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Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021
Isabelle Mimeault, responsable de recherche, Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF)
Le regard médical a traditionnellement considéré les femmes, leurs cycles, les étapes de leur vie reproductive, leur esprit même comme des problèmes. Leur cycle menstruel, leurs grossesses, leur ménopause, leur détresse face aux violences sexuelles, par exemple, ont été examinés sous la lorgnette de maladies à traiter. En font foi le traitement quasi systématique des douleurs menstruelles par la pilule contraceptive, l’hormonothérapie longtemps recommandée au mitan de la vie sans égard à ses effets secondaires, les antidépresseurs encore prescrits à la moindre larme versée lors d’une consultation médicale, en raison par exemple d’une trop lourde charge mentale liée à de multiples rôles sociaux ‒ conjointe, mère, travailleuse, proche aidante[1].
La médicalisation de la santé des femmes en Occident remonte aux débuts de la médecine scientifique, au XIXe siècle[2]. À cette époque de professionnalisation de la médecine, la recherche en laboratoire se développe, de même que la science positiviste, dans une perspective mécaniste et cartésienne basée sur les travaux de Descartes et Newton (XVIIe s.). La théorie des germes de Pasteur (1860) devient bientôt l’un des socles de la médecine moderne, avec en arrière-plan une vision étroite de l’être humain, selon laquelle le corps et l’esprit sont des entités séparées. Selon cette vision mécaniste, la santé se définit à l’intérieur de normes biochimiques (taux de sucre par exemple) et sociales (homme blanc hétérosexuel).
Médicaliser, c’est traiter un phénomène naturel (menstruations, ménopause…) ou un contexte de vie (pauvreté, violence…) comme s’il s’agissait d’une maladie appelant un traitement médical. À différencier de médicamenter : donner ou prendre un médicament.
Au cours de la même période s’élaborent des théories racistes pour justifier le colonialisme et des hypothèses médico- scientifiques pour expliquer la faiblesse naturelle des femmes. Les traités médicaux de l’époque avancent que l’utérus et les ovaires des femmes dominent leur corps et leur esprit défaillants : mal de gorge ou de tête, problèmes de cœur, de poumons ou de foie, indigestion ou constipation, irritabilité ou folie, toute pathologie féminine trouve son origine dans un trouble de ces organes. L’ablation des ovaires et de l’utérus est pratiquée à grande échelle, causant la mort de nombreuses femmes.
Précisons que les femmes touchées par de tels traitements médicaux, issues des classes aisées, les utilisent comme moyen de contraception. Parmi ces femmes contraintes à l’oisiveté et à l’obéissance au mari, une mystérieuse maladie se répand parmi les plus rebelles d’entre elles, l’hystérie. Sortes d’actes de révolte contre la domination masculine, les débordements hystériques attirent l’attention des psychiatres[3], qui inventent des traitements de plus en plus punitifs à leur égard : ridiculiser, apeurer, menacer, voire asphyxier. Par contraste, au même moment, de multiples femmes des classes ouvrières pauvres, mal nourries et pourtant estimées robustes meurent en accouchant de leurs nombreux enfants.
Dans le contexte de professionnalisation de la médecine et de développement d’un marché de la santé, le mythe de la fragilité naturelle des femmes, utilisé pour conserver un ascendant sur cette lucrative clientèle, sert aussi d’argument pour les exclure des écoles de médecine. Sages-femmes, guérisseuses et soignantes depuis la nuit des temps, elles sont nombreuses à revendiquer une reconnaissance de leurs pratiques éprouvées. Le Rapport Flexner (1910), commandité par la fondation Rockefeller pour analyser l’enseignement de la médecine en Amérique, a pour effet d’exclure les femmes et leur médecine holistique[4].
Au début du XXe siècle, avec la découverte de molécules synthétisées en laboratoire, une nouvelle élite médicale de docteurs réguliers formés dans les écoles reconnues s’associe aux magnats du pétrole (Carnegie, Rockefeller) pour imposer une seule manière acceptable de soigner[5], soit diagnostiquer une maladie et prescrire un médicament de synthèse. L’industrie pharmaceutique, profitant de l’autorité morale que lui confère son alliance avec la médecine scientifique, se développe rapidement après la Seconde Guerre mondiale. Un complexe médico-industriel[6] prend de l’expansion et les liens incestueux entre l’institution médicale, la haute technologie et les sociétés multinationales se précisent[7].
La signature de l’ALÉNA en 1994 marque une accentuation de la vision marchande de la santé, afin de répondre aux impératifs néolibéraux. L’État canadien réduit ses transferts aux provinces et le système de santé évolue vers une privatisation des services et une médicamentation accrues. Une analyse[8] sur trois décennies (1975-2005) démontre un accroissement considérable de dépenses publiques en médicaments, des dépenses consacrées aux hôpitaux supérieures aux autres dépenses publiques en santé, et une diminution des dépenses destinées aux médecins et à la santé publique. Les réformes successives du système public ont des effets sur la prestation de soins. Plus que jamais, on traite la maladie et non la personne, ce qui marque un renforcement du virage vers une surprescription de tests et de médicaments, qui s’observe pour toute la population, mais qui touche particulièrement les femmes et les populations les plus démunies, qui font les frais de cette approche interventionniste et agressive[9].
Pourquoi continuons-nous à croire en cette médecine? Certes, parce qu’elle sauve des vies ; plusieurs médicaments et procédures sont essentiels et nous ne saurions nous passer d’eux. Mais aussi parce que cette approche biomédicale et réductionniste de la santé est profondément ancrée dans notre vision du monde. Cette culture de consommation serait-elle un angle mort de notre système de soins, centré sur le diagnostic, la maladie et les traitements onéreux? La maladie et son corollaire, la médicalisation tous azimuts seraient-elles devenues une sorte d’obsession collective? La peur de la mort et de l’inexplicable ou simplement la soif de profits nous aveugleraient-elles quand notre système de santé maltraite les personnes les plus vulnérables de notre société?
La science, influencée par le contexte culturel dans lequel elle est produite, reflète ce que nous sommes : elle n’est ni pure, ni neutre. Le rapport des femmes avec la médecine illustre à quel point c’est une construction sociale ancrée dans l’histoire. Aussi pourrions-nous commencer par sortir de nos ornières mécanistes et scientistes héritées du XIXe siècle pour enfin entrer dans le XXIe siècle. Nous pourrions nous appuyer sur de nouveaux paradigmes scientifiques[10] et nous réclamer de principes de justice sociale[11] pour toutes et tous.
SANTÉ DES FEMMES ET COVID : UN RECUL DE 30 ANS À COMBLER
PROPOSITIONS POUR UN NOUVEAU PLAN D’ACTION EN SANTÉ ET BIEN-ÊTRE DES FEMMES
À la lumière de la crise sanitaire actuelle, le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF) a remis au ministère de la Santé et des Services sociaux en octobre 2020, un ensemble de propositions pour un nouveau plan d’action en santé et bien-être des femmes.
Pour le consulter : http://rqasf.qc.ca/wp-content/uploads/ propositions_plan_sante_femmes.pdf
[1] RQASF, Changeons de lunettes! Pour une approche globale et féministe de la santé, Montréal, RQASF, 2008, 59-68. http://rqasf.qc.ca/approche-globale- de-la-sante-idees-forces
[2] Données historiques principalement issues de Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Fragiles ou contagieuses : Le pouvoir médical et le corps des femmes, 2eéd. 2011, trad. Éditions Cambourakis, 2016, p. 23-59.
[3] Voir le rapport de recherche du RQASF, Santé mentale au Québec, p. 29-31, http://rqasf.qc.ca/sante-mentale/enjeux-scientifiques-medicalisation
[4] Isabelle Mimeault, « Perspectives féministes pour une médecine plus inclusive », Revue Relations, à paraître en novembre
[5] Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières : Une histoire des femmes soignantes, Paris, Cambourakis, 2014, p. 82-87.
[6] ATTAC, Le complexe médico-industriel, Paris, Mille et une nuits,
[7] Peter Gøtzsche, Remèdes mortels et crime organisé : Comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé, trad. Fernand Turcotte, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015.
[8] Bonneville et J. G. Lacroix, « Une médicamentation intensive des soins au Québec (1975-2005) », Recherches sociographiques, XLVII (2), 2006, p. 321- 334.
[9] Voir les ouvrages de Jean-Claude St-Onge, dont L’imposture néolibérale (2017), L’envers de la pilule (2008).
[10] Citons, par exemple, la théorie de l’univers connecté de Nassim Haramein (resonancescience.org); l’épigénétique, selon laquelle notre environne- ment façonne l’expression de nos gènes; la biophysique de Fritz Popp mon- trant comment nos cellules communiquent entre elles dans notre corps; et la nouvelle biologie moléculaire (Lynn Margulis) qui suggère que la coopération l’emporte sur la compétition dans le monde du vivant.
[11] À cet effet, plusieurs propositions ont déjà été énoncées en ces pages : « La santé au carrefour de tous nos droits », Droits et libertés, Vol 32 no 2 (au- tomne 2013), p. 26-29.