Des racines et des ailes

Le parcours de la jeune militante Gabriella Kinté témoigne de ses contributions à la lutte antiraciste. Avec son projet de libraire Racines, Kinté souhaite favoriser l’accès à la culture, mais pas n’importe laquelle : elle veut valoriser la parole, l’art et l’histoire des gens de Montréal-Nord, l’héritage des personnes racisées au Québec et dans le monde.

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Alexandra Pierre, membre du C.A.
Ligue des droits et libertés

Rencontre avec Gabriella Kinté

Gabriella Kinté est une jeune militante déterminée à mettre de l’avant la vie et les luttes de la population de Montréal-Nord. Impliquée depuis plusieurs années dans des collectifs du quartier, elle développe maintenant un projet novateur de libraire. Racines se veut un ancrage pour les jeunes et les artistes racisé-e-s du quartier… et pour toutes celles et ceux intéressé-e-s aux « autres » histoires.

Gabriella Kinté. Kinté comme dans Kounta Kinté, nom du héros du roman Racines[i] d’Alex Haley, devenu ensuite une série télévisée. « J’ai adopté le nom de Kinté quand j’ai commencé à écrire et que je ne voulais pas nécessairement mettre mon vrai nom. Racines est une série que j’ai écouté quand j’étais très jeune. La série m’a amené à lire le roman. Il a été mon introduction à la lecture, m’a poussé à aller lire encore plus. Ça m’a ouvert un univers de possibilités. » Publié en 1976, l’ouvrage raconte la famille de Kounta Kinté sur sept générations, de la mise en esclavage du jeune homme jusqu’à la vie de Alex Haley, un de ses descendants. Le roman a eu un immense succès aux États-Unis. Son impact politique et culturel a poussé des milliers d’Afro-américain-e-s à explorer leurs origines et à s’intéresser à l’histoire des noir-e-s aux États-Unis. « Je trouvais aussi que j’avais un certain trait de caractère commun avec Kounta : la même volonté de mieux se connaître. » La série a aussi inspiré le nom de projet de librairie de Gabriella Kinté : Racines.

 

Au cœur de Montréal-Nord

Kinté s’est d’abord intéressée aux questions environnementales. « J’ai eu la chance de connaître quelqu’un du collectif Montréal-Nord Républik. Il m’a parlé du Forum social mondial et m’a dit que ça serait bien qu’une personne de Montréal-Nord y aille pour parler d’environnement. Ça a été mon premier Forum social mondial au Brésil. » La future libraire a ensuite participé à deux autres Forums. Puis, il y a eu le printemps étudiant de 2012. Rapidement, Kinté fait des liens entre son quartier, un des plus défavorisé du Canada, et ces enjeux sociaux. « En environnement ou dans les affaires qui touchent les étudiants, qui sont les plus affectés? Ce sont ce qu’on appelle les minorités. Lorsqu’on parle des hausses de frais de scolarité, qui seront les plus affectés? Ce sont les personnes qui ont moins de ressources financières, souvent des personnes racisées. » Elle décide alors de s’impliquer activement dans son quartier pour changer les choses. Kinté reprend le flambeau des résistances historiques de Montréal-Nord : la lutte antiraciste, notamment en lien avec les médias, et la dénonciation des brutalités policières. « Je trouvais que j’étais plus utile dans ma communauté. J’ai commencé à m’intéresser à plusieurs collectifs. » D’ailleurs, elle travaille actuellement sur les capsules vidéo Tout le Hood en parle, plate-forme qui veut diffuser les témoignages, les histoires et les cultures de personnes racisées au Québec.

  

Ne pas oublier la culture

Comme intervenante en centre jeunesse, Kinté a côtoyé des jeunes femmes et des jeunes hommes vivant de grandes difficultés. Elle avoue avoir été profondément affectée par ces rencontres. « C’est dur de voir toutes les choses auxquelles ils sont confrontés. C’est sûr que ça a influencé mon parcours. Tu veux les aider, tu es un peu fâchée contre le système. » Pauvreté, profilage racial et insécurité sociale font partie du quotidien de ces jeunes qui, dans plusieurs cas, ont peu de soutien dans leur entourage. « Souvent, ces jeunes n’avaient pas un profil ‘’exemplaire’’, ce qui les rendaient vulnérables. Parce que les gens ne vont pas nécessairement être de leur côté ou être très vite à les défendre. » Si on prend le temps de les écouter, note Kinté, il est facile de comprendre comment ils en sont arrivés à faire des choix controversés : parcours scolaire chaotique, précarité matérielle, etc. « D’avoir accès au témoignage direct de ces jeunes, ça m’a un peu ouvert les yeux sur certaines réalités. »

 

Cette grande marginalisation, autant économique que culturelle, n’empêchait pas ces jeunes d’être créatifs et allumés. « J’en voyais tous les jours qui faisait du rap. Il y avait des poètes parmi eux, des plumes extraordinaires. » Elle découvre aussi des talents en art visuel, des artisans nés, habiles manuellement et inventifs.

Elle a également constaté que ces jeunes avaient très peu accès à la culture. « Il y a beaucoup de barrières, surtout quand on habite Montréal Nord : beaucoup de librairies sont de l’autre côté de la ville, tout comme les salles de spectacles ou les pièces de théâtre. On parle beaucoup de discrimination à l’emploi mais c’est important d’avoir un point de vue comme Racines pour dire ‘’Hé, on oublie la culture!’’ Il faut la rendre accessible, en parler plus. » Racines souhaite favoriser l’accès à la culture mais pas n’importe laquelle : elle veut valoriser la parole, l’art et l’histoire des gens du quartier, l’héritage des personnes racisées au Québec et dans le monde. La militante déplore l’absence de ces derniers dans les médias, dans la littérature et dans l’ensemble du milieu artistique de la belle province. « Il y a peu des choses dans lesquels on se sent représentés, qui nous touchent. Il faut s’y retrouver aussi. Pour moi c’était important, surtout avec toutes les discussions sur la représentation. »

 

Un projet multiforme

Nourrie de toutes ces réflexions, Kinté songe depuis des années à cette idée de librairie. « Ce projet est venu d’un besoin que j’avais depuis longtemps de pouvoir aller dans un lieu comme Racines. J’attendais toujours que quelqu’un d’autre le fasse. Je me disais : je ne suis ne pas la seule qui veut avoir un endroit où aller pour retrouver certains livres. Pourquoi est-ce que je dois traverser la frontière pour aller chercher certains ouvrages? Pourquoi je dois commander sur internet? Dans ce temps-là, je n’avais pas de carte de crédit. Ce n’était pas accessible pour moi. » Dans cette perspective d’accessibilité, Racines aura une importante sélection de livres usagés et veut les offrir au coût de à 10 $ et moins. La manière de s’approvisionner soutiendra cet effort : en plus des achats courants auprès de fournisseurs, Kinté récoltera des livres usagés et fera appel aux dons du public et d’auteur-e-s racisé-e-s pour remplir ses tablettes. Des exemplaires seront aussi régulièrement placés dans une section « consultation ».

Kinté est consciente que le métier de libraire est un défi. « Il y a beaucoup de librairies spécialisées qui ferment. L’industrie du livre est une industrie difficile. » C’est une des raisons pour lesquelles Racines souhaite offrir plus. « On va essayer d’avoir des jeux, des poupées noires, des choses faites par des artisans racisé-e-s : des bracelets, des pagnes, etc. Ils pourront les laisser en consignation à Racines. »

Racines accueillera aussi une galerie d’art, un espace de création et d’exposition gratuit pour les artistes racisé-e-s. « J’ai beaucoup d’ami-e-s artistes. Les ateliers qu’ils doivent louer sont souvent chers et ne sont pas situés dans le quartier. Il y a une longue liste d’attente dans les lieux où ils voudraient exposer. Dans les galeries du centre-ville, il y a une commission de 30 %, 40 %; c’est difficile pour les artistes racisées du quartier ». Kinté dénonce aussi les préjugés dont sont victimes les créateurs et créatrices racisé-e-s, entre autres dans la manière dont leurs œuvres sont présentées. Souvent, « c’est très afro, très ‘ethnicisé’ » souligne-t-elle. À Racines, les artistes auront le contrôle sur leur propre représentation, en dehors des clichés rependus dans le milieu. La galerie exposera uniquement des artistes racisé-e-s.

Racines sera donc librairie, boutique d’artisanat et galerie d’art pour talents aguerris ou en développement de Montréal-Nord.

 

Prendre Racines

Kinté est convaincue que la librairie sera un plus pour Montréal-Nord, qu’elle sera le reflet de son histoire et de ses habitant-e-s. Elle sait qu’un tel espace sera utile et apprécié. Et elle réussit à faire passer cette conviction : le projet est soutenu par un large réseau. « Beaucoup de personnes veulent devenir bénévoles. Il y a beaucoup d’artistes qui soutiennent le projet. Par exemple, des auteur-e-s noir-e-s m’ont proposé de donner des exemplaires de leurs livres. » D’autres offrent leurs services pour développer le site web, aménager le futur local ou récolter des livres usagés. Des artistes visuels proposent même de donner leurs œuvres ou de les mettre en consigne afin que la galerie soit bien garnie lorsque Racines ouvrira ses portes. « On a beaucoup de talents dans la communauté. C’est comme ça qu’on va y arriver : avec les services et les talents de tout le monde. »

L’ouverture de la librairie est prévue cet été. Kinté et son équipe sont à la recherche de l’emplacement parfait pour s’installer. « Le quadrilatère idéal serait celui situé près du parc Henri-Bourassa. C’est central, populeux, rassembleur. » Et depuis les événements tragiques qui ont entraîné la mort de Freddy Villanueva, le parc représente un lieu hautement symbolique. Un lieu qui parle des drames de Montréal-Nord mais aussi de celles et ceux qui résistent.

A l’écoute de son quartier et avec de grandes ambitions pour lui, Kinté poursuit avec détermination le développement de son projet. « En ce moment, je parle aux gens du quartier, de ce qui les intéresserait, pour voir un peu ce qui fonctionnerait, ce qui ne fonctionnerait pas. Ils me disent : ‘C’est ta librairie’. Mais ça sera surtout la NÔTRE. Je ne veux pas être toute seule dans cette librairie-là. Je veux qu’elle soit pleine. Racines, c’est une initiative de personnes racisées, pour nous par nous. »

Bibliographie

 

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