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Revue Droits & Libertés, aut. 2018
Lysiane Roch, au nom du comité de rédaction
Le 9 août 2008, Fredy Villanueva était abattu et d’autres jeunes étaient blessés par le policier Jean-Loup Lapointe à Montréal-Nord. L’affaire Villanueva a non seulement mis en lumière les pratiques discriminatoires du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et les règles entourant l’usage de la force, mais elle a aussi discrédité le mécanisme d’enquête sur la police en vigueur et contribué à la création d’un nouveau mécanisme d’enquête. Or, 10 ans après le décès de Fredy Villanueva, force est de constater que le profilage, l’usage de la force et l’impunité policière demeurent des problèmes persistants.
Alors que la police, comme institution, devrait protéger les droits humains et leurs conditions d’exercice (droit à la vie, à la sécurité, à la liberté, etc.), elle est souvent au contraire source de violation de droits : profilage discriminatoire, surveillance de militant-e-s, brutalité policière, contrôle des manifestations, etc. Après des décennies de travail sur ce dossier, nous constatons que malgré l’importance des enjeux, la population et les groupes sociaux ont très peu de prise sur cette institution très opaque et fermée. C’est ce constat qui nous a amenés à plonger au cœur de l’univers policier dans ce numéro de Droits et libertés, afin de contribuer à lever le voile d’opacité qui entoure les forces policières et leurs rapports avec la société et les autorités politiques.
La police au Québec : pour qui, pour quoi?
En 1829, Sir Robert Peel affirmait que « la police est le public et que le public est la police; les policiers ne sont que des membres du public qui sont payés pour consacrer à plein temps leur attention à des fonctions qui incombent à tout citoyen dans l’intérêt du bien-être et de l’existence de la collectivité ». Dans notre modèle d’inspiration anglo-saxonne, chacun-e a un devoir en matière de sécurité de toutes et tous et «si nous acceptions, collectivement, de léguer une part de cette responsabilité à des professionnels payés pour l’assurer, ces derniers, en retour, se trouveraient à avoir plus de devoirs de reddition de compte que de pouvoir envers les populations[1]». Les différents articles qui composent ce numéro illustrent l’écart important entre ce principe au fondement de notre modèle de police et la réalité.
Dans les années 1970-1980, est née aux États-Unis la volonté d’implanter une police communautaire afin d’« ancrer la police dans des pratiques différentes, moins répressives et plus près des populations desservies[2] », modèle qui a aussi été implanté au Canada à partir de 1985. Or, la police « communautaire » telle que nous la connaissons a plutôt entraîné de nouveaux contrôles sociaux et une gestion par la police de problématiques qui relèvent de programmes sociaux.
Depuis quelques décennies, comme on pourra le lire dans un des articles, nous assistons à une militarisation croissante des forces policières en Amérique du Nord qu’aucune hausse du crime ne vient justifier, mais qui s’explique plutôt par une volonté de réprimer les mouvements de contestation sociale et de soutenir le néolibéralisme.
La criminalisation et le contrôle social par les forces policières ciblent plus particulièrement les personnes racisées, les Autochtones et les personnes marginalisées, comme l’exposent plusieurs auteur-e-s de ce numéro. Parallèlement, la police échoue dans son rôle de protéger ces mêmes populations en raison de stéréotypes dont plusieurs tirent leurs racines dans un racisme historique, qui remonte à l’esclavage dans le cas des personnes noires et à la colonisation pour ce qui est des Autochtones. Pire encore, ce racisme historique favorise et légitime la violence de la part des forces policières envers ces personnes, comme en témoignent les trop nombreux cas de décès aux mains des agent-e-s de police, de brutalité policière, d’agressions sexuelles, d’intimidation, etc.
Comment transformer véritablement cette institution?
Les groupes sociaux et les chercheur-e-s proposent plusieurs solutions pour améliorer les pratiques policières et les rendre plus conformes aux exigences des droits humains, et ce depuis de nombreuses années. Plusieurs pistes sont avancées dans cette revue, telles que l’ajout de nouveaux critères de sélection des étudiant-e-s en technique policière; l’imposition de formation obligatoire pour les agent-e-s de police déjà en fonction; la révision des règles d’encadrement de l’usage de la force; la mise en place de nouvelles directives et procédures; l’amélioration des recours et des mécanismes de surveillance, etc.
Les changements peuvent parfois être difficiles à imposer et ne donnent pas toujours les résultats escomptés – quand ils n’ont pas carrément des effets pervers. Pour comprendre pourquoi ces transformations sont si difficiles à obtenir, nous nous sommes intéressés à la notion de culture policière. Ce que certains articles nous apprennent, c’est qu’il n’existe pas une telle chose que LA culture policière. Il s’agit plutôt d’un « continuum mouvant susceptible de connaître des réaménagements majeurs[3] » selon différents facteurs. On peut aussi parler DES cultures policières, qui doivent être situées dans le contexte politique et social du maintien de l’ordre dans lequel les policières et policiers jouent un rôle. Il nous semble y avoir là des pistes de réflexion intéressantes qui mériteraient d’être creusées davantage.
Impunité et reddition de compte
L’immunité et l’impunité policières sont d’autres problèmes graves et persistants auxquels la Ligue des droits et libertés (LDL) s’attaque depuis des décennies. Dans les années 80, nous avons réussi à obtenir un code de déontologie policière uniforme pour toute la province. Or, ce mécanisme de plainte comporte des lacunes majeures. De plus, comme le démontrent les résultats d’une recherche présentée dans ce numéro, les plaintes n’ont pas d’impacts sur le renforcement des normes professionnelles des policières et policiers.
Une autre des luttes importantes que nous avons menées avec d’autres groupes visait l’obtention d’un mécanisme d’enquête indépendant sur la police. En 2016, le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) est entré en fonction. Malheureusement, le BEI ne correspond pas aux standards d’indépendance et de transparence auxquels on est en droit de s’attendre. L’avancée que représente le BEI par rapport aux enquêtes de la police sur la police reste à démontrer. Au moment d’écrire ces lignes, la LDL et d’autres organisations viennent de dévoiler des lettres de la directrice du BEI adressées à différents corps de police faisant état d’entraves au déroulement de ses enquêtes. Directement interpellée suite à cette affaire, la ministre de la Sécurité publique n’a pris aucun engagement pour rectifier la situation.
Ce cas illustre un des nœuds les plus importants auxquels nous faisons face, soit l’incapacité des pouvoirs politiques de faire face au pouvoir des corps de police pour leur imposer des changements et leur demander de rendre des comptes à la population. L’École nationale de police du Québec, les différents corps de police et les syndicats policiers semblent détenir un pouvoir énorme sur toutes les décisions qui concernent l’encadrement des pratiques policières. Et c’est sans compter que les élu-e-s dépendent des forces policières pour surveiller et réprimer les mouvements de contestation sociale, comme on a pu le constater lors de la grève étudiante de 2012. En somme, il est plus facile pour les pouvoirs politiques d’entreprendre des réformes de façade que de s’attaquer aux problèmes de fond de l’institution policière… et aux problèmes sociaux auxquels la répression policière permet d’éviter de s’attaquer.
Percer le mur de l’opacité
Alors que transformer la police demanderait au premier plan de bien la connaître, les chercheur-e-s, les groupes sociaux et la population font face à des obstacles majeurs lorsqu’ils cherchent à obtenir des informations qui devraient pourtant être publiques. Pour reprendre l’exemple des lettres cité précédemment, c’est une demande d’accès à l’information d’un militant de la Coalition contre la répression et les abus policiers qui a permis de faire connaître au grand public l’existence d’entraves aux enquêtes du BEI. Or, les informations sur le déroulement des enquêtes devraient être publiques dès le départ sur le site de l’institution, comme nous le demandons depuis sa création. Dans une société démocratique, la population devrait être en mesure de surveiller ce que fait la police qui, rappelons-le, dispose du pouvoir exceptionnel de tuer.
Quant aux recherches indépendantes sur la police, elles se font très rares. Pourtant, elles sont incontournables pour avoir un regard véritablement critique sur les pratiques policières, sans influence des intérêts policiers et politiques, comme en témoigne la pertinence de celles qui sont rapportées dans ce numéro.
La police au Québec : intouchable?
L’échec de plusieurs réformes passées et l’ampleur des défis peuvent donner une impression d’impuissance. Pourtant, les victoires méritent d’être soulignées.
Des groupes antiracistes, des communautés autochtones, des organisations féministes, des organisations syndicales, des organisations de défense des droits, des militant-e-s contre l’impunité policière et plusieurs autres groupes collaborent et luttent avec acharnement contre le profilage, l’impunité policière, l’utilisation de certaines armes et la brutalité policière. Des victimes, des familles et des communautés se mobilisent pour que la vérité soit connue et que la justice soit rendue. On ne doit pas sous-estimer les gains de ces personnes et de ces groupes. Des informations sont rendues publiques. Des policières et policiers fautifs sont accusés. Des armes sont retirées. Des victimes sont dédommagées, difficilement, au terme de longs combats juridiques. Des mécanismes sont mis en place. Des activités de formation sont imposées. Des élue-s sont interpellés et doivent rendre des comptes.
La LDL et d’autres organisations cherchent depuis quelques années à transformer la Commission de la sécurité publique (CSP) de Montréal pour en faire un véritable mécanisme de reddition de comptes et d’examen des façons de faire du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), mécanisme qui pourrait être repris dans d’autres municipalités. La tenue d’une séance de la CSP de Montréal lors de laquelle un nouveau directeur du SPVM a eu à répondre aux questions de la population dans le cadre d’un processus de nomination n’est pas étrangère à ces démarches que nous avons menées collectivement et que nous comptons poursuivre.
Pour obtenir des transformations de fond des pratiques policières, nous devons obtenir des mécanismes de transparence, de participation, de surveillance et de reddition de comptes qui soient durables, inscrits dans la loi plutôt qu’accordés à la pièce. Il faudra pour cela que les élu-e-s municipaux et provinciaux cessent de se cacher derrière l’argument de la séparation des pouvoirs et fassent preuve de courage politique. Le politique peut et doit avoir le contrôle sur la manière dont la police fonctionne. C’est la responsabilité des élu-e-s de s’assurer que le travail de la police soit conforme aux chartes des droits.
À la Ligue des droits et libertés, notre travail sur la police et les droits remonte à notre création, il y a 55 ans. Nous demeurons convaincus que des changements de fond sont possibles. Une telle lutte exige une grande persévérance, beaucoup de rigueur et du travail collectif, ce que de très nombreux groupes au Québec font depuis des années, et que nous devrons poursuivre avec acharnement. C’est donc une bataille à poursuivre mais aussi à élargir en déconstruisant la perception encore trop répandue que la population n’aurait aucune prise pour transformer la police. Si nous souhaitons un regard et un contrôle citoyens sur cette institution, c’est à nous toutes et tous qu’il revient de l’exiger et de l’imposer.
[1] Marc Alain, dans ce numéro, p. 43.
[2] Line Beauchesne, dans ce numéro, p. 12.
[3] Marc Alain, dans ce numéro, p. 42.
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