits fondamentaux[4]. En 1968, la Ligue adopte également une résolution visant à réformer les lois canadiennes en matière d’avortement pour laisser la discrétion absolue à toute femme qui désirerait un avortement dans une limite de temps de trois mois[5]. Néanmoins, le conseil d’administration reste très divisé quant à ces questions et ce n’est véritablement qu’avec l’arrivée d’une deuxième génération de militantEs, au tournant des années 1970, que la Ligue devient plus active dans ces dossiers.

 

1970 à 1980 : la Ligue un intervenant efficace en matière de condition féminine ?

Au début des années 1970,  l’arrivée d’une deuxième génération de militants et de militantes au sein de la LDHQ va en modifier profondément les mandats et le fonctionnement.  Cette deuxième génération veut renouveler  la Ligue en lui conférant un caractère plus inclusif. Il s’agit de faire de la Ligue une « structure démocratique et militante, ouverte aux réalités quotidiennes des citoyens, au service de ceux dont les droits sont les plus menacés ».

Cet épisode s’accompagne d’un changement de garde au sein des officiers siégeant au conseil d’administration et au conseil exécutif de la Ligue, ainsi que d’une féminisation de ces instances. Ces femmes appartiennent à une nouvelle génération de militantes, sensibilisées à de nouveaux enjeux féministes et à la défense des droits des femmes par leur parcours professionnel ou leur engagement. Parmi elles, on retrouve notamment : Simonne Monet-Chartrand, Lizette Gervais Sauvé, Aline Desjardins et Véronique O’Leary[6].

Très actives au sein de la Ligue, ces militantes mettent en place des sous-comités dédiés spécifiquement à la défense des droits des femmes, soit : le Comité avortement (1973-1974), le Comité sur la condition des femmes (1975), le Comité Femme (1976-1977) et enfin l’Office des droits des femmes (1978-1980)[7]. Grâce à ces sous-comités, les militantes développent un programme spécifique aux droits des femmes et définissent de nouvelles revendications reposant désormais sur l’idée que la discrimination à l’endroit des femmes serait un phénomène systémique qui tend à présenter comme « naturel ce qui a été imposé par des cultures »[8].

Dès lors, les militantEs s’emploient à développer différents axes de revendication, dont cinq plus fondamentaux : le droit des femmes à l’avortement, l’accès égalitaire des hommes et des femmes au marché du travail ainsi qu’à tous les secteurs d’éducation; le développement de services essentiels aux femmes et à la famille (réseau de garderies, cliniques de planification familiale, etc.); l’élimination de la distinction juridique entre hommes et femmes; et, enfin, les problèmes liés à l’image des femmes dans les médias, ainsi que la pornographie et le viol[9].

Les années 1970 représentent ainsi un tournant majeur dans la défense des droits des femmes au sein de la Ligue et témoignent d’une véritable prise de conscience des inégalités qui persistent entre hommes et femmes au sein de la société québécoise ; une prise de conscience qui s’exprime d’ailleurs particulièrement en 1978 au moment où la Ligue, sous les pressions de l’Office des droits des femmes, change son nom en celui de Ligue des droits et libertés[10].

 

Conclusion

Comme nous avons pu le constater, de 1963 à 1980, deux générations de militantes se succèdent à la Ligue, forgeant tour à tour sa plateforme de revendications et, ce faisant, contribuant à en redéfinir l’orientation générale. Ces militantes sont préoccupées d’intégrer durablement la défense des droits des femmes et de l’inscrire dans le programme de la Ligue, dans l’espoir d’en faire l’un de ses principaux axes de revendication. Elles sont soucieuses d’améliorer les conditions de vie des femmes sur tous les plans, depuis les droits civils et politiques des femmes mariées jusqu’au droit à l’avortement libre et gratuit. Grâce à elles, la plateforme de la Ligue fera une place de plus en plus importante à la défense des droits des femmes, en faisant même un de ses dossiers prioritaires dans les années 1970.

 



[1]              LDHQ, Charte, statuts et règlements, lettres patentes, 29 mai 1963 [dossier « 24P-112 :02-3 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

[2]              Cette commission regroupe cinq militantes bénévoles: Thérèse Casgrain, Alice Desjardins, Réjane Laberge-Colas, Pierrette Moisan et Monique Coupal. LDHQ, Commission des droits de la femme, décembre 1963 [dossier « 24P7b-1] », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM]

[3]              LDHQ, Commission des droits de la femme, décembre 1963 [dossier « 24P7b-1 ]», fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

[4]              LDHQ, Commission Royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, 1971, [dossier « 24P7b-9 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

[5]              La résolution, une fois adoptée, sera envoyée à Pierre Eliott Trudeau alors ministre de la justice du gouvernement fédéral. LDHQ, Conseil d’administration, 18 mars 1968 [dossier « 24P-162 : 0/1 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

[6]         Journalistes, animatrices et intervieweuses, Lizette Gervais-Sauvé et Aline Desjardins s’impliquent à la radio et à la télévision dès le début des années 1960. Elles animent notamment l’émission de télévision Femmes d’aujourd’hui dans laquelle elles abordent diverses questions concernant les femmes et leurs droits : l’avortement, les allocations familiales, le divorce. Véronique O’Leary s’est impliquée au sein du Front de Libération des Femmes du Québec [FLFQ],  du Centre des femmes, du Théâtre des Cuisines et du Comité de lutte pour l’avortement et la contraception libres et gratuits. Simonne Monet-Chatrand, quant à elle, syndicaliste et militante acharnée, s’est illustrée tout au long de sa vie par son implication dans la vie publique. Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises Deboutte ! Tome 1 : une anthologie des textes du Front de libération des femmes, 1969-1971 et du Centre des femmes, 1972-1975, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1982, p. 8 ; Simonne Monet-Chartrand, Ma vie comme rivière : récit autobiographique. Tome 4 1963-1992, Montréal, Les Éditions du Remue-ménage, 1981, p. 300.

[7]              Plusieurs militantes et militants s’impliqueront dans ces sous-comités au fil des ans. Parmi les plus notables on peut mentionner Simonne Monet-Chartrand, Maurice Champagne, Lizette Gervais-Sauvé, Stella Guy, Aline Desjardins, Aline Gobeil, Liliane Benhamou, Geneviève Manseau et Gervaise Bouchard.

[8]              LDHQ, Comment faire la société ensemble ou comment être mieux ensemble, 1975, p. 9 [dossier « 24P7a2-a3 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

[9]              LDHQ, Office des droits des femmes (O.D.F.), 1978-1979 [dossier « 24P7 a/4 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM]. Cf. Marie-Laurence B. Beaumier. Le genre et les limites de l’universalité : la Ligue des Droits de l’Homme du Québec, 1963-1985, Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 151 p.

[10]             Jugeant l’expression « droits de l’homme » sexiste, les militantes de l’Office réclament le changement de nom de la Ligue afin qu’elle se conforme aux plus récentes dispositions de l’Office de la langue française qui a pris la résolution de remplacer, dans les textes officiels, le mot « homme », par « personne » ou « être humain ».