Et si la police patrouillait sans armes à feu?

Ailleurs dans le monde, certains corps policiers interdisent à leurs membres de circuler avec une arme à feu. Dans le but de sauver des vies humaines, cette pratique exemplaire devrait inspirer nos propres corps policiers.

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Revue Droits & Libertés, printemps 2018

Alexandre Popovic
Coalition contre la répression et les abus policiers

Jusqu’en 1998, la Force constabulaire royale de Terre-Neuve (FCRTN) était le seul corps policier d’Amérique du nord qui interdisait à ses membres de patrouiller avec une arme à feu[1]. Lorsque les constables de la FCRTN souhaitaient avoir recours à une arme à feu, ils devaient d’abord obtenir la permission de leurs supérieurs pour déverrouiller le coffre de leur auto-patrouille et sortir les fusils et armes de poing qui y étaient entreposés. Une situation qui contrariait le syndicat policier, pour qui l’absence d’armes à feu au ceinturon reléguait la FCRTN au rang de police de seconde classe[2].

Après des décennies de lobbying, le gouvernement terre-neuvien a fini par céder devant le syndicat policier. Les membres du FCRTN sont ainsi devenus des porte-flingue, leur permettant enfin de se sentir comme des flics à part entière. Une bavure ne tardera pas à suivre : Darryl Power, un jeune homme de 23 ans souffrant de problèmes de santé mentale, est tombé sous les balles de la FCRTN à Corner Brook, le 16 octobre 2000. Fait à noter, dans son rapport d’enquête publique sur cette tragédie, le juge Donald Luther a recommandé que des civils spécialement formés jouent un plus grand rôle lors d’interventions auprès de personnes en crise[3]

L’Angleterre, une inspiration

Pendant ce temps, les bobbies britanniques qui avaient inspiré la FRCTN à patrouiller sans arme à feu, perpétuent la tradition. Encore aujourd’hui, 95 % des flics de l’Angleterre et du pays du Galles sillonnent les rues tout en étant exempts de flingue. Mieux : 10 % d’entre eux vont jusqu’à dire qu’ils changeraient de boulot s’ils se voyaient forcés de porter une arme à feu[4].

Les bobbies ne sont pas désarmés pour autant puisqu’ils sont pourvus de poivre de Cayenne, de matraque et, dans certains cas, de Taser. Et l’absence de flingue ne les rend pas nécessairement moins efficaces lorsqu’ils sont confrontés à une menace réelle. C’est à mains nues que deux constables ont plaqué au sol le néonazi Thomas Mair qui, armé d’un fusil et d’un couteau, venait de tuer la députée travailliste Jo Cox à Birstall, le 16 juin 2016[5]. Et c’est en usant de force physique et de poivre de Cayenne que deux flics en civil ont eu le dessus sur un homme agressif armé d’une machette à Birmingham, en septembre 2016[6].

Et en Irlande aussi?

L’idée d’envoyer des flics sans arme à feu dans les rues est toute simple. Lorsque le politicien britannique Robert Peel a fondé la police métropolitaine de Londres en 1829, il a choisi de miser sur le consentement populaire plutôt que sur la force[7]. Le raisonnement de Sir Peel a fait tache d’huile dans d’autres pays. Dans l’île voisine de l’Irlande, non seulement la police, appelée Garda Síochán, ne porte-t-elle pas d’arme à feu, mais la majorité de ses membres n’a pas été formée pour utiliser un flingue[8]. Et lorsque la présence d’une arme à feu s’avère nécessaire aux yeux d’un gardaí, des unités spéciales – de type SWAT – sont dépêchées sur les lieux[9].

Quelques changements en Nouvelle-Zélande

En Nouvelle-Zélande, la police patrouille sans arme à feu depuis 1886[10]. La pression pour armer la police en tout temps a monté d’un cran après que onze constables eurent été blessés par balle, dont deux ont succombé à leurs blessures, en 2009 et 2010[11]. Malgré ses positions de droite, John Key, le premier ministre de l’époque, s’est montré réticent à l’idée de rompre avec la tradition. Key craignait que les policières et les policiers soient plus difficiles d’approche s’ils portent une arme à feu, ajoutant que celle-ci pourrait aussi être utilisés contre les forces de l’ordre si la situation dérapait[12]. En 2011, les autorités ont consenti à ce que le coffre arrière des auto-patrouilles néozélandaises transporte des pistolets et fusils semi-automatiques[13].

Une mesure temporaire en Norvège

C’est le cas également en Norvège[14], où la tradition à l’effet de ne pas permettre à la police de patrouiller avec une arme à feu a, là aussi, été sujette à débats. Si cette pratique a survécu au massacre de 68 personnes sur l’île d’Utøya, le 22 juillet 2011, perpétré par le néonazi Anders Behring Breivik, elle a toutefois été remise en question lorsque les services secrets norvégiens ont haussé leur niveau d’alerte face à la menace d’attentats, en novembre 2014. Les policiers ont alors été autorisés à patrouiller avec des armes à feu, et ce, jusqu’en février 2016[15]. Les deux partenaires du gouvernement de coalition, minoritaire et de droite, se sont cependant opposés à ce que cette mesure devienne permanente[16].

Des policiers sans armes en Islande

En Islande, dernier pays européen à laisser ses flics patrouiller sans flingue, c’est aussi la peur du terrorisme qui a servi de prétexte pour déployer à Reyjavik, sa capitale nationale, des policiers armés jusqu’aux dents, le temps d’un match de soccer, en juin 2017, non sans susciter l’indignation[17]. L’Islande est pourtant loin d’être allergique aux armes à feu : une personne sur trois en possède une – pour pratiquer la chasse, surtout – un ratio par ailleurs similaire à celui de la Norvège[18].

Faibles taux d’homicide

Les armes à feu ont beau être aussi nombreuses dans la société civile que rares au sein de la force constabulaire, il n’en demeure pas moins que la violence est loin d’être hors de contrôle, bien au contraire, dans ces deux pays nordiques, de même qu’au sein des autres pays où la police patrouille sans arme à feu. Alors que le taux d’homicide s’élève à 1,6 par 100 000 habitants au Canada, il s’établit à seulement 0,3 en Islande, 0,6 en Norvège, 0,9 en Nouvelle-Zélande, 1,2 en Irlande et 1,0 au Royaume-Uni[19].

Une société où la police patrouille sans arme à feu n’est donc pas davantage exposée à la violence. C’est même l’inverse, dans la mesure où l’on déplore généralement beaucoup moins de décès de citoyen-ne-s aux mains de la police dans ces sociétés à comparer des pays où la force constabulaire porte des armes à feu en tout temps.

Moins de civil-e-s abattu-e-s par la police

Ainsi, en Norvège, quatre personnes ont été abattues par la police entre 2002 et 2016[20], alors qu’à Montréal, les interventions du SPVM ont occasionné un même nombre de décès seulement durant les six premiers mois de 2017[21]. Par ailleurs, le ratio des décès de citoyen-ne-s aux mains de la police, toute cause confondue, s’établissait à 0,08 par 100 000 habitant-e-s pour l’Angleterre et Pays de Galles, l’an dernier, contre 0,19 par 100 000 habitant-e-s pour le Canada (0,24 par 100 000 habitant-e-s pour le Québec)[22]. Et que dire de l’Islande, où une seule personne est tombée sous les balles de la police depuis l’indépendance du pays, proclamée en 1944[23]?

À quand au Québec?

Le fardeau de démontrer la justesse d’obliger les flics à porter des flingues en tout temps devrait revenir aux dirigeant-e-s, tant policiers que politiques, et non aux défenseur-e-s des droits humains. Cette question brille malheureusement par son absence dans le débat public au Québec, ce qui n’est pas nécessairement le cas ailleurs. L’an dernier, le Nouveau Parti anticapitaliste a carrément prôné le désarmement de la police durant la campagne électorale présidentielle française[24], tandis qu’aux États-Unis, un candidat à la mairie de Minneapolis, par ailleurs membre de la chambre des représentants du Minnesota, a lancé l’idée de retirer les armes à feu des mains des policières et policiers[25].

On est en droit de douter qu’il soit essentiel pour chaque policière ou policier de patrouiller avec une arme à feu quand on voit le nombre de fois où elles sont utilisées, les balles tirées par le SPVM lors d’interventions policières se comptant sur les doigts d’une main en 2013, 2014 et 2015[26]. Et quand la police fait feu, c’est généralement à l’endroit de personnes en crise qui manquent cruellement de soins. En plus de coûter des vies humaines, les pistolets semi-automatiques de la police et les accessoires qui viennent avec (étuis, munitions) coûtent une fortune en fonds publics. Manifestement, il y a plus à gagner qu’à perdre à interdire à la police de patrouiller avec des armes à feu. Quand aurons-nous droit, nous aussi, à des flics sans flingue dans les rues du Québec?

 


 

[1] Kelly Toughill, Police force bites the bullet, Toronto Star, 24 mai 1998. p. 1.

[2] Alan Story, Newfoundland’s constables itching to carry guns, Toronto Star, 14 mars 1986, p. A22.

[3] Donald S. Luther, Report of Inquiries into the Sudden Deaths of Norman Edward Reid, Darryl Brandon Power, Provincial Court of Newfoundland and Labrador, 16 déc. 2003, p. 167.

[4] Vikram Dodd, Police in England and Wales to be asked if they want to carry a gun, The Guardian, 27 nov. 2017, 19.25 GMT.

[5] Jo Winrow, Policemen who tackled MP Jo Cox’s killer Thomas Mair are nominated for a national Police Bravery Award, Telegraph & Argus, 27 juin 2017.

[6] —, Unarmed police officers praised for taking down machete-wielding man, Sky News, 02 aout 2017.

[7] Peter Waddington, Guns won’t protect the police, The Independent, 24 oct. 1993.

[8] Rick Noack, 5 countries where police officers do not carry firearms — and it works well, The Washington Post, February 18, 2015.

[9] The Journal ie, Can Ireland continue to operate without an armed police force?, 25 avril 2016, 6:05.

[10] Olivia Goldhill, Don’t Shoot – How do police handle violence in countries where officers don’t carry guns?, Quartz, 09 juillet 2016.

[11] –, PM: Increased police access to guns inevitable, New Zealand Herald, 13 déc. 2010, 18:14.

[12] –, PM not in favour of armed police force, New Zealand Herald, 12 mai 2009, 5:45.

[13] David Fisher, Guns for frontline police cars, New Zealand Herald, 01 mai 2011, 5:50.

[14] Michael Schwirtz, Unsettling Wariness in Norway, Where Police Are Rarely Armed, The New York Times, 25 juillet 2011.

[15] Adam Taylor, Norway gave its cops guns – After 1 year, it’s taking them away. What did it learn?, The Washington Post, 05 fév. 2016.

[16] —, Police likely to remain unarmed, News In English, 06 aout 2014.

[17] Jérémie Richard, Islande: la présence de policiers armés dans la capitale fait réagir, RFI, 16 juin 2017.

[18] http://www.voxeurop.eu/fr/content/news-brief/4918131-une-carte-d-europe-des-pays-ou-les-habitants-sont-les-plus-armes

[19] United Nations Office on Drugs and Crime, Global Study on Homicide 2013.

[20] —, Norwegian police involved in just fourth fatal shooting in 14 years, The Local, 28 nov. 2016, 14:08 CET+01:00.

[21] Jimmy Cloutier, 38, d. le 5 janvier 2017; Koray Kevin Celik, 28, d. le 6 mars 2017; Noam Cohen, 27, d. le 15 juin 2017; Pierre Coriolan, 58, d. le 27 juin 2017.

[22] —, Au moins 72 décès aux mains de la police au Canada en 2017, LaCRAP, 14 janvier 2018.

[23] —, Iceland grieves after police shoot and kill a man for the first time in its history, PRI, 03 déc. 2013 • 11:30 PM EST, mise à jour: 08 juillet 2016 • 11:15 PM EDT.

[24] Aurélie Delmas, Désarmer la police, la proposition pas si saugrenue du NPA, Libération, 6 mars 2017 à 11:48.

[25] Mike Mullen, Mayoral candidate Ray Dehn wants Minneapolis Police disarmed, City Pages, 26 juillet 2017.

[26] Données tirées des bilans annuels du SPVM.

 

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