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Sylvie Paquerot, professeure à l’Université d’Ottawa
Membre du Comité environnement de la LDL
On le sait, le changement climatique représente une sérieuse menace pour le respect des droits, comme d’ailleurs beaucoup d’autres problématiques environnementales. Depuis les années 1990, tant les rapports du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) que les rapports produits dans le système des droits de l’homme des Nations unies le soulignent. C’est pourquoi le respect des droits humains pour toutes et tous sur la planète a constitué un argument central pour les actrices et acteurs cherchant à pousser les gouvernements à agir face à ce problème; c’est le premier sens du slogan Climate justice now!
Constater que le problème du changement climatique représente un risque pour les droits humains de millions de personnes constitue un argument légitime pour forcer les autorités à agir, comme a pu le constater le gouvernement des Pays-Bas lorsqu’un tribunal l’a obligé à augmenter ses efforts dans la lutte contre le changement climatique au nom, précisément, de son obligation de protection[1]. Ce jugement stipule clairement ceci : « L’État a en effet l’obligation de prendre des mesures effectives pour protéger ses citoyens au nom de son devoir de protection (duty of care) de l’environnement et du genre humain[2]. » C’est également au nom de ce devoir de protection que les États ont la responsabilité de mettre en place des mesures d’adaptation.
Mais la question du changement climatique concerne aussi les droits humains à un autre point de vue : dans la mesure où il est impératif de prendre action, de changer des choses, ces actions et ces changements ne seront pas neutres quant à leurs effets sur les droits humains et c’est pourquoi, au minimum, « les politiques et mesures de lutte contre les changements climatiques doivent incorporer des garde-fous pour la protection des droits humains[3]. »
Transition… mais quelle transition?
Depuis l’Accord de Paris en décembre 2015, c’est la transition qui est sur toutes les lèvres; elle est invoquée dans tous les discours, annoncée sur toutes les tribunes. Pour beaucoup, et surtout pour nos gouvernements et nos élites économiques qui cherchent à nous en convaincre, la transition énergétique est avant tout une transition comportementale et sociotechnique[4], c’est-à-dire qu’elle exige une transformation des modalités techniques de notre utilisation de l’énergie[5], principalement, dans le contexte du changement climatique, par le passage des énergies fossiles à d’autres sources et d’autres modalités pour accéder à l’énergie. Du point de vue des politiques publiques, deux axes d’intervention découlent de cette vision de la « transition » : (1) stimuler la recherche de nouvelles sources d’énergie et (2) orienter les « consommateurs » vers l’utilisation de ces nouvelles sources d’énergie. C’est, largement, l’orientation que l’on connait sous la dénomination d’économie verte, qui entend maintenir le modèle de développement économique tel qu’il est, en changeant simplement la source de l’énergie requise.
Certain-e-s utiliseront plutôt l’expression de transition environnementale, d’autres encore celle de transition écologique et citoyenne. Le sens en sera alors passablement différent, puisqu’on définit alors différemment le problème. De fait, comme pour bien d’autres mots passe-partout qu’on utilise sans trop les préciser, le terme de transition, en soi, ne nous informe pas des orientations, des finalités visées ; il ne signifie que le passage progressif entre deux états, deux situations, comme nous le rappelle un simple recours au dictionnaire. Les divers actrices et acteurs qui utilisent l’expression de transition ne lui donnent pas la même signification, ni quant aux objectifs, ni quant aux moyens, ni quant aux conséquences. Les qualificatifs qui suivent ce mot sont donc essentiels pour comprendre les différences de sens qui se cachent derrière car ils nous informent au moins un peu sur la manière dont est défini le problème.
Les deux angles morts de la transition énergétique
Considérer la transition en tant que transition énergétique pose un problème important car cela maintient deux « angles morts », liés entre eux, sur l’origine et la nature du problème auquel nous devons faire face, soit le niveau de production/consommation énergétique (mais pas seulement énergétique) de l’humanité. Soulever la question du niveau de consommation d’énergie est très différent du seul changement de source énergétique, car deviennent alors visibles nos deux angles morts : les limites écologiques de soutenabilité d’une part et l’inégalité d’accès aux ressources vitales d’autre part; bref, pourrions-nous dire, la question de la répartition, des avantages et des inconvénients, dans un monde fini.
Poser le problème du point de vue du passage des énergies fossiles à d’autres modalités de production d’énergie revient à fermer les yeux sur les limites, pour essayer de nous convaincre que l’on peut à la fois maintenir la sacro-sainte croissance ET respecter les équilibres écologiques de la planète. C’est ce que faisait Peter Brabeck (ex-PDG de Nestlé) à Davos en 2008 en affirmant que notre principal défi face à l’eau était de répondre à tous les besoins.
Il y a là un premier enjeu, fondamental, en ce qui concerne les droits humains : celui des inégalités et de l’exclusion; car prendre des décisions et agir sans prendre en compte les limites que représentent les équilibres écosystémiques revient à masquer l’enjeu pourtant fondamental aujourd’hui des larges inégalités qui traversent l’ensemble de nos sociétés et des injustices environnementales qui existent déjà, avant toute transition. Plus encore cependant, dans la mesure où les inégalités et les exclusions ne sont pas prises en compte dans la définition du problème, le risque est grand qu’elles ne le soient pas non plus dans la considération des solutions mises de l’avant et que celles-ci contribuent à les aggraver.
C’est pourquoi la Ligue des droits et libertés a pris l’initiative d’ouvrir une réflexion sur ces enjeux. Nous vous invitons donc à consulter le document Changements climatiques, transition et droits humains : quelques questions et pistes de réflexion.
Bibliographie
[1] Tribunal du district de la Haye – Pays-Bas, ch. comm., 24 juin 2015, n° C/09/456689 / HA ZA 13-1396, Fondation Urgenda et a. c/ État des Pays-Bas (min. Infrastr. et Environnement); ainsi que : Aux Pays-Bas, le premier jalon historique d’une justice climatique, Le Monde | 25.06.2015 à 10h42 • Mis à jour le 25.06.2015 à 18h22 à : http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/06/25/la-justice-condamne-les-pays-bas-a-agir-contre-le-rechauffement-climatique_4661561_3244.html
[2] Eric CANAL-FORGUES et Camila PERRUSO « La lutte contre le changement climatique en tant qu’objet juridique identifié? » Commentaire dans Énergie – Environnement – Infrastructures n° 8-9, Août 2015, comm. 72.
[3] Navi Pillay, Haut-Commissaire aux droits de l’homme, 2009.
[4] Geels, F. W. (2002) « Technological Transitions as Evolutionary Reconfiguration Processes: A Multi-Level Perspective and a Case-Study », Research Policy, 31(8/9): 1257-1274
[5] Nous ne pouvons aborder cet aspect ici, mais il importe de garder à l’esprit que dans plusieurs pays, notamment européens, la question du « remplacement » de l’énergie fossile par une autre interfère avec le débat sur l’opportunité de l’énergie nucléaire.