La privatisation de l’art

Le soutien public aux arts constitue l’un des problèmes de politiques publiques le plus intéressant. Il présente une tension entre la liberté artistique et la tentation pour le pouvoir d’instrumentaliser les arts à son profit. L’idéologie économique dominante a fait main basse sur l’art.

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Ianik Marcil,  économiste indépendant

Le soutien public aux arts constitue l’un des problèmes de politiques publiques le plus intéressant. Il présente une tension entre la liberté artistique et la tentation pour le pouvoir d’instrumentaliser les arts à son profit. Jusqu’au milieu du 20e siècle, l’appui financier aux arts et à la culture était l’apanage des détenteurs de pouvoir politique, religieux ou économique. L’édification de l’État-providence à partir de la Deuxième Guerre mondiale a permis le développement de politiques culturelles rationnelles, détachées, du moins en principe, de toutes velléités propagandistes. S’il y eût des princes de l’État, de l’Église ou de l’industrie, dont le mécénat ne participait d’aucune manière à la promotion de leur puissance, ils furent tout de même l’exception. De la banale glorification à l’utilisation pragmatique du travail artistique à des fins de propagande, son instrumentalisation a constitué la norme. On serait porté à croire que l’État technocratique n’utilise pas son pouvoir à la promotion d’une idéologie. La réalité n’est toutefois pas si tranchée.

On retrouve dans l’histoire contemporaine de nombreux exemples de soutien étatique aux arts à des fins purement idéologiques. Durant la guerre froide, la politique culturelle états-unienne, avec l’appui de la Central Intelligence Agency (CIA), faisait la promotion des courants d’avant-garde, dont l’expressionnisme abstrait ou le pop-art, illustrant la licence créative dont jouissaient les artistes du monde libre.[1] Parallèlement, l’URSS promouvait énergiquement l’idéologie du régime, en redonnant un second souffle au réalisme socialiste.[2]

Ces pratiques explicites ne berneraient plus personne aujourd’hui. Néanmoins, les démocraties libérales soutiennent toujours de manière importante les arts et la culture. S’il est farfelu de croire que les États financent aujourd’hui de manière délibérée les activités artistiques à des fins de propagande idéologique, il est néanmoins légitime de se demander si le mode de soutien financier qu’ils utilisent ne privilégie pas une forme particulière d’organisation du pouvoir, favorisant ainsi implicitement un rôle politique et économique spécifique aux arts et à la culture.

L’art est l’une des rares activités sociales, avec la recherche fondamentale, ne trouvant sa finalité qu’en elle-même, du moins en partie. Il s’agit là bien sûr d’une simplification grossière, mais au regard de la pensée économique, l’œuvre d’art a ceci de particulier qu’elle n’a aucune utilité propre (outre le plaisir qu’apporte sa  consommation). Ce faisant, il est ardu pour les pouvoirs étatiques d’en défendre le soutien avec les fonds publics. Compte tenu de l’hégémonie de l’idéologie néolibérale depuis trois ou quatre décennies dans le capitalisme avancé, fondée notamment sur la nécessaire utilité pratique, c’est-à-dire économique, promouvoir le soutien financier d’activités inutiles pose un problème de dissonance cognitive. On le constate quasi quotidiennement : des porte-voix de la droite populiste ne ratent jamais une occasion pour fustiger les artistes à leurs yeux grassement subventionnés.

Graduellement, une stratégie de défense des politiques culturelles s’est mise en place en tentant de faire du judo avec le discours dominant. Des économistes de la culture, des groupes représentant les artistes, des organismes culturels ont eu recours, depuis une vingtaine d’années, au vocabulaire économique utilitaire, en tentant de démontrer que les investissements publics dans les industries culturelles (déjà, un premier glissement sémantique dans cette appellation) sont économiquement rentables, que la production artistique génère des retombées économiques en terme d’emploi et de création de richesse ou que les arts engendrent des externalités positives.

Ce recours au vocabulaire des économistes, son utilisation afin de justifier les politiques culturelles sur les mêmes termes que ceux invoqués pour défendre n’importe quelle autre politique publique ont eu un effet pervers, qu’on constate dans l’évolution récente des modalités du financement des arts et de la culture, à trois niveaux.

Premièrement, les organismes culturels doivent aujourd’hui justifier leurs demandes de subvention de la même manière qu’une entreprise manufacturière ou touristique le ferait, en démontrant que ses activités créeront des emplois, directs et indirects, généreront des retombées économiques et contribueront à développer l’écosystème des industries culturelles auxquelles ils appartiennent. Bien évidemment, la qualité, la pertinence et la contribution innovante des propositions artistiques ne sont pas évacuées. Mais elles ne le sont ni plus ni moins que ne l’est le caractère innovant de la production d’un nouveau bien par une entreprise manufacturière, qui doit se démarquer dans son marché, démontrer qu’il y aura une demande suffisante pour l’acheter et que sa production soit économiquement rentable.

Deuxièmement, on crée ainsi un marché public pour l’offre de soutien public aux activités artistiques. Les organismes culturels sont mis en concurrence les uns avec les autres; les gagnants seront ceux qui auront réussi à démontrer que leur impact économique est suffisamment grand pour mériter leur subvention. On reproduit l’idéal de la dynamique concurrentielle du secteur privé. Cette mise en concurrence touche également les organismes publics. Le conseil d’administration de la Société Radio-Canada, notamment, a, tout au long de l’ère Harper, imposé à la direction qu’elle oriente la programmation du diffuseur public en lui demandant de participer à la course aux cotes d’écoute commerciales. La logique est sournoise : si Radio-Canada ne développe pas de public, le pouvoir considérera qu’elle n’a pas de pertinence. Le développement d’émissions de variétés à fort budget permettrait, inversement, aux yeux des dirigeants de la Société d’État, d’assurer la production d’émissions plus nichées, atteignant une audience plus faible. C’est le principe du blockbuster ou du best-seller : quelques produits populaires, financièrement très rentables, assurent l’existence d’œuvres produites à perte. Si l’idée peut se défendre – et Radio-Canada se situe toujours sur cette ligne fine – elle cadenasse en bout de piste l’action du diffuseur dans une logique concurrentielle et de marché.

Troisièmement, on a grandement transformé les modalités de financement en y intégrant l’entreprise privée de manière très structurée et sophistiquée. Si le vocabulaire est passé de mode, le principe des partenariats public-privé demeure central à ces politiques publiques. À titre d’exemple, l’un des programmes les plus importants de soutien à la culture du gouvernement du Québec, le Mécénat Placements Culture,[3] contraint les organismes culturels à trouver des sources autonomes de financement – entendre ici, des dons privés – que l’État appariera par la suite. Ces sommes devront, de plus, être versées par la suite dans un fonds de placement et immobilisées pour plusieurs années. Il s’agit, en somme, d’institutionnaliser le financement public à la philanthropie privée. Ce programme a été mis en place suite au dépôt du rapport d’un groupe de travail sur la philanthropie culturelle, présidé par Pierre Bourgie, un mécène très en vue.[4] À l’instar de n’importe quelle entreprise privée, les organismes culturels doivent donc d’abord trouver des sources de financement privé pour ensuite avoir droit au soutien public, sans compter qu’il leur est nécessaire de développer des compétences en gestion financière des fonds ainsi capitalisés.

Les conséquences politiques de ces nouvelles modalités du soutien de l’État sont tout sauf anodines. Si elles ne visent pas à promouvoir une idéologie quelconque ni même la grandeur de l’État ou des mécènes, elles propagent insidieusement une vision utilitariste et marchande des arts et de la culture. En recourant au langage propre à l’économie industrielle et à la logique marchande, elles évacuent les spécificités de l’apport de l’art au développement culturel, identitaire, voire spirituel de la population. Sans le nommer, on ne promeut plus l’art parce qu’il constitue un bien en lui-même, mais pour ce qu’il peut générer de retombées économiques et sociales – on affirmera, par exemple, qu’une population ayant accès à une large offre culturelle sera plus heureuse et productive.[5] Cette analyse, d’ailleurs, pourrait s’appliquer à la recherche fondamentale ou à la formation générale. Ce détournement fait nécessairement des perdant-e-s. Les formes d’expression artistique générant peu de retombées demeureront les parents pauvres des industries culturelles – on n’a qu’à penser à la poésie, à la danse ou à la musique actuelle, notamment.

Bien pire, les modes d’opération des organismes culturels et les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec l’ensemble des acteurs du milieu sont transformés en profondeur. Contraints d’appliquer une logique industrielle et financière au cœur de leurs activités, ils sont amenés à faire des choix artistiques qui répondent à cette logique. La prise de risque, la recherche, l’innovation, le caractère séditieux ou contestataire menacent d’être, au moins en partie, évacués de leur pratique artistique, s’ils ne génèrent pas suffisamment de retombées ou ne trouvent pas un public assez large.

Sans l’affirmer explicitement, les modes actuels de financement des arts et de la culture favorisent donc la diffusion en sous-main de l’idéologie économique dominante. Ils promeuvent, au final, l’entrepreneuriat basé sur le rendement économique et l’utilité sociale.[6] En ce sens, ils ne diffèrent que très peu des pratiques des gouvernements des États-Unis ou de l’URSS pendant la guerre froide. Les moyens sont plus subtils, mais les effets sont probablement plus dévastateurs.

Bibliographie

[1].Frances Stonor Saunders, « Modern art was CIA ‘weapon’ », The Independent, 21 oct. 1995; Eva Cockroft, « Abstract expressionism, weapon of the cold war », in Francis Frascina, dir., Pollock and after : The critical debate, Londres, Routledge, 1990, 2e éd., p. 147-154.

[2].Christine Lindey, Art in the cold war : From Vladivostok to Kalamazoo, 1945-1962, Londres, Herbert Press, 1990.

[3].Informations sur le site web du ministère de la Culture et des Communications du Québec : https://www.mcc.gouv.qc.ca/index.php?id=5842.

[4].Groupe de travail sur la philanthropie culturelle, Vivement, pour une culture de la philanthropie au Québec! Québec, juin 2013.

[5].Voir par ex. Yann Nicolas, « L’impact économique d’une activité culturelle comme motif au soutien public : définitions et conditions de validité », Revue d’économie politique, vol. 120, 2010, p. 87-116 : « L’impact de long terme mesure les hausses de productivité ainsi que la croissance et le développement économiques de la région considérée qui, à long terme, peuvent être directement liés à l’actif culturel » (p. 91).

[6].À titre d’exemple, le projet de la prochaine politique culturelle de la Ville de Montréal, pour 2017-2022, a comme premier de ses trois grands chantiers, « l’entrepreneuriat culturel et créatif afin de pérenniser la création » (Ville de Montréal, Savoir conjuguer la créativité et l’expérience culturelle citoyenne à l’ère numérique, Montréal, février 2017, p. 25). De plus, le maire Denis Coderre affirme, dans son mot de présentation, que « Montréal assume un opportun leadership pour engendrer des synergies entre les stratégies de développement économique et culturel » (p. 9).

 

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