Les intérêts politiques dans l’implantation de la police communautaire

Dans les années 1970-1980, est née aux États-Unis la volonté d’implanter une police communautaire afin de rapprocher la police de la population. Ce modèle a aussi été implanté au Canada à partir de 1985. Or, l’apparition de la police « communautaire » a plutôt contribué à l’émergence de nouveaux contrôles sociaux.

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Line Beauchesne, professeure titulaire, Département de criminologie, Université d’Ottawa

La police communautaire est née aux États-Unis d’une volonté du politique de réformer la police de manière à diminuer les émeutes et les tensions avec certains groupes, principalement les communautés hispanophones et noires qui constituent une partie de plus en plus importante de l’électorat dans certains États. Ces tensions et émeutes avaient donné lieu, dans les années 1960-1970, à de multiples commissions d’enquête sur la police auxquelles le gouvernement se devait de répondre. À cette fin, de l’argent additionnel sera offert aux services policiers qui tenteront des programmes spéciaux pour améliorer les relations avec la population, argent très apprécié dans une période où les services policiers subissaient des compressions budgétaires importantes.

Lysiane Roch
La police au Québec… intouchable? Revue Droits et libertés, Volume 37, numéro 2, automne 2018

En parallèle, dans les années 1970-1980, se multiplient les recherches qui demandent des changements en profondeur dans la police pour répondre à l’insatisfaction de nombreux groupes dans la population. Les critiques portent principalement sur la structure paramilitaire trop rigide où les gestionnaires laissent peu de place aux patrouilleuses et patrouilleurs pour une adaptation au terrain. On critique également les exigences de scolarité trop basse et la formation inadéquate. Selon les chercheuses et chercheurs, ces policier-ère-s, en tant qu’intervenant-e-s de première ligne, doivent développer la sensibilisation aux réalités de différentes communautés, au sexisme, au racisme, aux problèmes de santé mentale ou de toxicomanie, de même que les habiletés de communication et la connaissance des ressources communautaires et de la collaboration qu’elles peuvent offrir.

Ces éléments doivent occuper une place prépondérante dans leur formation si on veut intervenir autrement que par la force et la répression. De plus, les critères d’évaluation du rendement policier, basés sur les arrestations et les contraventions, n’encouragent pas chez les patrouilleuses et patrouilleurs l’adoption de pratiques pour désamorcer les situations sans arrestation, interventions souvent plus longues et complexes, par lesquelles les liens avec les organismes communautaires pourraient être renforcés, servant ainsi de relais aux interventions policières. Enfin, les critères de promotion, qui encouragent la mobilité policière à l’intérieur de l’organisation pour multiplier les expériences dans les différents services, empêchent les patrouilleuses et patrouilleurs de tisser des liens à long terme avec les communautés desservies et les organismes communautaires sur un territoire donné.

Ainsi, les chercheuses et chercheurs seront enthousiastes à cette idée soutenue par le gouvernement d’intervenir autrement avec la population et participeront activement à cette réflexion, espérant ancrer la police dans des pratiques différentes, moins répressives et plus près des besoins des populations desservies, par des réformes appropriées dans la formation et l’organisation policière.

Voyons les raisons qui feront en sorte que la police communautaire qui verra le jour apportera non seulement peu de changements en profondeur au regard de ce qui était attendu par les chercheuses et chercheurs, mais accroîtra la judiciarisation policière pour de petits délits sans violence.

Les programmes spéciaux pour améliorer les relations avec la population

La décentralisation des services policiers américains permet plus aisément à un service qui désire innover de le faire. De plus, les technologies de communication plus avancées autorisent d’envisager une patrouille à pied qui ne sera pas isolée de son service. Ainsi, des dizaines de programmes spéciaux se mettront en branle aux États-Unis pour répondre à la demande gouvernementale d’améliorer les relations avec la population, surtout que le politique soutient ces initiatives ouvertement dans les médias et par le biais d’argent frais.

Selon les premières études évaluatives, ce sont les programmes de patrouilles à pied qui ont eu le plus de succès, car ils amélioraient les relations de la police avec les citoyen-ne-s. De plus, la population se sentait davantage en sécurité sur les territoires où ces programmes avaient été implantés. C’est pourquoi la pression politique s’est amplifiée dans les années qui ont suivi afin que les services policiers mettent en place des programmes de patrouilles à pied, que l’on désignera sous l’appellation de police communautaire.

Toutefois, comme les critères de rendement (arrestations, contraventions) n’ont pas changé, cela demeure peu intéressant pour les jeunes policier-ère-s de faire partie de ces programmes spéciaux pour faire avancer leur carrière, et leur recrutement est ainsi rendu difficile. De plus, particulièrement dans les quartiers diversifiés sur le plan ethnique et socioéconomique, qui doit-on écouter dans la population pour prioriser les besoins? Cela n’est pas du tout clair et rend difficile le travail des patrouilles à pied pour établir des priorités d’intervention, surtout que leur formation n’a pas changé. De toute manière, les liens se tissent peu avec la population et les organismes communautaires dans chacun des quartiers où la police communautaire est implantée, car la majorité des policier-ère-s, surtout les jeunes, restent peu de temps dans ces programmes, le temps en fait d’y inscrire cette expérience dans leur parcours de carrière.

Malgré tout, comme la satisfaction populaire à l’égard des patrouilles à pied demeure, le concept de police communautaire se répandra, surtout que les chercheuses et chercheurs encouragent les gouvernements à poursuivre cette voie, espérant toujours que cette police communautaire qui se dessine ouvrira la porte à des changements plus en profondeur dans la police. C’est ainsi qu’elle sera implantée dans plusieurs pays, y inclus au Canada à partir de 1985. Les mêmes constats quant à l’absence de diminution de la judiciarisation y seront observés.

L’approche de résolution de problèmes et la théorie de la vitre cassée

Deux théories développées par les chercheuses et chercheurs marqueront plus particulièrement le développement de la police communautaire en Amérique du Nord : l’approche de résolution de problèmes et la théorie de la vitre cassée.

Goldstein[2] développera la méthode de résolution de problèmes (identification du problème, analyse, stratégie de réponse, évaluation), par laquelle il espère que la police communautaire sera porteuse de changements majeurs dans les pratiques policières vers moins de répression. Il explique que pour que cette méthode donne les résultats attendus, cela signifie que des patrouilleuses et patrouilleurs mieux formés, plus autonomes et évalués différemment, pourront mieux répondre aux besoins de la population, minimisant le recours au pénal au profit de collaboration avec les ressources diverses sur le territoire. Toutefois, en milieu policier, ne sera retenue que la méthode de résolution de problèmes, sans les réformes demandées par Goldstein, ce qui ne diminuera pas l’usage du pénal, et même parfois l’augmentera. En effet, plusieurs des problèmes identifiés par la population ont élargi les lieux d’intervention de la police sur des problématiques qui auparavant étaient peu l’objet de ses activités, car elles avaient peu à voir avec le crime, mais davantage avec les désordres publics et les peurs populaires alimentées par les médias.

Il en est de même avec l’adoption par certains corps policiers des thèses soutenues par la théorie de la vitre cassée de Wilson et Kelling[3], qui considèrent que le mandat de la police communautaire est d’agir tant sur la peur du crime que sur le crime lui-même. Pour ce faire, ces chercheuses et chercheurs préconisent que la police communautaire intervienne dans un quartier dès que de petits désordres ou délits s’installent (graffitis, jeunes qui boivent dans les parcs, etc.). Si rien n’est fait, selon cette théorie, la peur du crime s’installe, et cela envoie le message à celles et ceux qui font ces petits désordres et délits que l’on peut continuer dans cette direction sans problèmes, amenant la détérioration d’un quartier et l’amplification de la peur du crime. Cette détérioration et cette peur feront en sorte que les personnes qui le peuvent vont changer de quartier, ne restant sur place que celles qui n’ont pas les moyens de s’en aller.

Pourtant, les études indiquent qu’il n’y a pas vraiment de lien entre la peur du crime et le crime lui-même (ce que Kelling lui-même va finalement reconnaître); la peur du crime renvoie généralement aux groupes dans la population qui apparaissent différents et menaçants, et aux incivilités. De plus, les médias amplifient ces peurs, par le sensationnalisme de certains faits divers. L’inscription de la police communautaire dans la théorie de la vitre cassée, que l’on désigne également en tant que police socio -préventive, ne fera ainsi qu’accentuer la discrimination à l’égard de certains groupes plus ciblés par les peurs populaires, et multiplier les cas de judiciarisation policière sur des événements qui autrefois n’auraient pas (ou peu) amené son intervention : dispersion de groupes de jeunes dans un parc le soir, judiciarisation des auteur-e-s de graffitis, etc. Enfin, dans les quartiers diversifiés sur les plans ethnique et socioéconomique, certaines voix seront plus fortes que d’autres pour identifier qui et quelles actions font peur, générant de la discrimination à l’égard de certains groupes d’âge, surtout les jeunes, et de certaines ethnies. Encore une fois, comme cette orientation de la police communautaire a été prise sans les réformes policières demandées par ces chercheuses et chercheurs pour diminuer la judiciarisation, elle n’a fait que renforcer les contrôles sur certaines clientèles.

En somme, sans changements en profondeur qui donnent aux patrouilleuses et patrouilleurs les outils nécessaires pour intervenir autrement, ces théories dont se revendiquent plusieurs programmes de police communautaire donnent lieu dans la pratique à des stratégies d’intervention qui sont à la source de nouveaux contrôles sociaux.

Le mythe de la communauté

En fait, conceptuellement, les fondements de la police communautaire sont problématiques. Dans l’expression police communautaire, à quelle communauté fait-on référence? En sociologie, le concept de communauté est associé à un groupe de personnes qui ont une histoire commune, ou encore des croyances et des conceptions communes. La communauté territoriale à la base de la police communautaire n’existe pas, les personnes aujourd’hui ne s’identifiant plus à leur communauté géographique de quartier, mais à des communautés d’intérêts comme celles du travail, des loisirs, etc. Ainsi, les policier-ère-s de quartier sont devant des communautés où les habitant-e-s se connaissent peu. Alors, que signifie pour les policier-ère-s communautaires de répondre aux besoins de la communauté de leur quartier? Le plus souvent, dans les réunions de quartier, les personnes présentes sont celles qui ont peur de certains groupes et d’autres plus aisées qui désirent diminuer certains désordres : itinérance, jeunes de la rue, etc.; dans ces forums, les organismes communautaires ont souvent de la difficulté à faire entendre leur voix.

Au bout du compte, selon les études évaluatives, la police finit par avoir les mêmes cibles qu’auparavant en utilisant les mêmes moyens, même si des zones de dialogue ont été établies. Enfin, dans certains corps policiers, l’arrivée, dans les années 1990, de nouvelles technologies liées à l’implantation de la police de renseignement (par exemple, la cartographie du crime et le système Compstat), a amené une pression sur la police communautaire afin que la population devienne une source d’information, et a renforcé les stratégies répressives à l’égard de petits délits, ce que l’on a désigné à New York comme police communautaire de tolérance zéro!

Malgré tout, l’attachement de la population à l’égard de la police communautaire demeure, car la dimension relations publiques d’une policière ou d’un policier à pied (ou à bicyclette) qui interagit avec la population demeure importante pour sécuriser certains groupes. Toutefois, ce dialogue avec certains policier-ère-s, même s’il est bienvenu parmi les citoyen-ne-s, ne doit pas empêcher un regard plus global sur la police communautaire au regard des attentes des chercheuses et chercheurs et de certains groupes qui vivent des rapports plus difficiles avec la police. En fait, cet élargissement de la répression policière à l’égard de petits délits qui s’est fondé sur la police communautaire tend à camoufler une tendance lourde dans plusieurs pays qui est la criminalisation du social, pour reprendre une expression de Crawford[4].

Conclusion : La judiciarisation des problèmes sociaux

Bien sûr, la plus grande judiciarisation amenée par la police communautaire n’avait pas été planifiée à l’origine, et de nombreux policier-ère-s ont navigué avec courage à contrecourant de leur organisation pour tenter d’intervenir autrement. Plusieurs chercheuses et chercheurs les ont épaulés, croyant que ce serait le début de grandes réformes dans la formation et l’organisation policières. Le résultat n’en reste pas moins ce qu’il est selon les données avant et après son implantation dans divers pays. Non seulement la police communautaire n’a-t-elle pas entraîné une diminution de la judiciarisation mais, plus grave encore, les approches dont elle se revendique amènent de plus en plus la gestion par la police de problématiques qui relèvent des programmes sociaux. Cette traduction des problèmes sociaux en problèmes de criminalité arrange les gouvernements. Elle détourne le regard des véritables facteurs associés aux comportements et situations problématiques ou encore des véritables menaces pour la population : coupures dans les programmes sociaux, manque d’accès aux services, problèmes d’intégration, pauvreté, etc.

En ce sens, si le politique avait intérêt à trouver une nouvelle manière de créer des liens entre certaines populations et la police, il n’avait pas vraiment d’intérêt à faire les changements attendus des chercheuses et chercheurs pour modifier en profondeur la police vers moins de judiciarisation. En fait, le grand gagnant de la police communautaire est le pouvoir politique. Grâce à cette police à pied plus près du public, le pouvoir politique a redonné de la légitimité à sa police qui, globalement, continue à réprimer les mêmes cibles et problèmes qu’auparavant, cibles et problèmes qui, en bonne partie, relèvent de l’inflation des lois pénales, des lacunes des programmes sociaux ou encore des disparités socioéconomiques.


Cet article renvoie à une recherche précédente : Beauchesne, Line (2010) La police communautaire : un écran de fumée, Bayard Canada, Montréal. On y trouvera l’ensemble des références en soutien à cet article.

[2] Goldstein, H., Problem-Oriented Policing, Philadelphia: Temple U.P., 1990.

[3] Wilson, J.Q. et Kelling, G. L., Broken Windows: the police and Neighborhood safety, The Atlantic Monthly, mars, 29-38, 1982.

[4] Crawford, A., La justice de proximité : appels à la « communauté » et stratégies de responsabilisation dans une idéologie managériale, La justice de proximité en Europe, pratiques et enjeux, Ramonville : Érès, 37-63, 2001.

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