Comment faire en sorte que les luttes pour les droits des personnes en situation de handicap soient les luttes de tout le monde?

La participation active des personnes en situation de handicap dans les différents réseaux de défense collective des droits contribuerait à renforcer la solidarité dans les différentes luttes à mener.

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Entrevue de Richard Lavigne, militant durant plus de 30 ans au sein de divers organismes – de base, régionaux et nationaux – de la défense collective des droits des personnes en situation de handicap. Ses fonctions l’ont également amené à participer activement au sein de nombreux comités de travail et de concertation de différents ministères ainsi que du milieu communautaire de la défense collective des droits. Suite à une consultation menée auprès du milieu de la défense des droits des personnes en situation de handicap, il a également siégé au conseil d’administration de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) à titre de représentant d’organismes de ce milieu.

Propos recueillis par Nicole Filion, militante à la Ligue des droits et libertés


LDL : Les luttes pour les droits des personnes en situation de handicap, les luttes de tout le monde : quels sont les principaux enjeux que cette question met en lumière?

Le premier enjeu a trait au fait que peu importe qui nous sommes, peu importe notre statut, nous avons tous et toutes les mêmes droits. Ce constat doit être acquis au départ, tant dans l’ensemble du milieu de la défense collective des droits que dans celui de la défense des droits des personnes en situation de handicap.

Le deuxième enjeu que cette question met en lumière c’est l’idée projetée que les luttes à mener viseraient la création de nouveaux droits en fonction de l’une ou l’autre des limitations fonctionnelles, alors qu’il s’agit davantage de mener des luttes communes visant à s’attaquer aux obstacles liés aux conditions d’exercice des droits. Ce n’est pas parce que les mêmes droits sont reconnus à l’ensemble de la population, que chaque personne est en mesure de les exercer. À plusieurs égards sur ce point, il y a beaucoup de rattrapage à faire en ce qui concerne les personnes en situation de handicap.

Le troisième enjeu que cette question met en lumière c’est l’urgence et la nécessité de faire en sorte que les préoccupations de tous les groupes marginalisés soient portées par l’ensemble du mouvement de la défense collective des droits. C’est la recherche de cette cohésion qui pose le principal défi. Cela concerne toutes les personnes marginalisées, que ce soit les personnes en situation d’itinérance, les personnes racisées, les personnes en situation de pauvreté, les Autochtones, les personnes en situation de handicap, etc.

On constate de manière générale un recul dans l’exercice des droits.

Ce n’est pas tant de mesurer l’importance relative de ces reculs pour l’un ou l’autre groupe qui compte. Il faut plutôt comprendre quels sont les impacts de ces reculs et considérer en quoi ceux‑ci diffèrent. Par exemple, les difficultés d’accès à un médecin de famille constituent un problème pour plusieurs personnes y compris celles qui sont en situation de handicap. Cependant, à ces difficultés il faut considérer pour celles‑ci les problèmes qui peuvent être liés à l’accessibilité physique des lieux ou à l’accessibilité au transport adapté pour se rendre à la clinique, aux enjeux liés à la communication (accès à des services d’interprétariat par exemple ou tout autre moyen de communication), etc. Ainsi, les solutions à trouver pour assurer l’accès à un médecin de famille pour tous les membres de la société doivent tenir compte de ces distinctions sans pour autant les mettre en opposition les unes par rapport aux autres, si on veut avancer collectivement.

LDL : Est-ce que le mode d’intervention de l’État à l’égard des personnes en situation de handicap a eu un impact sur la manière de mener les luttes pour les droits des personnes en situation de handicap?

Lorsque les communautés religieuses ont été amenées à céder à l’État le rôle central qu’elles jouaient en matière d’éducation et de santé, l’approche jusqu’alors fondée sur la charité et la compassion, notamment en ce qui concerne les personnes en situation de handicap, n’a pas été abandonnée pour autant. Ainsi, le premier projet de loi concernant les personnes en situation de handicap (présenté en juin 1976 par le gouvernement de Robert Bourassa, dont l’étude a pris fin avec le déclenchement des élections de l’automne 1976) se fondait sur la protection des personnes en situation de handicap par opposition à l’affirmation de leurs droits.

Il aura fallu que les personnes en situation de handicap reprennent à leur tour le discours des droits. Or, cela n’allait pas de soi, même au sein de notre propre mouvement. Il nous a fallu faire avancer cette idée par l’éducation populaire.

Puis, sous le gouvernement de René Lévesque, en 1978, vint l’adoption de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées et la création de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ). Au lieu de confier à tout l’appareil de l’État l’obligation de considérer les droits des personnes en situation de handicap lorsqu’il s’agit de créer divers programmes et services, l’État a confié à l’OPHQ le soin de gérer différents programmes. Au fil des ans, les programmes ont été transférés – les budgets également – vers différents ministères.

On a cependant omis d’imposer, à chacun de ces ministères, au moment de concevoir un nouveau programme, service, politique, règlement, etc., l’obligation d’en considérer l’impact sur l’exercice des droits des personnes en situation de handicap.

Ce qui a eu pour conséquence que des programmes, services, politiques, règlements, se sont révélés après coup non adaptés aux réalités des personnes en situation de handicap et qu’il a fallu entreprendre une longue démarche pour obtenir les changements requis pour que celles‑ci puissent en bénéficier pleinement. C’est ainsi que l’on s’est retrouvé au sein des différents ministères dans des comités à part, des tables de concertation à part, des enveloppes à part pour remédier aux obstacles au droit à l’égalité des personnes en situation de handicap. Cela n’est pas sans incidence sur la manière d’interagir avec l’État, chaque groupe, en raison du type de limitation fonctionnelle visée, étant appelée à intervenir dans les silos imposés par l’État, pour faire en sorte qu’on remédie après coup aux lacunes des différents programmes et politiques.

LDL : Comment se sont développés les liens entre le milieu de la défense collective des droits et celui des personnes en situation de handicap?

Je dirais que ces liens se sont développés en trois étapes. Autour des années 70, lorsque le milieu communautaire a développé une approche fondée sur les droits, les différents groupes de défense des droits des personnes en situation de handicap adressaient leurs revendications à l’OPHQ. La mobilisation était en quelque sorte spécialisée, pour ne pas dire ségrégée! Ce travail de mobilisation a néanmoins été le prélude en quelque sorte de notre envol en matière de défense collective des droits.

Puis, au sein d’une partie de notre milieu, a surgi la volonté de s’inscrire dans une démarche plus globale avec les autres groupes de citoyen-ne-s.

J’y ai pris part. Cette approche a marqué certaines avancées, mais je la sentais fragile et ce que je comprends des dernières années, c’est qu’il semble y avoir un repli sur soi, un retour vers un certain cloisonnement. Cela peut s’expliquer de différentes façons : les problèmes auxquels les gens sont confrontés sont multiples et parfois très complexes, ce qui vient alourdir la tâche des groupes de défense des droits des personnes en situation de handicap et a pour effet qu’on est peut‑être moins présent dans les différentes instances qui réunissent l’ensemble des groupes communautaires. Les gens se concentrent sur leurs luttes. C’est légitime, mais les avancées faites sur cette base peuvent être plus facilement susceptibles de reculs, les luttes pour les obtenir ayant été moins collectives.

LDL : Pouvez-vous donner des exemples de luttes collectives qui ont été menées en prenant en considération la lutte pour les droits des personnes en situation de handicap?

La lutte pour le droit à un revenu suffisant – lutte contre la pauvreté – constitue un bon exemple de la prise en considération de la lutte pour les droits des personnes en situation de handicap bien que cette perspective n’était pas acquise au départ! On peut aisément faire le constat que les personnes en situation de handicap connaissent un niveau de pauvreté significatif et malheureusement persistant. Malgré ce constat, on a eu de la difficulté au début à cheminer toutes et tous ensemble dans ce dossier. Ces difficultés ont surgi à propos de la reconnaissance des besoins spécifiques liés aux différentes limitations fonctionnelles en complément des besoins de base pour toute personne. Alors qu’on arrivait à s’entendre sur la revendication d’un revenu suffisant pour permettre à toute personne de se loger, se nourrir, se vêtir ; lorsqu’il s’agissait d’envisager par quels moyen ou mécanisme on assurerait aux personnes en situation de handicap une couverture adéquate de leurs besoins spécifiques, souvent non répondus par les services publics, on se heurtait à une incompréhension de cette problématique.

Cette incompréhension a heureusement été levée par la suite à partir du moment où la reconnaissance de ces besoins spécifiques a été associée non pas à une lutte en faveur de privilèges, mais bien à une lutte pour la reconnaissance du droit à un revenu suffisant dans une perspective de droit à l’égalité.

LDL : Qu’est-ce qui pourrait contribuer à assurer une plus grande solidarité avec les luttes pour les droits de personnes en situation de handicap?

Je pense qu’une meilleure compréhension du processus de production du handicap pourrait certainement contribuer à accroître cette solidarité : à partir du moment où il est entendu que la situation de handicap dans laquelle se trouve une personne provient d’un ensemble de considérants auxquels il est possible de remédier par différents moyens, du point de vue de l’environnement physique, économique, social, technologique, etc. On se situe alors résolument dans une perspective qui vise à lever les obstacles à la participation sociale des personnes. Par exemple, une personne aveugle se trouvera en situation de handicap dans la mesure où un document se présente sur format papier ou en format électronique non accessible tel que le PDF image. On peut y remédier en rendant ce document accessible en format PDF texte et en s’assurant que la personne ait accès à un logiciel approprié. On y aura alors remédié par différents moyens liés à l’environnement technologique et fourni les moyens nécessaires à la participation sociale de cette personne.

Je crois également que la participation active des personnes en situation de handicap dans les différents réseaux de défense collective des droits contribuerait à renforcer la solidarité dans les différentes luttes à mener.

Pour faciliter cette participation, les organisations de défense collective des droits doivent procéder, à l’interne, à l’examen des obstacles que rencontrent les personnes en situation de handicap au sein même de leur organisation et y remédier. C’est ainsi qu’un travail d’analyse et de sensibilisation mené au sein des organisations qui viennent en aide aux femmes victimes de violence conjugale a fait en sorte que la problématique des femmes en situation de handicap est prise en compte par ces organisations.

Enfin, de la même manière que l’État doit considérer l’impact de ses mesures, programmes et politiques sur les conditions d’exercice des droits de personnes en situation de handicap, les organisations de défense des droits doivent mesurer dans quelle mesure les revendications qu’elles portent contribuent à lever les obstacles à l’exercice des droits des personnes en situation de handicap.

En conclusion…

Les préoccupations liées à l’urgence climatique et les changements de fond qu’il faudra apporter pour y remédier, tant sur le plan social qu’économique offrent une occasion à saisir pour lier ces préoccupations à celles des personnes en situation de handicap de même que celles de toute personne marginalisée. C’est une responsabilité partagée : les organisations des personnes en situation de handicap doivent prendre part à cette démarche et le mouvement de la défense collective des droits doit s’informer et se former à la réalité des personnes en situation de handicap!