Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014
Yanick Noiseux, Professeur
Département de sociologie, Université de Montréal
Samuel Blouin, doctorant en sociologie
Université de Montréal
Dans le champ du travail, le passage à un régime néolibéral au tournant des années 1980 renvoie à un mot : la flexibilisation. Ce virage s’est traduit par une série de ruptures avec le régime précédent, appelé « compromis fordiste », sorte de pacte social entre l’État, les employeurs et les travailleuses et les travailleurs visant à encadrer le marché du travail. La centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail[2], la fragmentation et la segmentation des marchés du travail ainsi que la montée rapide du nombre d’emplois atypiques représentent des traits marquants du nouveau modèle. Désormais, dans la nouvelle donne, comme le souligne Desrochers, « flexibilité et précarité sont deux facettes d’une même réalité »[3].
Retour sur la grande transformation au Québec
Depuis une trentaine d’années, au Québec comme dans les autres pays développés, on observe un saut qualitatif dans la politique poursuivie par l’État eu égard à la régulation du travail, l’État érige alors la recherche de la flexibilité du travail qu’exigerait la mondialisation de l’économie en véritable dogme. Cette nouvelle orientation contraste avec les politiques de plein emploi menées lors des « Trente glorieuses », soit la période couvrant l’après-guerre jusqu’aux années 1980[4]. Ces politiques interventionnistes de la part de l’État s’appuyaient sur un droit du travail négocié de manière tripartite avec les organisations patronales et syndicales.
Le nouveau cadre néolibéral mis en place dès les années 1980 repose essentiellement sur quatre nouveaux piliers : la libéralisation, la dérèglementation, la privatisation et la réduction des politiques sociales. Le contrôle de l’économie par l’État dans une perspective de plein emploi est alors délaissé au profit d’une gestion de la mise en concurrence et de la flexibilisation des travailleuses et des travailleurs par le secteur privé. Le nouveau contrat social implique un partenariat « à deux » entre milieux politique et d’affaires, les syndicats étant renvoyés à un rôle de second plan. Cette érosion du compromis fordiste se manifeste par une triple rupture dans le pacte liant la travailleuse ou le travailleur, l’État et l’entreprise (voir Figure 1). Dérèglementation, privatisation, sous-traitance, coupes dans les programmes sociaux et travail à contrat participent de cette dynamique.
L’essor du travail atypique : les jeunes et les femmes en première ligne
Dans le nouveau régime, le travail atypique prend progressivement le pas sur le salariat classique. Le travail atypique sur les marchés périphériques du travail inclut le travail à temps partiel, le travail temporaire, le travail autonome, le cumul d’emplois, ainsi que le travail invisible (travail au noir, le travail des clandestins, le travail des aides familiales et le travail en régime dérogatoire effectué, entre autres, par les travailleuses et les travailleurs migrants saisonniers, etc.)[5]. Au Québec, la part de ces types de travail a plus que doublé entre 1976 et 2012, passant de 16,7 %[6] à 37,4 %[7]. Bien que la flexibilisation en elle-même ne soit pas néfaste, force est de constater que dans le contexte actuel, travail atypique et précarité vont de pair.
Les effets délétères de cette dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail se traduisent notamment par :
- des salaires plus bas ;
- une diminution de l’accès aux avantages sociaux et aux régimes publics de protection sociale ;
- et par un accès restreint à la syndicalisation et à la négociation[8].
Enfin, cette moindre syndicalisation des travailleuses et des travailleurs atypiques tend à accentuer les conséquences associées à la fragmentation des marchés du travail.
Tous ces effets néfastes voient leurs impacts démultipliés dans le cas des jeunes et des travailleuses. La dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail sous-tend effectivement des discriminations systémiques impliquant une rehiérarchisation des marchés du travail en fonction du statut d’emploi qui se fait au détriment des jeunes[9] et des femmes[10].
Revenir à la Table des matières de la revue Droits et libertés
[1] Note réalisée à partir de l’article de Noiseux, Yanick (2013). « La transformation du travail au Québec : flexibilité et précarité, deux faces d’une même réalité », sous la direction de Ulysee, Lesemann et Pires, Montréal : PUQ. Cet article est une version actualisée d’une note sociopolitique du GIREPS publié en avril 2013.
[2] Durand, Jean-Pierre (2004). La chaîne invisible, Travailler aujourd’hui : Flux tendu et servitude volontaire, Éditions du Seuil, Paris.
[3] Desrochers, Lucie (2000). Travailler autrement : pour le meilleur et pour le pire ? : Les femmes et le travail atypique, Conseil du Statut de la femme, Québec, p.17.
[4] Fourastié, Jean (1979). Les trente glorieuses ou la révolution invisible, 1946 à 1975 , Fayard, Paris.
[5] Noiseux, Yanick (2008). État, syndicalisme et travail atypique au Québec : une sociologie des absences et des émergences, thèse de doctorat en sociologie, UQAM, Montréal, p.21-25.
[6] Matte, Denis, Domenico Baldino et Régean Courchesne (1998). « L’évolution de l’emploi atypique au Québec », Le marché du travail, vol. 19, no 5, Gouvernement du Québec, Québec, p.25.
[7] Institut de la statistique du Québec (ISQ) (2013). Emploi typique et atypique chez l’ensemble des travailleurs résultats selon le sexe pour diverses caractéristiques de la main-d’oeuvre et de l’emploi, Québec, Ontario et Canada, Québec.
[8] Desrochers, L., préc. note 2.
Noiseux, Y., préc. note 4.
Bernier, Jean, Guylaine Vallée et Carol Jobin (2003). Les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnelle, Ministère du Travail, Publication du gouvernement du Québec, Québec, 807 p.
[9] Noiseux, Yanick (2012). « Le travail atypique au Québec : les jeunes au cœur de la dynamique de centrifugation de l’emploi », Revue du REMEST, vol. 7, no 1, p. 28-54.
[10] Noiseux, Yanick (2011). « Le travail atypique au Québec : les femmes au cœur de la dynamique de centrifugation de l’emploi », Revue Labour/Le Travail, n° 67, p. 95-120.