Penser les droits culturels au risque de l’essentialisation?

L’auteure de cet article soulève la question de l’articulation entre droits collectifs et droits individuels, et pointe le risque que l’essentialisation de l’identité culturelle des uns (minoritaires) par les autres (majoritaires) fait peser sur les libertés individuelles.

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Valérie Amiraux, professeur
Département de sociologie, Université de Montréal

La reconnaissance des droits culturels dans les démocraties occidentales et les sociétés multiculturelles est un sujet controversé à l’origine d’une littérature prolifique et de débats publics récurrents. Au croisement d’enjeux historiques, politiques, économiques, juridiques, sociétaux, elle incarne à la fois la difficulté à définir le sujet dont on parle (la culture, qu’est-ce que c’est?) et la complexité de la mise en œuvre du projet (la culture, oui mais de qui? Et définie par qui?). Rares sont les sujets à propos desquels les inconforts épistémologiques des disciplines, ici les sciences juridiques et les sciences sociales, se recoupent de manière aussi évidente qu’à propos des droits culturels. Le texte de Pierre Bosset en introduction de ce numéro le rappelle : il est d’autant plus difficile de donner un sens univoque à la notion de droits culturels que leur mise en œuvre repose sur la combinaison de trois exigences (la liberté de recherche et de création culturelle, l’accès et la participation à la vie culturelle, le respect des identités culturelles librement consenties) placées en tension les unes avec les autres.

Dans ce texte, nous revenons sur une dimension très spécifique des droits culturels, rattachée aux conditions de possibilité d’une réalisation sereine de la troisième exigence mentionnée par Pierre Bosset. Celle-ci offre en effet matière à réflexion pour qui s’intéresse, comme l’auteure de ces lignes, à l’expérience du pluralisme et aux représentations qui l’encadrent. Cette troisième exigence soulève explicitement la question de l’articulation entre droits collectifs et droits individuels, et pointe le risque que l’essentialisation de l’identité culturelle des uns (minoritaires) par les autres (majoritaires) fait peser sur les libertés individuelles. Sur les problèmes de définition bien connus que nous ne tenterons évidemment pas de résoudre ici, se greffent des questionnements parfois invisibilisés, mais qui nous semblent tout aussi pertinents. Nous avons choisi de revenir ici sur la façon dont la peur du risque d’essentialisation du rapport à la culture des minoritaires occulte une essentialisation tout aussi risquée des représentations culturelles majoritaires.

 

Cerner l’essentialisation pour mieux comprendre les risques

Parler d’essentialisation appelle quelques précisions d’ordre définitionnel. Le terme renvoie à plusieurs dimensions, se nourrit de différentes dynamiques et a de nombreux effets. L’essentialisation affleure avec toute tentative de catégorisation. Ici, nous l’entendons d’abord comme un processus de réification (sortir la « culture » de son contexte et de son histoire pour en faire un objet quasiment hors-sol et hors-temps) duquel ressortent des effets de typification (types de comportements attendus de celles et ceux que l’on associe à telle ou telle culture ou origine). L’élément mis en catégories (dans le cas qui nous occupe la « culture ») est alors vidé de sa complexité et notamment de la possibilité de s’incarner avec complexité, au gré des individus et des circonstances. L’essentialisation convoque aussi l’idée d’abstraction, de généralisation et celle d’inaltérabilité, d’immutabilité. L’essentialisation accouche d’une vision statique de notions profondément historiques. Elle tient en quelque sorte l’empirique, le pratique et le subjectif à distance. De nombreux auteur-e-s ont réfléchi à ces enjeux.

Colette Guillaumin[1] ou, plus proche de nous et toujours en français, Danielle Juteau[2] se sont ainsi attachées à disséquer les ressorts de l’essentialisation autour de catégories puissantes : la race et le sexe pour la première, l’ethnicité et le genre pour la seconde. Si ces termes sont si importants dans leurs travaux, c’est qu’ils recouvrent des notions souvent considérées comme naturelles (ce que Guillaumin appelle l’effet idéologique) à partir desquelles les rapports sociaux organisent une distribution différenciée des places, des positions et in fine des droits. L’ordonnancement social qui en découle n’est pas toujours explicite ou conscient, le plus difficile pour les analystes étant de mettre à jour les rapports de pouvoir qui en sont à l’origine et qui permettent son maintien, par la domination bien sûr, mais aussi par l’appropriation (ce que Guillaumin appelle l’effet matériel). L’essentialisation c’est, pour reprendre les termes de Leti Volpp[3], traiter la culture des minoritaires « comme quelque chose de statique et d’insulaire, une propriété stable des groupes plutôt qu’une entité constamment créée par des relations ». Elle circule sans changer, se transmet de génération en génération, sans altération.

Dans quelle mesure l’essentialisation peut-elle être perçue comme source de risques dans la mise en œuvre des droits culturels? Le premier risque est lié à la tension que révèle l’essentialisation et qui oppose, d’un côté, une perspective subjectiviste, traduisant la conscience d’un individu d’appartenir à un groupe, une communauté, un collectif et, de l’autre, son alternative objectiviste, c’est-à-dire se référant aux manifestations concrètes, aux réalités matérielles et aux critères d’une appartenance culturelle, reconnaissables à la fois par les membres du groupe et par ceux qui lui sont extérieurs. Le deuxième risque découle de la réflexion sur l’identité des productrices et producteurs de catégories : qui définit la culture à protéger, à défendre? Qui en établit les critères et l’authenticité, sur la base de quelle autorité? Que reste-t-il à celles et ceux qui ne sont ni animatrices ni animateurs, ni leaders ou autorités de ces collectifs, mais qui pourtant habitent et vivent les identités dont il est question?

Un troisième risque découle des deux précédents et nous invite à réfléchir aux conséquences tangibles de l’essentialisation sur la liberté des individus : peut-on échapper à son identité, à sa culture dans un contexte où d’autres en assurent la définition à des fins de protection? Promouvoir les droits culturels de groupes minoritaires (ethniques, linguistiques, confessionnels) signifiera donc idéalement déployer un arsenal de textes permettant d’allier une définition objective de ce qui fait l’identité culturelle d’un groupe (quel qu’il soit) à la reconnaissance d’une définition subjective des identités par des individus libres de consentir ou non à cette affiliation de manière inconstante.

 

Le dilemme des pratiques illibérales : quelle culture pour quelle égalité?

Examinons maintenant quelques exemples de situations où les risques d’essentialisation, les enjeux de protection des identités et les dilemmes de la reconnaissance des droits culturels semblent s’éprouver très clairement, celui des pratiques dites illibérales associées à des aires culturelles particulières. Au panthéon des dilemmes multiculturalistes, pour reprendre le terme d’Ayelet Sashar[4], l’articulation complexe entre droits des minorités et droits des femmes interpelle très directement les régimes démocratiques libéraux, notamment autour des pratiques de l’intime (crimes d’honneur et meurtres de l’épouse infidèle, mariages précoces de très jeunes femmes avec des hommes plus âgés ou par capture, mutilations génitales, polygamie, etc.). Les différentes instances judiciaires sont des arènes privilégiées pour observer la façon dont la culture est susceptible de s’inviter dans les prétoires. Faut-il par exemple, pour traiter les personnes en égales devant la justice, faire la place aux arguments de défense culturelle dans les tribunaux? Le sujet divise et nous semble très illustratif du dilemme qui nous intéresse. Pour certain-e-s auteurs, la culture n’a pas sa place dans des contextes judiciaires dans la mesure où certains individus plus vulnérables (les femmes, les enfants) affiliés à ces identités culturelles risqueraient de se voir maintenus dans des positions inférieures, subalternes, sans capacité de résistance devant des autorités patriarcales par exemple. La culture n’a pas sa place comme excuse de comportements condamnables. Pour d’autres, considérer que la culture des minoritaires n’a pas lieu d’être dans les arènes de justice posent tout autant problème en ce qu’elle signifie renoncer à confronter les normes de la société majoritaire à leur propre dimension culturelle.

Pour Sarah Song[5] ou Leti Volpp, chacune travaillant sur des minorités ethnoculturelles différentes aux États-Unis, l’argument culturel et la question des droits ne peuvent se résoudre par l’évaluation d’un supposé illibéralisme de certaines pratiques et communautés (minoritaires) opposé au libéralisme des autres (majoritaires), ou par la classique accusation de défendre le relativisme là où il faudrait promouvoir l’universalisme. Travaillant sur le cas des mariages entre adolescentes issues de différents groupes ethno-raciaux et hommes plus âgés de même communauté, Leti Volpp examine la façon dont un comportement problématique (le mariage de très jeunes filles avec des jeunes gens plus âgés) est systématiquement dit culturel pour renvoyer à un marqueur identitaire racial ou ethnique uniquement lorsqu’il concerne des membres de certaines communautés minoritaires. Lorsque ce même comportement advient entre blancs américains, il sera interprété comme le résultat soit d’errements individuels, soit de variables socio-économiques (effets de classe). Le rapport essentialisé à la culture (machisme, misogynie, ordre patriarcal, impossibilité d’échapper au collectif) est ici convoqué de manière sélective, explique-t-elle, pour faire de la différence ethnique une différence morale qui, d’une part, donne à la culture des autres sa surpuissance et, d’autre part, dépolitise les enjeux en négligeant, par exemple, le rôle du non-culturel sur la définition des situations. Sarah Song décrit quant à elle la façon dont la défense culturelle, c’est-à-dire le fait d’introduire dans les procédures au pénal ou au civil des éléments de la culture des protagonistes pour interpréter les faits et gestes, joue d’autant plus en faveur des hommes accusés de meurtres ou de viols contre des femmes de leurs communautés (ici chinoises) qu’il illustre la convergence entre « les normes des deux cultures (ndlr :la chinoise et américaine) dans le domaine des relations intimes entre les sexes ». À l’appui de l’analyse de plusieurs procès, elle retrace alors la façon dont l’argument culturel permet d’observer la convergence entre normes minoritaires et majoritaires sur un enjeu comme l’interprétation du non-consentement des victimes lorsqu’elles disent non à leur agresseur. Par exemple, la vieille idée qu’une femme, en disant non à un homme, ne pense pas vraiment non, est toujours largement admise dans la culture majoritaire. De la même façon, dans les cas de crimes commis par des hommes sur des femmes infidèles, les arguments de la défense par provocation ou ceux de la défense culturelle (le crime d’honneur) montrent là encore la convergence des normes (possessivité masculine, loyauté attendue des femmes, code de l’honneur viril) : l’homme violent est dans les deux cas partiellement excusable.

 

Conclusion

Les droits culturels, dans leur délimitation comme dans leur application, sont potentiellement source de plusieurs dynamiques essentialisantes dont les effets peuvent être délétères à de nombreux niveaux, surtout lorsqu’ils ne sont pas enchâssés dans des réflexions sur les schémas explicatifs hégémoniques ou le fonctionnement des systèmes normatifs des majorités. Nous avons dressé à grands traits quelques-uns des enjeux qui nous sembleraient importants à discuter dans le contexte québécois. Les bonnes intentions (reconnaître voire protéger les cultures de certains collectifs) ne sont pas exemptes de tels risques.

 

Références bibliographiques

Armelle Andro, Marie Lesclingand, « Les mutilations génitales féminines. État des lieux et des connaissances », Population, 2016, 2 (Vol. 71), p. 224-311.

Moira Dustin et Anne Phillips, « Whose agenda is it?: abuses of women and abuses of ‘culture’ in Britain », Ethnicities, 2008, 8: 3, p. 405-424.

Lama Abu-Odeh, « Comparatively speaking: the ‘honor’ of the ‘East’ and the ‘passion’ of the ‘West’ », Utah Law Review, 1997, 2, p. 287- 307.

[1] Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côtés-femmes éditions, 1999.

[2] Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, PUM, 1999.

[3] Leti Volpp, « Quand on rend la culture responsable de la mauvaise conduite », Nouvelles Questions Féministes, 2006/3 (Vol. 25), p. 14-31.

[4] Ayelet Shachar, Multicultural Jurisdictions. Cultural Differences and Women’s Rights, 2001, Cambridge University Press.

[5] Sarah Song, « La défense par la culture en droit américain », Critique internationale, 2005/3, n. 28, p. 61-85.

 

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