Laïcité de l’État et droits humains au Québec

Dans son mémoire, la Ligue des droits et libertés exprime de profondes réserves en ce qui a trait à la composition et au mandat du Comité d’étude sur le respect des principes de la Loi sur la laïcité de l’État et sur les influences religieuses.

LAÏCITÉ DE L’ÉTAT ET DROITS HUMAINS AU QUÉBEC

MÉMOIRE

 

 

PRÉSENTÉ AU COMITÉ D’ÉTUDE SUR LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA
LOI SUR LA LAÏCITÉ DE L’ÉTAT ET SUR LES INFLUENCES RELIGIEUSES

8 JUIN 2025


 

Table des matières

Un comité partisan au mandat biaisé

La Ligue des droits et libertés, un acteur clé de la laïcisation de l’État québécois

Les obligations nationales et internationales du Québec

La laïcité de l’État, essentielle au respect des droits et libertés

La laïcité et la lutte contre le sexisme

La laïcité et la lutte contre le racisme et l’islamophobie

ANNEXE 1

ANNEXE 2

Un comité partisan au mandat biaisé

La Ligue des droits et libertés soumet aujourd’hui un mémoire Comité d’étude sur le respect des principes de la Loi sur la laïcité de l’État et sur les influences religieuses, tout en exprimant de profondes réserves en ce qui a trait à sa composition et à son mandat. Nous souhaitons d’abord dénoncer le fait que ce comité soit composé de seulement deux personnes, dont la vision est d’ores et déjà bien connue et qui soutiennent ouvertement le modèle de « laïcité » attentatoire aux droits humains défendu par l’actuel gouvernement. Cela fait partie d’une manœuvre politique plus large, que nous avons aussi pu voir en 2023 et 2024 avec la création du Comité de sages sur l’identité de genre et du Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, qui consiste à mettre sur pied un comité hautement partisan avec un mandat taillé sur mesure pour justifier des lois ou des politiques souhaitées en amont par le gouvernement. Plutôt que de permettre au gouvernement d’approfondir sa compréhension et d’élargir ses perspectives sur une importante question, un tel mandat semble voué uniquement à reproduire, alimenter et justifier sa propre vision. Nous avons donc des raisons de craindre que l’exercice de synthèse et les recommandations émanant du Comité ne reflètent pas l’ensemble des points de vue existant sur la façon de mettre en place une véritable laïcité de l’État et qu’elles contribuent à banaliser les attaques qui se multiplient à l’égard du système québécois de protection des droits humains.

Nous déplorons également le mandat limité dévolu à ce Comité. En effet, ce mandat vise essentiellement à renforcer « l’application des principes de la laïcité de l’État » et à identifier tout « obstacle susceptible d’entraver son respect ». Or, nous croyons qu’un comité consultatif en la matière aurait dû avoir pour priorité d’étudier les impacts de la Loi sur la laïcité de l’État, un exercice auquel le gouvernement ne s’est pas encore prêté, 6 ans après l’entrée en vigueur de la Loi 21. Cela nous semble d’autant plus évident que plusieurs études indépendantes ont déjà démontré les effets néfastes et discriminatoires de cette loi, depuis son adoption en 2019, en particulier sur les femmes musulmanes portant le hijab. En effet, les recherches ont démontré que cette loi a provoqué, surtout en milieu scolaire, une augmentation des microagressions, des préjugés, du profilage, de la discrimination et du racisme ordinaire, en plus d’accentuer les tensions sociales, le sentiment d’exclusion et le climat de méfiance et d’insécurité (voir ANNEXES 1 et 2). Le fait de mandater un Comité pour évaluer les manières de renforcer l’application et d’élargir la portée d’une loi discrimination et attentatoire aux droits humains nous paraît non seulement problématique, mais également dangereux.

Bien que ce Comité soit illégitime, tant par sa composition que par son mandat, nous déposons ce mémoire afin d’alerter les élu-e-s et le public des dangers que feraient porter le renforcement de la Loi sur la laïcité de l’État aux droits de l’ensemble de la population québécoise. Nous souhaitons également insister, comme nous l’avons fait à plusieurs reprises depuis l’arrivée au pouvoir du présent gouvernement, sur l’obligation qu’a l’État québécois de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits humains, ce qui implique de respecter les Chartes des droits et ses obligations en vertu du droit international des droits humains.

Dans ce mémoire, nous soulignons que l’idée de renforcer la Loi sur la laïcité de l’État est susceptible de conduire à une triple impasse. D’abord une impasse en matière de droits humains, alors que les soi-disant « droits collectifs » de la majorité sont trop souvent invoqués pour discriminer les membres de certaines minorités religieuses et de certains groupes ethniques ou racisés. Ensuite, une impasse en ce qui concerne l’égalité entre les femmes et les hommes, puisque cette loi a des conséquences sur un groupe particulier, celui des femmes musulmanes portant le hijab. Enfin, une impasse qui touche au concept même de laïcité, tandis que le gouvernement défend une fausse laïcité discriminatoire et qui alimente le xénophobie et le racisme, et en particulier l’islamophobie.

Dans les pages qui suivent, nous dresserons un bref aperçu du rôle de la Ligue des droits et libertés, depuis sa fondation en 1963, dans le mouvement pour la laïcisation de l’État au Québec. Nous insisterons par la suite sur les obligations de l’État québécois en matière de respect, de protection et de mise en œuvre des droits humains, ainsi que sur les dangers de dissocier la laïcité et le respect de ces droits. Nous discuterons enfin de l’importance de lier la promotion de la laïcité aux droits humains et à la lutte contre le sexisme et le racisme.

La Ligue des droits et libertés, un acteur clé de la laïcisation de l’État québécois

La Ligue des droits et libertés (LDL) a joué un rôle majeur dans la promotion de la laïcité de l’État au Québec, dans une perspective centrée sur la défense et la promotion des droits humains. Dès sa fondation, en 1963, elle a combattu la censure exercée par l’Église catholique et lutté contre les forces religieuses conservatrices opposées notamment à la liberté de parole, à l’immigration, au pluralisme religieux et à la reconnaissance des droits des femmes et des personnes LGBTQ+. La LDL a milité contre la mainmise religieuse sur l’éducation, en revendiquant un système d’éducation non confessionnel et respectueux des droits et libertés. Elle a notamment pris position contre le financement public des écoles privées confessionnelles, pour la déconfessionnalisation des commissions scolaires et pour le retrait de l’enseignement religieux des écoles publiques. En 1993, elle s’est jointe à la Coalition pour la déconfessionnalisation du système scolaire, qui a joué un rôle important dans la mise en place des commissions scolaires linguistiques au Québec.

La LDL s’est également impliquée dans les débats qui ont cours au Québec depuis le début des années 2000 sur les accommodements raisonnables, la gestion du pluralisme religieux, l’interculturalisme et divers lois et projets de loi portant sur la laïcité de l’État. Elle a notamment participé aux travaux de la Commission Bouchard-Taylor (2007) ainsi qu’aux consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi 63, Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne (2008); sur le projet de loi 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements (2011); sur le projet de loi 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement (2014); ainsi que sur le projet de loi 62, Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes (2017).

Plus récemment, en 2025, elle participé aux consultations sur le projet de loi 52 qui avait pour objet de renouveler le recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne en ce qui a trait à la Loi sur la laïcité de l’État;  sur le projet de loi 84, Loi sur l’intégration nationale; et enfin sur   le projet de loi 94, Loi visant notamment à renforcer la laïcité dans le réseau de l’éducation et modifiant diverses dispositions législatives.

En tant que plus ancienne organisation de défense des droits humains au Québec, la LDL possède donc une expertise reconnue en matière de laïcité. Et dans toutes ses interventions, elle a inlassablement rappelé que toute politique visant à encadrer la laïcité de l’État doit avoir pour objectifs premiers d’approfondir la séparation du religieux et du politique, de renforcer la protection du droit à l’égalité et d’assurer le respect et la mise en œuvre des libertés de conscience, de religion et d’expression, ainsi que de l’ensemble des droits humains, dans une perspective fondée sur l’interdépendance de tous les droits.

Notre mémoire s’inscrit dans la continuité de nos interventions passées, en prônant une laïcité qui ne fait pas l’impasse sur les droits humains, mais en intègre la logique et en fait un instrument de promotion de l’égalité, de la liberté et des droits de toutes et tous au sein d’une société profondément diversifiée, notamment sur le plan des croyances religieuses.

Les obligations nationales et internationales du Québec

La LDL tient d’abord à rappeler que le gouvernement du Québec, à l’instar du gouvernement du Canada, a l’obligation de respecter, protéger et mettre en œuvre l’ensemble des droits reconnus dans le droit international des droits humains. Il est lié par plusieurs instruments internationaux de protection des droits humains qui devraient servir de fondement à toute politique d’aménagement du pluralisme religieux. Ses responsabilités sont sans équivoque à l’égard des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, dans la perspective où – comme l’a énoncé la Déclaration de Vienne de 1993 – l’ensemble de ces droits sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. Dans le cadre de la présente consultation, nous insistons en particulier sur les obligations du gouvernement québécois à l’égard de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965), des Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) (1966) et de la Convention relative à l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (1979). Rappelons également rappeler que l’État québécois est lié par deux lois quasi-constitutionnelle et constitutionnelle qui s’inspirent du droit international des droits humains, soit la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (1975) et la Charte canadienne des droits et libertés (1982).

Trois rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont également fait parvenir une correspondance officielle au Canada au moment de l’étude du projet de loi 21 – Loi sur la laïcité de l’État. Ces experts des droits humains interpellaient l’État québécois en soulignant leurs graves préoccupations par rapport notamment à la discrimination effective de certaines minorités religieuses qui s’opérerait à travers le projet de loi et par rapport aux dérogations aux libertés de consciences et de religion, insistant sur le fait que cette entorse aux engagements pris en vertu du PIDESC était hautement problématique.

Or, nous constatons que le gouvernement actuel néglige de plus en plus systématiquement ces obligations, en particulier dans le cadre de ses interventions législatives touchant la laïcité, l’intégration nationale et l’aménagement du pluralisme. L’utilisation de manière préemptive des clauses dérogatoires des Chartes canadienne et québécoise est un aveu même, de la part du gouvernement, qu’il ne respecte ni les droits inscrits aux Chartes, ni ses obligations en vertu du droit international des droits humains.

En ce qui concerne l’utilisation des clauses dérogatoires, rappelons que là encore, le Québec est lié par les dispositions extrêmement claires du droit international des droits humains. Celui-ci est très exigeant quant aux critères qui peuvent justifier de déroger aux droits et libertés, et extrêmement précis à l’effet que de telles pratiques doivent demeurer temporaires et exceptionnelles. Le PIDCP, auquel le Canada et le Québec sont liés depuis 1976, énonce parmi les conditions à respecter : qu’un « danger public menaçant la vie de la nation » doit exister pour envisager une dérogation aux droits ; que toute mesure dérogatoire doit demeurer proportionnelle à ce que la situation exige et être temporaire ; que toute dérogation doit respecter le principe de non-discrimination. De plus, certains droits intangibles, c’est-à-dire qu’on ne peut en aucun cas y déroger. C’est le cas notamment des libertés de pensée, de conscience et de religion, protégées par l’article 3 de la Charte québécoise.

Nous déplorons le fait que plusieurs lois adoptées par l’Assemblée nationale pour soi-disant « renforcer » la laïcité de l’État comportaient des dispositions de dérogation aux Chartes et s’attaquent de manière directe et délibérée aux droits humains.

La laïcité de l’État, essentielle au respect des droits et libertés

En instituant diverses formes de discrimination fondée sur les convictions religieuses et leur expression, la Loi sur la laïcité de l’État s’inscrit en faux par rapport à l’un des principes de base de la laïcité, soit la neutralité de l’État à l’égard des religions. Ce principe a en effet pour objectif fondamental de garantir les libertés de conscience, de religion, d’expression et d’association, le droit à l’égalité, la protection des personnes croyantes et non croyantes, de même que le principe d’universalité qui est au fondement des droits humains.

La laïcité implique à la fois l’indépendance de l’État face aux organisations religieuses et une protection complète de la liberté de culte et de religion des individus. Comme le rappelle la sociologue spécialiste de la laïcité, Micheline Milot : « l’État neutre ne peut aider ni gêner aucune religion »[1].

La laïcité repose également sur le principe selon lequel l’État ne peut restreindre ou imposer l’expression ou la non-expression des croyances religieuses aux individus, tant dans l’espace privé que dans les institutions et les espaces publics. Cela implique que l’État s’abstienne d’adopter des lois, politiques ou règlements qui favorisent ou défavorisent certaines personnes en fonction de leurs (non)croyances religieuses ou l’expression de celles-ci. La Loi sur la laïcité de lÉtat est en contravention avec ce principe puisque l’État institue une discrimination directe fondée sur l’expression des convictions religieuses et impose la non-expression de leurs croyances religieuses à de nombreuses personnes.

La LDL soutient qu’en instituant une exclusion du système public d’éducation sur la base de l’expression des croyances religieuses, la Loi sur la laïcité de l’État, et le projet de loi 94 à sa suite, s’attaquent aux libertés de conscience et de religion, tout en établissant une forme de ségrégation et d’exclusion illégale fondée sur les convictions religieuses et leur expression.

À cet égard, la Loi sur la laïcité de l’État marque un recul majeur par rapport au double mouvement historique d’affirmation de la laïcité et de promotion des droits humains au Québec. Depuis les années 1960, la laïcisation de l’État est allée de pair avec le renforcement des instruments juridiques et des politiques destinés à reconnaître, protéger et mettre en œuvre les droits humains au Québec. L’adoption de la Charte québécoise en 1975 constitue à cet égard un jalon majeur du processus de laïcisation de l’État. En effet, cette loi quasi- constitutionnelle garantit la liberté de conscience, d’expression, de culte et de religion (art. 3), le droit l’égalité de toutes et tous sans discrimination (art. 10), de même qu’un vaste ensemble de droits civils, politiques, économiques et sociaux inspirés du droit international des droits humains.

Dès son adoption, la mainmise de l’Église sur le système d’éducation et le caractère confessionnel de ce dernier sont apparus rapidement comme des entorses à de nombreux droits inscrits dans la Charte québécoise, en particulier aux libertés et droits fondamentaux (chapitre I) et au droit à l’égalité (article 10).

Le lien entre le mouvement pour la défense des droits humains et la laïcisation de l’État québécois a été mis en lumière dans le rapport Bouchard et Taylor, qui souligne : « L’un des éléments les plus déterminants de l’approfondissement de la laïcité québécoise se trouve dans la culture des droits de la personne, qui s’est graduellement affirmée au Québec et au Canada dans la deuxième moitié du XXe siècle […] ». Les commissaires ajoutent : « La laïcité de l’État québécois et de ses institutions se trouve ainsi approfondie et consolidée sous l’influence de l’institutionnalisation de cette culture des droits et libertés »[2].

Pour la LDL, qui a été au cœur des luttes pour la laïcité et les droits humains depuis plus de six décennies, il est indéniable que la Loi sur la laïcité de l’État, à l’instar de nombreux projets de loi présentés par le gouvernement actuel, tel que le projet de loi 94, s’inscrit en faux face à cette évolution, en s’attaquant directement à la Charte québécoise et à plusieurs des droits qu’elle énonce.

La Loi sur la laïcité de lÉtat promeut un modèle de laïcité réfractaire aux droits humains inspiré d’une vision particulièrement dangereuse aux accents à la fois antireligieux, islamophobes et assimilationniste. Comme le souligne la sociologue Micheline Milot : « Dans une société pluraliste où aucune institution religieuse n’exerce organiquement d’influence sur l’État, la laïcité antireligieuse comporte des risques graves d’intolérance, et ce, d’autant plus que ce sont généralement des membres de groupes minoritaires ou récemment immigrés qui risquent d’être le plus directement visés par cette représentation assimilatrice de la laïcité »[3]. Le modèle proposé par le gouvernement actuel nous paraît fort mal adapté au caractère pluraliste du Québec contemporain. La LDL s’inscrit, a contrario, dans une volonté de défendre une véritable laïcité de l’État et un modèle d’aménagement du pluralisme religieux qui soient respectueux des droits de toutes et tous.

Ainsi, plutôt que de refuser l’expression des appartenances religieuses dans les institutions publiques, nous soutenons que la laïcité de l’État doit reconnaître l’importance, pour plusieurs de nos concitoyens-nes, de la dimension religieuse et spirituelle de leurs expériences et de leurs identités individuelles et collectives. Encore une fois, Milot nous rappelle que « la neutralité dans les services publics ne réside pas dans le conformisme vestimentaire »[4]. En imposant une sécularisation forcée aux individus et en excluant des personnes du système d’éducation publique en raison de l’expression de leur appartenance culturelle et religieuse, la Loi sur la laïcité de l’État préconise un modèle de gestion du pluralisme de type assimilationniste et profondément attentatoire aux droits humains.

Il nous semble également impératif de rappeler que la neutralité religieuse de l’État ne se vérifie pas par l’apparence des personnes en situation d’autorité, contrairement à ce qui est suggéré dans la Loi sur la laïcité de l’État en vigueur depuis 2019. En effet, cette loi s’appuie sur le présupposé erroné selon lequel une personne en situation d’autorité portant un signe religieux n’exercerait pas ses fonctions en toute impartialité et tenterait de recruter, convertir ou influencer à la faveur de sa croyance religieuse les personnes sur lesquelles elle exerce une autorité. Les rapporteurs des Nations Unies ont d’ailleurs interpellé le Canada en 2019 à cet effet, en soulignaient qu’« il n’est pas établi en quoi le port de symboles religieux affecte spécifiquement les libertés et droits fondamentaux d’autrui [5]». Selon la LDL, la volonté du gouvernement d’élargir l’interdiction du port de signes religieux alimente cet amalgame courant et pernicieux entre prosélytisme et port de signes religieux.

Certains exemples récents de discrimination et de prosélytisme religieux de la part de personnes en position d’autorité, qui pourtant ne portaient pas de signes religieux, devraient convaincre du mal fondé de cet amalgame. Les incidents de l’école Bedford qui ont fait l’objet d’une enquête confirment que l’absence du port de signes religieux n’est aucunement garante de la neutralité des personnes en position d’autorité au sein du réseau d’éducation publique. Resserrer encore davantage l’interdiction vestimentaire, et élargir le contrôle de l’État sur ce que décident de porter ou non les individus, c’est faire fausse route pour assurer une véritable laïcité de l’État au Québec.

On présume également, à tort, qu’il est simple de distinguer ce qui constitue un signe ou un symbole religieux. Un tel flou contribue à renforcer l’expression des préjugés dans les milieux de travail et à créer un climat de suspicion susceptible d’alimenter la méfiance, les délations et les tensions sociales. Par exemple, le récent projet de loi 94 ouvre la porte à un pouvoir arbitraire de la part de celles et ceux qui seront chargés de faire respecter la loi, et notamment du ministre chargé de recevoir les dénonciations, de juger de leur recevabilité et de faire des recommandations (art. 46 à 49). Ceci pourrait mener à certaines dérives, alors que chaque personne se croira autorisée à interpréter à son tour ce qu’est un signe religieux ou ce que sont des conduites, des attitudes, des propos, des comportements ou des décisions non conformes à la laïcité et aux valeurs québécoises.

Par ailleurs, la laïcité de l’État vise à garantir l’égalité réelle entre les personnes. Pour ce faire, il peut être nécessaire de prendre des mesures de redressement et d’accommodement permettant de combattre certaines formes de discriminations, qu’elles soient directes, indirectes, institutionnelles ou systémiques. Or, la Loi sur la laïcité de l’État fait exactement le contraire en institutionnalisant, par une action délibérée de l’État, ce type de discriminations. La LDL tient ainsi à rappeler qu’il est essentiel, pour les institutions, d’adopter des mesures d’accommodements raisonnables lorsque cela ne leur impose pas de contraintes excessives et permet de tendre vers une protection accrue du droit à l’égalité réelle. Plusieurs décisions judiciaires en matière d’accommodements raisonnables ont contribué à une compréhension plus large et plus libérale, au sens philosophique du terme, du droit à l’égalité protégé par les Chartes. Comme le rappelle à nouveau Micheline Milot : « Cette tradition d’accommodement vise non seulement le respect concret des droits de la personne, mais veut également favoriser l’intégration de tous les citoyens aux institutions publiques, sans imposer des contraintes indues à la liberté de conscience et de religion qui risqueraient de les en éloigner »[6]. En voulant interdire les accommodements de nature religieuse dans différents milieux, et notamment à l’école, le gouvernement actuel prive les institutions publiques d’un outil important pour favoriser l’intégration et la mise en œuvre du droit à l’égalité réelle.

Soulignons enfin que le gouvernement présente systématiquement la Loi sur la laïcité de l’État comme l’incarnation des soi-disant « valeurs québécoises ». Or, il paraît utile de rappeler que la laïcité n’est pas une valeur, mais un mode d’aménagement du pluralisme religieux destiné à permettre le plein exercice du  droit à l’égalité et des libertés de conscience, d’expression et de religion. La Loi sur la laïcité de l’État est loin de faire consensus et ne reflète certainement pas les valeurs de toute la population québécoise. De plus, nous soutenons qu’aucun gouvernement n’a le pouvoir ni la légitimité d’imposer des valeurs aux individus; et il ne peut en aucun cas imposer – comme c’est le cas par exemple avec le projet de loi 94 – que leurs propos, comportements ou attitudes s’y conforment. Rarement dans l’histoire du Québec a-t-on vu un gouvernement s’arroger un pouvoir aussi discrétionnaire, arbitraire et attentatoire aux droits. Nous avons tout à craindre que ce mouvement vers l’autoritarisme et l’assimilationnisme se trouve renforcé par les conclusions d’un Comité dont le mandat est de renforcer la Loi sur la laïcité de l’État, sans poser sur celle-ci de regard critique et soucieux des droits humains.

La laïcité et la lutte contre le sexisme

Puisque le gouvernement actuel insiste beaucoup sur l’égalité entre les femmes et les hommes comme l’une des principales justifications de sa vision de la laïcité, il convient d’aborder ce principe indéniablement important à la lumière des droits humains. Il va sans dire que la LDL promeut et défend l’égalité entre les femmes et les hommes, et que c’est également depuis cette perspective qu’elle s’oppose fortement aux lois qui, sous couvert de laïcité, font reculer les droits des femmes. Si les commissaires Bouchard et Taylor, dans le rapport de la commission qu’ils ont coprésidé, ont fait le lien entre la laïcité de l’État et le développement d’une culture des droits humains au Québec, ils ont passé sous silence une autre tendance liée aux précédentes, soit le long chemin des femmes vers leur émancipation.

Ce mouvement a été amorcé par le renouveau des luttes féministes à partir de la deuxième moitié des années 1960, mais la Charte des droits et libertés de la personne a consacré le principe d’égalité entre les femmes et les hommes dans la société québécoise, de même que leur liberté. Ceci a donné un sérieux coup de pouce pour réformer le Code civil, principalement la section qui traite de la famille, vers des dispositions plus  égalitaires pour les femmes. De même, l’article 10 qui traite de la non-discrimination, l’article 15 qui concerne l’accessibilité aux lieux publics et l’article 16 interdisant la discrimination à l’embauche ont donné des recours non seulement aux femmes, mais aussi aux membres de groupes ethniques, culturels ou religieux minorisés. De même, ce sont les dispositions de la Charte canadienne sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne qui ont été invoquées pour garantir la liberté de décision des femmes en matière d’avortement dans la décision Daigle c. Tremblay.

En dérogeant aux Chartes des droits, la Loi sur la laïcité de l’État et le projet de loi 94 à sa suite se sont attaqués à l’un des piliers de notre système de protection des droits humains, qui a été historiquement un levier juridique de premier ordre dans le combat des femmes pour l’égalité réelle. En instituant une discrimination d’État envers certaines femmes en raison de leurs convictions religieuses, ils marquent un recul majeur dans le mouvement historique pour le droit des femmes à l’égalité. Bien qu’on y souligne « l’importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre les femmes et les hommes », ces lois ont pour intention et pour effet délibéré d’exclure, d’invisibiliser des femmes musulmanes de certaines professions. Si le gouvernement souhaitait véritablement assurer le respect des droits des femmes, il mettrait par exemple en œuvre des mesures visant à assurer leur autonomie économique et l’élimination des violences faites à leur endroit, soit de véritables moyens de permettre à toutes les femmes de participer pleinement à la société québécoise.

La laïcité et la lutte contre le racisme et l’islamophobie

La laïcisation de l’État québécois s’est amorcée dans les années 1960 au Québec lorsque les secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux ont été retirés de la tutelle de l’Église catholique pour être pris en charge par l’État. Par contre, les débats sur la laïcité qui se sont amorcés au tournant des années 2000 se sont déroulés dans un autre contexte, alors que pouvoir de l’Église catholique était singulièrement amoindri et que l’on assistait à la montée en force en Occident d’une islamophobie de plus en plus décomplexée. Marqué par l’éclosion de l’idée fallacieuse du « choc des civilisations » puis du « grand remplacement », par les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres des puissances occidentales « contre le terrorisme » qui se sont ensuivies en Afghanistan ou en Irak, dévastant ces pays et leurs populations, le contexte de l’époque a contribué à alimenter l’islamophobie et a provoqué des reculs des droits de nos concitoyen-ne-s musulman-e-s ici, au Québec.

Aussi, contrairement à ce qui s’est passé dans la France de 1905 ou dans le Québec des années 1960, ce n’est pas au détriment d’une religion majoritaire et disposant d’un grand pouvoir social que la laïcité a été récemment invoquée, mais à l’encontre d’une religion minoritaire dont les adeptes ont fait les frais d’un néo-racisme culturel[7]. La laïcité, dans un tel contexte, a été utilisée comme un instrument de domination, en plus de renforcer une fausse opposition entre un « nous québécois », qui serait émancipé du religieux, et un « eux musulmans ». Cette opposition entre le « eux » et le « nous » revêt tous les traits du racisme puisqu’elle comporte un triple processus de catégorisation, de naturalisation et de hiérarchisation[8].

Dans le contexte des débats sur la laïcité au Québec, il faut par ailleurs absolument éviter de sombrer dans le piège paternaliste et colonialiste de vouloir « libérer » les femmes musulmanes portant le hijab. Comme le rappelle Micheline Milot : « Il faut prendre garde qu’une volonté de protection à l’endroit des femmes issues des minorités masque en fait un postulat d’incomplétude de la femme (comme n’ayant pas la capacité d’évaluer les ressources adéquates pour mener sa vie), attitude qui substitue un paternalisme étatique au paternalisme communautaire[9] ». De même, il faut se garder d’une vision essentialiste et uniformisée de la nation québécoise, comme le proposent plusieurs lois et projets de lois récents du gouvernement actuel, en insistant sur le fait que le Québec aurait des « caractéristiques propres », des « valeurs sociales distinctes » et un « parcours historique spécifique ». La vision selon laquelle il devrait exister une « vision spécifiquement québécoise du système de protection des droits et libertés », véhiculée dans le rapport du Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, nous paraît également absolument dangeureuse.

Ainsi, la laïcité ne doit en aucun cas servir de prétexte pour brimer les droits de certaines minorités ou alimenter les discours xénophobes, l’islamophobie et la peur de l’Autre. Elle doit au contraire servir à établir un modèle d’aménagement du pluralisme religieux qui soit respectueux des diversités qui existent dans la société et qui permette de protéger les droits de toutes et tous, peu importe leurs croyances ou leurs convictions religieuses.

En terminant, nous invitons les membres du Comité à réfléchir aux impacts délétères et avérés de la Loi sur la laïcité de l’État, ainsi qu’aux dangers de « renforcer » cette loi discriminatoire et attentatoire aux droits humains. Nous rappelons également que toute mesure destinée à approfondir la laïcité de l’État au Québec doit aller dans le sens d’une protection accrue des droits et libertés. Ainsi, dans ses recommandations, le Comité doit prendre appui sur les instruments de protection de ces droits, et en particulier sur les Chartes canadienne et québécoise. Il doit également conserver à l’esprit les obligations de l’État québécois en regard du droit international des droits humains, et notamment des Pactes internationaux relatifs aux droits civiles et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels.

Or, pour ce faire, il devra aller en sens inverse du gouvernement actuel, qui instrumentalise la laïcité pour promouvoir un nationalisme identitaire aux accents assimilationnistes et xénophobes, qui adopte des lois discriminant certains groupes sur la base de leurs convictions religieuses, qui utilise de manière répétée les clauses de dérogation des Chartes et qui multiplie les violations aux droits de toutes et tous au nom des soi-disant « valeurs québécoises ».

Le principal objectif de la laïcité de l’État est de protéger les droits et libertés. Et c’est à l’aune de ce principe que nous évaluerons le rapport du Comité, ainsi que les lois, politiques et règlements qui s’inspireront de ses recommandations.

ANNEXE 1

Bibliographie sélective sur les impacts de la Loi sur la laïcité de l’État.

Abdelgadir, A., & Fouka, V. (2020). Political Secularism and Muslim Integration in the West: Assessing the Effects of the French Headscarf Ban. American Political Science Review, 114(3), 707-723. https://www.cambridge.org/core/journals/american-political-science-review/article/abs/political-secularism-and-muslim-integration-in-the-west-assessing-the-effects-of-the-french-headscarf-ban/2934B2DD5336FF53B8881F3F0C506B41

Adam, A. A. (2021). Laïcité et signes religieux ostentatoires dans le système éducatif québécois : Récits d’identité professionnelle d’enseignantes bénéficiant du droit acquis dans le contexte de la loi 21 [Mémoire de maîtrise, Université de Montréal]. https://hdl.handle.net/1866/26764

Association d’études canadiennes. (2022). Sondage AEC-Léger : Discours, perceptions et impacts de la Loi 21. https://acs-metropolis.ca/wp-content/uploads/2022/08/Rapport_Sondage-Loi-21_AEC_Leger-12.pdf

Bilodeau, A., & Turgeon, L. (2023). Débats sur la laïcité et sentiment d’appartenance chez les immigrants racisés au Québec. Revue canadienne de science politique. https://doi.org/10.1017/S000842392300003X

Corekcioglu, G. (2021). Unveiling the Effects of a Headscarf Ban: Evidence from Municipal Jobs in Turkey. Journal of Comparative Economics, 49(2), 382-404. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0147596720300676

Diab, Z. (2024, 1er mars). Mémoire présenté au Comité permanent de la justice et des droits de la personne. 3 p. https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/441/JUST/Brief/BR13220296/br-external/DiabZeinab-f.pdf

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Zayani, H. (2021, octobre). Racisme ordinaire dans les institutions scolaires publiques au Québec : Étude sur les expériences des mères d’origine maghrébine avec la communauté éducative de leurs enfants en contexte de loi sur la laïcité de l’État [Mémoire de maîtrise, Université de Montréal]. 111 p.
En ligne : https://umontreal.scholaris.ca/items/b63b41bc-9a79-41dc-82d8-e47117e5eeea

 


ANNEXE 2

 

Témoignages de personnes ayant subi les conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État, recueillis entre le 4 et le 7 avril 2024

*Tous les noms employés sont des noms fictifs

 

Témoignage de Nadia

J’étais enseignante dans mon pays depuis 2010.

Venue au Québec je voulais continuer parce que c’est ma vocation.

C’est un travail que j’adore.

J’ai fait mes quatre ans de bac à l’UQAM pour pouvoir enseigner ici.

Pendant mon bac, j’ai bien réussi, j’ai eu trois fois la bourse d’excellence du ministère, j’ai reçu en tout 22 500 dollars en bourses.

J’étais pleine d’espoir.

Mais au milieu de mes études, la Loi 21 est votée. Ça a été dévastateur.

Avec mes amies on formait un grand groupe: Maghrébines, Libanaises, et tout.

On a commencé ensemble à l’Université.

Après la Loi 21, une à une, mes amies voilées lâchent le bac.

À la fin on est deux.

Pour la dernière étape du baccalauréat, on doit faire un stage dans une classe.

L’école où j’ai fait mon stage était très bien, et comme pendant le stage je pouvais garder mon voile, tout s’est bien passé.

Le directeur voulait m’embaucher en me donnant la classe de mon enseignante- associée et la libérer pour qu’elle devienne une enseignante ressource.

Pour ce travail je devais enlever le voile.

C’était vraiment un dilemme.

Comme j’étais très familière avec le milieu je me suis dit:

« Je ne vois le directeur que 5 minutes par semaine. Avec les enfants, il n’y a pas de problème. Je vais prendre le risque, je pourrai mettre mon chapeau dehors, je vais faire ça ».

Pendant deux mois j’ai essayé de me plier à la Loi 21.

Je venais à l’école à six heures et demie le matin pour que personne ne me voie enlever mon voile avant de rentrer.

Devoir enlever mon voile c’est la chose la plus humiliante que j’ai vécue dans ma vie.

(Nadia pleure)

C’était tellement dur même si personne ne me voyait, c’était humiliant

Moi devant la porte de l’école…

Enlever mon voile pour franchir la porte…

Les autres femmes entrent et ne doivent pas enlever un vêtement.

Moi j’enlève un vêtement que je porte depuis l’âge de14 ans par choix.

Quand j’ai décidé de porter le voile, mon papa n’était pas content de moi, il ne m’a pas parlé pendant deux semaines. Personne ne m’a jamais obligée de le porter. C’est moi qui voulais le faire.

Je me suis dit: je n’ai pas fait mon deuxième bac pour rien, je dois essayer d’enseigner sans voile dans cette classe.

Tous les jours, j’enlevais mon voile. Tous les jours.

J’ai fait un grand projet avec mes élèves. Nous avons invité les parents en classe pour qu’ils voient le grand travail qu’on a fait.

On a eu une rencontre. C’est là que j’ai vu que je n’étais pas prête à être avec les parents sans mon voile.

Je suis encore marquée par cette rencontre-là.

Alors qu’on devait célébrer nos efforts avec mes élèves, j’étais vraiment sombre. Ça a été un jour très sombre dans ma vie.

Après j’ai consulté parce que j’étais en dépression. J’ai pris des antidépresseurs. L’expérience avait été trop dure et humiliante.

Maintenant je travaille. Pendant l’été j’ai trouvé un poste dans une école privée.

C’est un endroit exceptionnel.

Je suis bien entourée, je suis heureuse dans mon travail.

Sauf que c’est mon seul choix. Alors qu’il y a beaucoup de postes ouverts pour des enseignantes.

J’aurais pu travailler à deux pas de chez nous, dans n’importe quelle école de mon choix, je suis encore sur les listes d’employés du Centre de services scolaires de mon coin. Il y avait une école tout près…mais ils ne m’auraient pas prise avec mon voile.

Tout le monde a le choix de son école. Mais pas moi.

Pourquoi on restreint mes choix, juste à cause d’un vêtement?

Avec les élèves, mon enseignement est neutre. Je ne suis pas là pour les convertir.

Mon poste n’est pas permanent parce que je remplace une prof qui prend un long congé. Si elle revient? Elle a l’ancienneté, je pourrais perdre mon travail l’année prochaine.

Je ne vis pas à Montréal. Je ne peux pas me déplacer tellement loin pour trouver une autre école privée.

Souvent je pense: l’an prochain, est-ce que je vais continuer à avoir mon poste?

Tout le plaisir que j’ai avec mes élèves quand j’enseigne… c’est menacé. L’enseignante que je remplace pourrait revenir.

Je ne sais pas si l’année prochaine j’aurai un contrat permanent. Je n’ai pas d’ancienneté.

Hier j’ai eu une supervision avec ma directrice. Elle est venue dans ma classe comme elle le fait deux fois par année dans toutes les classes.

Elle est venue m’observer

Hier elle m’a dit: “Vous avez les meilleurs ateliers de l’école.

Je suis dans l’enseignement depuis 20 ans.

Jamais je n’ai vu une enseignante pousser à ce point le niveau des ateliers en classe de deuxième année.”

J’étais fière, mais en même temps: si je suis si bonne pourquoi je ne suis pas acceptée dans le système public?

L’année prochaine je devrai peut-être travailler à Tim Horton ou je ne sais pas où… Si je perds le poste que j’ai, je ne pourrai pas en trouver un autre.

Il y a toujours ce fond sombre dans le futur.

Si je n’ai pas quelque chose de permanent et s’il arrive quelque chose à cette école et je dois changer…

Tout le monde a le choix: on peut changer d’école, on peut changer de centre de services scolaires.

Moi je n’ai pas le choix, les portes sont fermées.

J’adore mon travail, j’aimerais continuer.

Pendant mes deux ans d’enseignement j’ai donné le cours français ECR (Éthique et culture religieuse), personne ne s’est plaint de mon manque de neutralité ou je ne sais quoi…

J’ai une clientèle qui n’est pas très diversifiée, mes classes sont moins diversifiées qu’à Montréal, pourtant personne ne s’est plaint de mes compétences, de ma neutralité.

Donc pourquoi on fait de mon foulard, de mon vêtement, une espèce d’ogre ou de monstre dangereux pour mes élèves?

Je ne suis pas dangereuse pour les élèves, Monsieur Legault.

À chaque fois je pense à ça quand j’enseigne ECR. Vraiment.

 

Témoignage de Nour

Je suis arrivée au Canada en juin 2022, bien motivée par la facilité de trouver un emploi en formation professionnelle pour les adultes. Mes 12 ans d’expérience devaient être suffisants pour justifier ma compétence. La décision d’immigrer au Canada ou de retourner en France, où je suis née, a bien sûr été influencée par le choix du pays qui valorise la diversité et le respect des droits de l’homme. Cependant, mon expérience ici a été assombrie par la discrimination que j’ai rencontrée en raison de ma foi.

En participant à une formation en intégration professionnelle, j’ai été choquée d’entendre un formateur suggérer que je devrais envisager d’enlever mon hijab pour améliorer mes perspectives d’emploi. Pour moi, le hijab va bien au-delà d’un simple signe religieux ; c’est une expression de ma liberté personnelle et de mes convictions les plus profondes. J’ai refusé de compromettre ma dignité et ma foi pour trouver du travail.

Malgré ma compétence et ma motivation, j’ai été confrontée à de multiples refus d’emploi en raison de ma décision de porter le hijab. La loi 21 a rendu encore plus difficile pour moi de trouver un emploi dans mon domaine, même si j’ai les qualifications nécessaires et une passion pour l’enseignement.

En octobre 2023, mon enseignant en formation professionnelle a relevé ma compétence et mon talent pour l’enseignement et m’a référé. Lors d’un entretien de confirmation pour un emploi de formatrice, on m’a expliqué que je suis excellente, mais que je dois enlever mon hijab pendant les cours aux adultes !!! Ironiquement, mon frère, avec ses 3 ans d’expérience dans l’enseignement, a été admis et travaille depuis décembre avec beaucoup de plaisir. Pour la première fois de ma vie (42 ans), je vis une discrimination homme-femme aussi flagrante qui me touche directement, et au Canada, le pays des libertés et égalités!!

Mon expérience n’est malheureusement pas isolée. J’ai rencontré N, une femme courageuse qui a dû quitter sa ville natale bien-aimée en raison de son choix de porter le hijab, ce qui lui a coûté plusieurs opportunités de carrière. Son histoire est un rappel poignant des défis auxquels sont confrontées les femmes qui choisissent de vivre leur foi de manière visible dans une société qui prône l’inclusion et la diversité.

De même, j’ai rencontré J, une Québécoise convertie, qui a été contrainte de déménager à Ottawa avec sa famille après avoir été confrontée à des obstacles insurmontables en raison de sa décision de porter le hijab. Le désir de sa fille de devenir enseignante a été compromis par les préjugés discriminatoires contre le voile, illustrant ainsi l’impact dévastateur de la loi 21 sur les aspirations professionnelles des individus.

S, mon amie sénégalaise enseignante avant la loi 21, ne peut pas évoluer dans sa carrière en raison d’un sentiment de racisme envers une femme de couleur qui se rajoute au fait qu’elle porte le hijab. Mère de deux filles et un garçon, elle pense aussi devoir quitter le Québec dans les prochaines années, elle préfère garder l’anonymat de peur de représailles, dans un pays de droit !!

F, une Marocaine, s’est vu offrir des heures comme éducatrice dans une école primaire. Cependant, on lui a expliqué qu’elle ne pouvait pas effectuer de suppléances (ce qui lui offre un travail plus valorisant et mieux rémunéré) car elle porte le hijab. Cette restriction est d’autant plus difficile à comprendre lorsque l’on considère que ce sont les mêmes enfants qu’elle côtoie, que ce soit en classe ou dans la cour d’école, elle pense aux perspectives de carrière de sa fille de 15 ans avec crainte.

Y, une jeune étudiante très contente de la possibilité de faire des suppléances comme ses amies pour avoir un peu d’argent, mais encore une fois son hijab lui interdit d’être comme toutes les jeunes filles et limite ses choix.

NB : Que les écoles souffrent d’une grande pénurie d’enseignantes et enseignants.

Avec la loi 21, beaucoup de femmes m’ont exprimé qu’elles sentent de plus en plus l’islamophobie, comme si la loi avait éveillé une méfiance qui n’existait pas ou pas autant qu’aujourd’hui.

D, Algérienne nous venons de finir une formation, son stage refusé après un échange de courriel exprimant sa compétence et l’accord de stage possible après une entrevue, mais lorsqu’elle s’est présentée avec son hijab, le langage a changé et le stage annulé sans trop d’explication.

En tant que mère, l’une des principales raisons pour lesquelles j’ai choisi de venir au Canada était de donner à mes enfants la possibilité de grandir dans un environnement diversifié, où ils seraient exposés à toutes les cultures et religions. La loi 21 va à l’encontre de cet idéal, en privant nos enfants de la richesse de la diversité et de la possibilité de développer une ouverture d’esprit et une compréhension interculturelle essentielles pour vivre harmonieusement dans une société pluraliste.

La loi 21 est en désaccord flagrant avec les principes de liberté individuelle et d’égalité des droits. Elle prive les individus de leur droit fondamental à pratiquer leur religion et à exprimer leur identité culturelle sans crainte de discrimination ou de représailles. En imposant des restrictions sur les signes religieux, cette loi perpétue une forme insidieuse de préjudice qui marginalise les minorités religieuses et nie leur droit à la pleine participation à la société.

Les lois sont essentielles pour organiser une société et permettre aux gens de vivre en harmonie et dans le respect mutuel. Cependant, il est crucial de reconnaître que les lois d’un pays ne peuvent pas rester figées dans le temps. Chaque société évolue, et les lois doivent évoluer en conséquence pour refléter les valeurs et les aspirations changeantes de ses citoyens. Le Canada, en tant que pays d’immigration, est une terre de diversité et de multiculturalisme, où la richesse culturelle est célébrée et valorisée.

Dans cette optique, le principe du vivre ensemble ne peut être pleinement réalisé si des lois discriminatoires, telles que la loi 21, persistent et limitent la liberté des individus en raison de leur religion ou de leurs convictions personnelles. Une loi peut être appliquée, mais cela exige également du courage et de l’ouverture d’esprit pour la remettre en question si elle cause des dommages ou engendre des victimes. Chaque être humain a le droit d’être entendu et respecté, et il est de notre devoir de défendre les droits fondamentaux de tous les membres de notre société, sans exception.

Nour, Gatineau le 7 avril 2024

 

Témoignage de M.R.

« Témoignage d’une femme libre »

Immigrée ici depuis 12 ans, je suis venue au Canada avec mon mari par envie de vivre dans un pays libre, et où les choix de chacun sont respectés. Nous avons choisi le Québec, foyer de notre langue maternelle, pour pouvoir s’intégrer rapidement.

J’ai toujours aimé l’enseignement, j’ai décidé donc de changer de carrière, à 31 ans, pour pouvoir m’épanouir encore plus. Après 4 ans à l’université, j’intègre enfin le marché du travail. Mais quelques semaines à peine après, la sentence tombe. Je dois choisir entre ma propre liberté ou le choix que l’on m’oblige à faire. Je dois choisir entre mes convictions les plus profondes ou le métier que j’ai toujours rêvé de faire. Je dois choisir entre me sentir moi-même ou faire semblant d’être une autre. Je dois choisir entre mon bonheur ou satisfaire la curiosité des autres.

De grandes questions se répètent jour après jour dans ma tête. Est-ce le pays « libre » que j’ai choisi ? Est-ce la liberté de « tous » qui compte, ou seulement celle des autres ? Pourquoi pensent-ils que je ne suis plus assez compétente dès que je porte un voile sur ma tête ? N’est-ce pas ce qu’il y a dans la tête et non sur la tête qui compte ? Je vois toutes les libertés que l’on offre, que l’on défend et que l’on donne aux autres. La mienne n’a-t-elle aucune valeur à leurs yeux ? Ils disent qu’avec mon voile et mon travail, je risque d’exercer un certain pouvoir sur les autres. Ne sont-ils pas en train d’exercer leur pouvoir et leur dictature sur moi ainsi ?

Mon choix était fixé. Je ne donne ma propre liberté à personne. J’ai quitté pays, famille, amis, enfance, souvenirs dans l’espoir de vivre librement. Je choisis donc le bon sens, la logique et la justice, et je laisse derrière moi l’ignorance, les faux préjugés et l’injustice. Je me choisis moi, ma liberté, mes convictions et ma santé mentale. C’était loin d’être un choix facile : 4 années d’université perdues, des années de travail et d’acharnement, en essayant de concilier famille, enfants et études, une dette d’études de plus de 30 000 $, et l’espoir d’exercer une profession que j’affectionne tellement et où j’aurais pu tellement donner à la société. Mais malheureusement, je ne pouvais abandonner ce qui faisait de moi « moi ».

Mon expérience n’est certainement pas la seule qui existe. D’autres personnes ont subi assurément le même sort que moi. Nous n’avons qu’un seul espoir, que l’on comprenne que « toutes » les libertés comptent, et que c’est uniquement l’incompréhension et la non-connaissance de l’autre qui génèrent une telle crainte. Je garde espoir que les générations futures n’auront pas à faire de tels choix, et que le Canada restera le pays libre que tout le monde connaît et envie.

M.R.

Témoignage de E.

Quand t’es née et que t’as grandi toute ta vie au Québec, où on t’a appris à l’école que c’est nos différences qui font notre richesse avec « Vers le Pacifique » ou le cours d’Éthique et culture religieuse, quand on te répète depuis toujours que le Québec est une terre d’accueil, qu’on a besoin de personnes comme toi pour le rendre encore plus beau et inclusif, qu’on est chanceux de t’avoir…

Tu crois à l’égalité des chances, tu vois le monde en couleurs, tu es fière d’être Québécoise, tu te dis que tout est possible ici! Et là, après avoir enfin fini tes études en enseignement, toute motivée, toute passionnée… PAF! On te sort cette loi 21 dégueulasse, on ne te questionne pas sur tes compétences ou tes études dans les entrevues non… mais plutôt si tu peux enlever ton voile avant d’entrer à l’école? Tout bêtement comme ça. Comme si t’enlevais un simple collier ou une casquette bidon…

Tu sens que tu dois t’effacer dans ton identité pour être acceptée, et même avec la clause grand-père tu te sens comme un fardeau qu’on doit tolérer, et ta sécurité d’emploi n’est pas garantie, tu ne peux pas te développer dans le domaine ! Bon ben tant pis, their loss! Le système d’éducation manque cruellement de profs tellement elles démissionnent en quantité alarmante… et c’est les élèves les plus grands perdants malheureusement.

Ce Québec et son islamophobie me révoltent.

Le Québec n’a plus aucune leçon sur la diversité et l’inclusion à me donner.

 


[1] Milot, Micheline, « La laïcité : une façon de vivre ensemble », Théologiques, vol. 6, no 1, 1998, p. 13.

[2] Bouchard, Gérard et Charles Taylor, Fonder l’avenir : Le temps de la conciliation – Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2008, p. 140.

[3] Micheline Milot, La Laïcité, Ottawa, Novalis, 2008, p. 54.

[4] Ibid., p. 100.

[5] Hugo Lavallée, « Des experts de l’ONU préoccupés par le projet de loi sur la laïcité », La Presse, 22 mai 2019.

[6] Micheline Milot, « École et religion au Québec : une laïcité en tension », Spirale. Revue de recherches en éducation, n°39, 2007, p. 174.

[7] Voir à ce sujet Paul Eid, « Être “Arabe” à Montréal: réceptions et ré-appropriations d’une identité socialement compromise » dans Jean Renaud, Anick Germain et Xavier Leloup (dir.), Racisme et discrimination, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004.

[8] Voir à ce sujet Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris, Gallimard, 2002.

[9] Micheline Milot, 2008, op. cit., p. 113.