Comment sortir les relations de travail tripartites de l’angle mort du droit du travail

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014

 

Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure
Département des sciences juridiques, UQAM

Marie-Claude P. Bélair, candidate,Maîtrise en droit et Maîtrise en travail socialDalia
Département des sciences juridiques, École de travail social, UQAM

 

Alors que le droit du travail s’est développé à l’aune d’un rapport salarial de nature bilatérale entre un-e salarié-e et un employeur unique, le rapport salarial contemporain se déploie fréquemment de façon tripartite, voire multipartite. Ces nouvelles formes d’emploi résultent d’une combinaison de facteurs, dont la quête de flexibilité des entreprises et l’accélération des transformations technologiques et techniques. Si le recours aux agences de placement temporaire constitue un exemple emblématique de l’organisation de la production en réseaux, d’autres modèles d’organisation mettent également en scène une pluralité d’entités, lesquelles assument, dans les faits, conjointement le rôle d’employeur. Il s’agit notamment des contrats de sous-traitance ou de franchisage.

Bien que, sur le plan formel, ces salarié-e-s ne soient pas exclu-e-s des mesures de protection prévues par le droit du travail, l’inadéquation structurelle des lois du travail face à l’organisation de la production en réseaux prive plusieurs salarié-e-s d’un accès effectif aux régimes mis en place par le Code du travail, la Loi sur les normes du travail, la Loi sur la santé et la sécurité du travail et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1]. En effet, les relations de travail multipartites s’arriment avec difficulté au schéma classique, de nature bilatérale, sur la base duquel les lois du travail se sont développées.

Lorsque le rapport salarial fait intervenir une pluralité d’acteurs, le droit du travail impose que l’on s’emploie à identifier quelle entité assume, de façon prépondérante, la fonction d’employeur. La Cour suprême du Canada, dans Ville de Pointe-Claire, suggéra de recourir à « l’approche » globale afin de déterminer « quelle partie a le plus de contrôle sur tous les aspects du travail[2] ». Cette solution jurisprudentielle impose d’effectuer l’analyse pour chaque cas d’espèce. Un survol de la jurisprudence postérieure à Ville de Pointe-Claire permet de constater à quel point cette « quête » peut s’avérer complexe et ce, bien que la question de la présence de salarié-e-s ne puisse être remise en doute. Une telle situation place les salarié-e-s censé-e-s bénéficier des mesures protectrices prévues par le droit du travail dans un contexte d’insécurité de nature protéiforme. De plus, l’attention prêtée à cette démarche d’identification de l’employeur place dans son angle mort d’autres problématiques qui compromettent, à différents degrés, l’atteinte d’un travail décent pour les salarié-e-s d’agence[3].

Les changements intervenus aux modes d’organisation de la production entrainent la nécessité de considérer le rôle de différentes actrices et de différents acteurs qui, au Québec, ne sont pas pris en compte par le droit du travail. Il convient de souligner qu’au Québec, les agences de placement de personnel ne font l’objet d’aucun encadrement législatif. En effet, depuis l’abrogation, en 1982, de la Loi sur les bureaux de placement, les activités de ces agences peuvent se déployer sans aucune balise formellement édictée par le droit étatique. Or, à l’instar de la vaste majorité des pays de l’OCDE, différentes provinces canadiennes encadrent, de façon plus ou moins timide, les activités de cette industrie. Le législateur québécois, quant à lui, tarde toujours à intervenir. Depuis le dépôt, en 2003, du Rapport sur les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnelle[4], les effets de l’absence d’encadrement législatif furent largement documentés par différent-e-s intervenant-e-s.

Certaines juridictions ont décidé que l’agence de placement temporaire devait être formellement reconnue comme étant l’employeur[5]. De notre point de vue, une telle position ne traduit pas le caractère hétérogène des relations tripartites; cette posture a pour effet de « bilatéraliser » un rapport salarial s’inscrivant pourtant en marge de cette réalité. Il semble donc opportun d’examiner quelles pistes, sur le plan législatif, permettraient d’envisager adéquatement le rôle et la responsabilité de l’agence (I) ainsi que ceux de l’entreprise-cliente de l’agence (II).

 

I. L’agence de placement temporaire: intervenir afin d’encadrer la nature et la portée de ses activités

L’industrie du placement temporaire est en plein essor; selon Statistiques Canada, ses revenus d’exploitation, simplement au Québec, ont augmenté de plus de 30% entre 2001 et 2007. Ces agences ne sont toutefois pas tenues d’obtenir un permis d’exploitation et il n’est pas formellement interdit que celles-ci imposent des frais aux salarié-e-s recruté-e-s. Certaines agences se chargent de sélectionner et de recruter des salarié-e-s pour le compte d’employeurs mais n’interviendront plus au-delà. D’autres agissent dans le domaine de la location de personnel, c’est-à-dire qu’elles fournissent de la main-d’œuvre à des entreprises-clientes. Si l’objectif originel poursuivi par ces agences de placement temporaire était de répondre à des besoins temporaires ou ponctuels de main-d’œuvre, la réalité nous révèle toutefois un tout autre portrait : certaines entreprises ont recours à ces agences pour combler des besoins permanents de main-d’œuvre. Or, les salarié-e-s d’agence, comparativement à celles ou ceux à l’emploi de l’entreprise-cliente, jouissent très souvent de conditions de travail moins avantageuses que les salarié-e-s permanent-e-s et ce, nonobstant le fait que ces deux groupes de salarié-e-s effectuent les mêmes tâches dans le même établissement.

Différentes mesures doivent être mises en place par le législateur québécois afin d’encadrer la nature et la portée des activités des agences de placement de personnel. L’interdiction formelle des frais parfois imposés aux salarié-e-s par les agences semble incontournable. Plusieurs provinces canadiennes ont déjà légiféré en ce sens; c’est notamment le cas de l’Ontario, de l’Alberta, du Manitoba et de la Colombie-Britannique. Ces provinces exigent également que les agences obtiennent une licence les autorisant à poursuivre leurs activités. La loi manitobaine est toutefois la seule à restreindre la délivrance d’un permis d’exploitation aux agences qui peuvent fournir une preuve de solvabilité. Comme le souligne Jean Bernier dans un récent rapport, une telle mesure a notamment pour effet de prévenir la mise sur pied d’agences éphémères et permet de protéger les gains des salarié-e-s en cas de cessation des activités[6].

De plus, une mesure visant à limiter la portée de leur champ d’activité au placement véritablement temporaire devrait également être envisagée. La France a décidé d’interdire le recours à des salarié-e-s d’agence en vue d’occuper des emplois liés aux activités permanentes de l’entreprise[7]. En vertu du cadre législatif français, les salarié-e-s d’agence peuvent remplir uniquement des tâches spécifiques et ponctuelles dont le remplacement d’un-e- salarié-e- absent-e[8]. De plus, la durée de l’affectation ne doit habituellement pas dépasser 18 mois[9]. L’allocation aux salarié-e-s d’agence d’une prime de précarité devrait également être envisagée. Une telle mesure pourrait s’inspirer de la législation française, laquelle prévoit qu’une indemnité égale à 10 % de la rémunération totale brute sera versée à la salariée ou au salarié qui n’est pas embauché par l’entreprise-cliente à l’issue de l’affectation[10].

Au Canada, aucune province n’est venue limiter la durée des affectations. Certains proposent qu’à l’instar de la législation chilienne, l’affectation soit d’une durée maximale de 180 jours[11]. À l’issue de cette période, l’entreprise cliente devrait être obligée d’embaucher la ou le salarié. Au Canada, si aucune juridiction ne rend obligatoire l’embauche par l’entreprise-cliente des salarié-e-s d’agence, les législations de l’Ontario et du Manitoba ont interdit que les salarié-e-s soient empêchés, à l’issue de l’affectation, d’accéder à un poste au sein de l’entreprise-cliente[12].

 

II. L’entreprise-cliente : intervenir afin d’encadrer la responsabilité de l’entité bénéficiant du travail des salarié-e-s

Si c’est l’agence de placement temporaire qui recrute et affecte les salarié-e-s auprès de ses client-e-s, ce seront ces derniers qui, dans les faits, profiteront du travail réalisé par les salarié-e-s. Il importe donc de s’assurer que cette entité soit tenue responsable, lorsque les circonstances l’imposent, des droits et obligations prévues aux lois du travail.

Comme mentionné, les relations de travail tripartites sont polymorphes. Il ne nous semble donc pas opportun de prédéterminer, dans la loi, l’identité de l’employeur. Il existe des alternatives, dont la possibilité de faire déclarer l’agence et l’entreprise-cliente comme étant un employeur unique aux fins des lois encadrant les relations de travail et ce, chaque fois que la situation le commande. Suivant en cela un modèle inspiré de l’article 35 du Code canadien du travail[13], une telle mesure permettrait d’engager la responsabilité solidaire de l’agence et de son client. Un tel changement enverrait un message clair : toutes les entités qui profitent, directement ou de façon incidente, du travail de salarié-e-s doivent être responsables du respect des minima fixés par les lois d’ordre public.

Les quelques solutions ci-envisagées ne répondent pas à l’ensemble des obstacles que rencontrent les salarié-e-s intégré-e-s dans des relations de travail multipartites. À l’instar de ce qui prévaut en France[14], il serait certainement opportun d’interdire le recours aux agences de placement pour effectuer certains travaux particulièrement dangereux. De plus, si l’affirmation du principe d’égalité de traitement fait l’objet d’une consécration législative en droit européen et en droit international, au Québec, seules les disparités de traitement fondées sur la date d’embauche ou sur un motif discriminatoire sont interdites. Incidemment, les disparités de traitement fondées sur le statut d’emploi ne sont pas formellement prohibées. L’adoption d’une disposition visant une réelle égalité de traitement pour l’ensemble des membres d’un collectif-salarié permettrait de reconnaître la juste valeur du travail effectué et ce, sans égard à leur statut d’emploi.

 



[1] Sur cette question, voir notamment Anne-Marie Laflamme et Katherine Lippel, « Les agences de travail temporaire : enjeux liés à la prévention et à la réparation des lésions professionnelles » dans Mircea Vultur et Jean Bernier, dir., Les agences de placement temporaire : leur rôle et leur fonctionnement comme intermédiaires du marché du travail, Québec, PUL, 2014, 169 et Dalia Gesualdi-Fecteau, « Fragmentation de l’entreprise et identification de l’employeur : Où est Charlie? » (2008) 293 Développements récents en droit du travail 1.

[2] Pointe Claire (Ville de) c Québec (Tribunal du Travail), [1997] 1 RCS 1015 à la p 1047.

[3] Sur cette question, voir notamment Anne Pineau, « Conjuguer relations tripartites et sous-traitance avec travail décent » (2013) 54:2 Cahiers de droit 461.

[4] Jean Bernier, Guylaine Vallée et Carol Jobin, Les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnelle, Rapport final du Comité d’experts chargé de se pencher sur les besoins de protection sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle, Gouvernement du Québec, 2003.

[5] C’est notamment le cas en Ontario : Loi de 2000 sur les normes minimales d’emploi, LO 2000, c 41, arts 74.1 et suivants.

[6] Jean Bernier, L’industrie des agences de placement temporaire : avis sur une proposition d’encadrement, ARUC-Innovation, travail et emploi, 2011 à la p. 44.

[7] Voir notamment Laurence Léa Fontaine, « La réglementation française des agences de location de personnel : l’intégration des travailleurs temporaires dans les communautés d’origine et d’accueil » (2013) 54:2-3 Les Cahiers de droit 511.

[8] C. trav., art. L1251-6.

[9] Différentes exceptions sont toutefois prévues, voir C. trav., art. L1251-12.

[10] C. trav., art. L1243-8.

[11] Voir notamment Au bas de l’échelle, Encadrer les pratiques des agences de location de main-d’œuvre : afin d’améliorer les conditions de travail et protéger les droits des travailleuses et travailleurs, 2013, à la p 16.

[12] Loi sur le recrutement et la protection des travailleurs, LM 2008, c 23, à l’art 15.1(2) (Manitoba) et Loi de 2000 sur les normes d’emploi, LO 2000, c 41, à l’art 78.4(1).

[13] Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2.

[14] C. trav., art. L1251-10.