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Nelly Daou, fondatrice
Ruche d’art Yéléma
Lorsqu’on pénètre pour la première fois dans une ruche d’art, on a la grande surprise de découvrir une quantité industrielle de matériaux de toutes sortes. Tissus, papiers au textures diverses, accessoires recyclés, peinture, crayons etc. – l’inventaire semble infini. Que cela soit grâce à l’accueil chaleureux des bénévoles ou à l’aménagement de l’espace, tout nous invite à s’asseoir à une table, à se laisser guider par notre instinct pour démarrer une sculpture, un collage, un tricot, ou toute autre activité créative qui nous ferait envie. Si l’inspiration fait défaut, un voisin de table peut nous souffler une piste de départ pour créer le déclic qui permettra de s’abandonner au présent et de libérer notre créativité. Puis la magie opère : on finit par connecter avec une, puis deux, puis plusieurs personnes autour de la table commune.
Des tiers-lieux inclusifs
Les ruches d’art, ça sert à ça. Ce sont des tiers-lieux, c’est-à-dire des lieux qui permettent à des personnes de se rencontrer en dehors des espaces de socialisation habituels que sont le travail, l’école ou le domicile. Nous vivons dans une époque où de plus en plus de cafés se transforment en lieux de co-working, ce qui limite les possibilités d’échanges interpersonnels entre personnes d’horizons différents. A contrario, dans les ruches, chacun-e peut trouver sa place, quel que soit son genre, son origine culturelle, son âge, sa classe sociale et son degré de connaissances techniques en art.
Créée en 2011, la première ruche d’art a vu le jour à Montréal, dans l’arrondissement Saint-Henri. Elle était l’initiative de Janis Timm-Bottos, enseignante en art thérapie de l’Université Concordia. Rapidement le réseau des ruches s’est développé à Montréal, dans toutes les provinces canadiennes puis partout sur la planète. On dénombre aujourd’hui 105 ruches d’art à travers le monde dont une trentaine à Montréal. Des ruches d’art s’implantent dans des HLM, dans des organismes communautaires, des résidences de personnes âgées, des bibliothèques, des commerces, etc. Certaines sont sédentaires et ont des horaires réguliers, tandis que d’autres sont itinérantes.
La particularité de ces espaces est de reconnaître et de célébrer la créativité qui existe en chacun-e et de démocratiser l’accès à l’expression artistique. Ils cherchent aussi à créer des passerelles entre des citoyen-ne-s qui n’auraient probablement pas l’occasion de se rencontrer dans d’autres circonstances. On y applique également le principe du « chacun-e enseigne à un autre », qui induit un rapport horizontal et décloisonné entre les participant-e-s et les personnes qui animent, pour la plupart des artistes de profession ou des art-thérapeutes. L’absence de hiérarchisation des rôles des participant-e-s permet à chacun-e de partager et/ou de recevoir un savoir artistique. La liberté de chacun-e s’exprime également dans le contenu des œuvres qu’il ou elle crée. Par exemple, dans les ruches d’art, il n’est pas rare de voir des dessins ou collages qui reflètent des états de tristesse et de colère, des marionnettes animées pour dénoncer le racisme etc.
Il s’agit d’offrir aux personnes participantes la possibilité d’exprimer, à travers l’art, toutes les émotions, les sentiments et les messages qu’elles ne pourraient peut-être pas expliciter dans leur vie de tous les jours. Les moments de douceur, d’humanité, de joie enfantine et de liberté qu’offrent ces parenthèses créatives sont malheureusement trop rares pour celles et ceux qui ont des difficultés à combler leurs besoins vitaux de base. Les ruches essaient de pallier à ce manque en offrant des activités gratuites ou à faible coût. Les ruches partagent également des valeurs écologiques fortes puisqu’elles encouragent la réutilisation de matériaux.
Faire vivre la dimension inclusive : trois défis majeurs
Malgré son développement fulgurant, le réseau des ruches est confronté à la difficulté de faire reconnaître le rôle d’inclusion que ces espaces veulent jouer dans les communautés où elles sont implantées. Cette difficulté se manifeste à travers les enjeux suivants : la sensibilisation à la vocation de solidarité sociale des ruches, le risque continu d’homogénéisation du public, la difficulté à trouver des ressources.
La sensibilisation à la vocation de solidarité sociale des ruches
La vigilance est de mise pour que les activités de la ruche ne soient pas uniquement assimilées à des ateliers de bricolage. Bien que les ruches proposent souvent des activités semi-guidées, elles n’ont pas pour vocation de concurrencer les entreprises enseignant des disciplines artistiques. Comme évoqué précédemment, elles existent par et pour les citoyen-ne-s et prennent la couleur de la communauté dans lesquelles elles s’installent.
Or, les acteurs du réseau doivent continuellement veiller à sensibiliser le public à cet aspect du projet afin d’éviter que les personnes participantes se cantonnent dans une posture de simple consommateur. Les organisateurs-trices doivent donc prendre le temps de clarifier les valeurs de la ruche auprès de chaque nouveau participant et participante, et d’expliquer le rôle de personne facilitatrice – et non de professeur-e – qu’ils et elles exercent. Adoptant une posture d’humilité et de curiosité sincère vis-à-vis de l’autre, les personnes qui animent encouragent ensuite chacun-e à s’approprier le matériel à sa guise, à partager ses idées, à émettre des propositions, même à s’impliquer comme bénévole.
Afin que les participant-e-s s’approprient l’espace et créent de liens sociaux interculturels et intergénérationnels entre les participants, de nombreuses ruches initient des projets artistiques collectifs : toiles, courtepointes, fresques, spectacles de marionnettes etc. Ces initiatives renforcent le sentiment d’appartenance au groupe et l’ancrage dans ce tiers-espace qu’est la ruche.
Le risque continu d’homogénéisation du public
Malgré la volonté de mixité et d’inclusion, le public qui fréquente une ruche peut à s’homogénéiser. Ainsi, la ruche d’un HLM ou d’une résidence devra redoubler d’efforts pour attirer des participants vivant en dehors de ces lieux de vie.
Par exemple, une ruche implantée dans un quartier familial où la gentrification se développe risque d’être essentiellement investie par une catégorie de la population déjà familière avec la pratique d’activités créatives. Les organisateurs doivent donc réfléchir à des stratégies pour rejoindre celles et ceux qui ont moins facilement accès aux loisirs en général, et à l’art en particulier. Les partenariats avec des organismes accompagnant des personnes et familles vulnérables ainsi que l’animation d’ateliers dans des lieux publics accessibles à tous (rues passantes, parcs, bibliothèques, etc.) font partie des solutions pour y parvenir. Par ailleurs, lorsque les personnes avec un faible accès aux pratiques culturelles se présentent dans la ruche, l’organisateur-trice doit rapidement créer un climat de confiance et d’acceptation pour qu’elles se sentent accueillies telles qu’elles sont et légitimes dans ce lieu de création. Le défi est relevé lorsqu’elles parviennent à se laisser aller dans leur expression artistique et à s’ouvrir aux autres membres du groupe.
La difficulté à trouver des ressources
Le modèle des Ruches d’Art est encore tout nouveau. Sa mission transdisciplinaire, ses structures hybrides et fluides, et son ouverture à toutes et tous sans critères discriminatoires font en sorte que le concept sort des cadres habituels de financement. Les subventions disponibles auprès des gouvernements et des fondations s’adressent bien souvent à des organismes œuvrant dans un domaine bien circonscrit, auprès d’un groupe social distinct. Les Ruches ont le défi de développer des modèles de financement innovants et éclatés. Elles se tournent également fréquemment vers les économies de partage et la solidarité de leurs communautés. Elles portent une mission que plusieurs ont à cœur de réaliser, que du financement conventionnel soit disponible ou pas. Partout, ces abeilles travaillent avec ardeur pour pérenniser ces tiers-lieux.