Le droit au froid des Inuit, sentinelles des changements climatiques

Ce compte rendu de l’œuvre Droit au froid, de l’auteure Sheila Watt-Cloutier, nous plonge directement dans le cœur des effets des changements climatiques en terre inuk. Comme le souligne l’auteure de l’article, le bouleversement climatique de l’Arctique a une cause anthropologique et constitue une violation des droits d’un peuple qui subit de façon démesurée ses effets négatifs.

Catherine Guindon, enseignante au CEGEP Saint-Laurent

On imagine parfois l’Arctique comme un désert glacé, un territoire vierge au climat stable. C’est oublier qu’il s’agit d’un milieu de vie pour des communautés ingénieuses et riches de traditions, nous rappelle Sheila Watt- Cloutier, auteure de l’ouvrage Le Droit au froid1.

Or, près des pôles, la planète se réchauffe deux fois plus rapidement qu’ailleurs. LOn imagine parfois l’Arctique comme un désert glacé, un territoire vierge au climat stable. C’est oublier qu’il s’agit d’un milieu de vie pour des communautés ingénieuses et riches de traditions, nous rappelle Sheila Watt- Cloutier, auteure de l’ouvrage Le Droit au froid1.’Arctique est donc en quelque sorte le baromètre de la santé de la planète et les Inuit sont des sentinelles qui voient venir la dégradation de l’environnement en accéléré : déformation des routes et glissements de terrain en raison de la fonte du pergélisol, torrents créés par la fonte des glaciers, chasse rendue risquée par la fragilisation de la glace, inondations, érosion du territoire… voilà, pour la réalité inuk, quelques conséquences malheureuses du bouleversement écologique planétaire. Parce que le climat est devenu instable et imprévisible, les peuples de l’Arctique ne peuvent plus exercer leurs droits économiques, sociaux et culturels : droits que Sheila Watt-Cloutier appelle le droit au froid, droit pour lequel elle se bat depuis plus de 25 ans.

Le plaidoyer de Sheila Watt-Cloutier traverse son récit des moments les plus marquants de sa vie. Nous la rencontrons d’abord dans son enfance à Kuujjuaq alors qu’elle s’imprègne de la culture inuk héritée de sa mère et de sa grand-mère.

À cette époque, dans les années 1950, les Inuit pratiquent encore la chasse, le piégeage et la pêche. Ils sont pour la plupart nomades. La chasse assure leur subsistance et sa gestion est durable. En effet, chaque partie de l’animal trouve son utilité, que ce soit pour l’alimentation ou la fabrication de vêtements, deux éléments profondément ancrés dans la culture inuk. Sheila Watt-Cloutier se dit d’ailleurs très attachée aux plats de son enfance qui étaient composés de phoque, de baleine, de caribou, de canard, de perdrix ou encore de poissons.

Puis, nous la voyons adolescente partir pour le Sud afin de poursuivre ses études, déracinée au point d’oublier sa langue maternelle. Adulte, elle se réinstalle au Nunavik pour travailler dans le domaine de la santé et constate une perte des repères culturels du peuple inuk : la motoneige remplace peu à peu le traîneau à chiens, les autochtones se sédentarisent. En quelques décennies, l’influence extérieure a bouleversé « l’esprit de chasseur, réflexif et attentionné2 » des Inuit. Ce peuple trouvera un exutoire à sa colère et à sa souffrance dans diverses dépendances. Ce que Sheila Watt- Cloutier appelle « l’esprit du chasseur meurtri3 » s’explique par une détresse collective et non une faiblesse individuelle.

Puis, l’auteure sera amenée à travailler en éducation, notamment pour la Société Makivik, une organisation du Nunavik dont les travaux l’amèneront à constater que l’éducation des Inuit est axée sur les compétences utiles pour travailler dans l’environnement des gens du Sud et non pour survivre dans l’Arctique avec les défis que cela comporte. Confrontée à l’évanescence de plus en plus importante des repères des Inuit, elle se tourne vers la politique et participe dès 1995 comme déléguée du Nunavik au Conseil circumpolaire inuit, une ONG regroupant les Inuit des pays arctiques. Le Conseil a pour mandat de protéger et promouvoir la culture inuk, et de défendre les droits de « ceux qui habitent le toit du monde 4 ».

Au sein du Conseil, elle est responsable des actions concernant les polluants organiques persistants (POP), qui contaminent la chaîne alimentaire de l’Arctique, causant des effets délétères dans les populations du Nord.

En effet, les Inuit sont exposés de manière disproportionnée aux POP par rapport aux populations du Sud, car ces contaminants voyagent des zones chaudes et tempérées vers les régions plus froides.

Ils se bioaccumulent dans les tissus adipeux des grands mammifères marins de l’Arctique. DDT, plomb, mercure, toluène, pesticides chlorés et autres polluants dépassent en effet les niveaux recommandés chez les Inuit qui se nourrissent de ces animaux. Les grands mammifères « sont devenus l’équivalent d’un oléoduc à grand débit déversant de fortes concentrations de polluants dans l’organisme de nos populations inuit 5 ». Chez les nourrissons, les POP augmentent les risques d’infections, d’altération du développement neurologique et du fonctionnement intellectuel. Chez les adultes, on remarque notamment une augmentation des cas d’ostéoporose et de cancers. Il devient risqué pour les Inuit d’assurer leur subsistance grâce à ces grands animaux comme ils l’ont fait pendant des millénaires.

Le Conseil circumpolaire a contribué à ce que de nombreux pays s’engagent à travers la Convention de Stockholm (2001) à cesser l’utilisation de plusieurs POP. Les POP trouvés dans l’Arctique canadien proviennent pour la très vaste majorité des États-Unis. Cela amènera Sheila Watt-Cloutier à déposer lors de la COP 11 de Montréal, en 2005, au nom du peuple inuk, une pétition à la Commission interaméricaine des droits de l’Homme intitulée « Sollicitation de réparation pour les violations résultant du réchauffement planétaire causé par les actions et les omissions des États-Unis ». Cette pétition exige que la protection contre les changements climatiques soit reconnue comme un droit humain fondamental. Il s’agit d’une première étape qui sera suivie de multiples études, déclarations et résolutions d’organismes internationaux reconnaissant le lien entre droits humains et changements climatiques. Bien que cette pétition ait été refusée par la Commission, elle fera remporter à Sheila Watt-Cloutier de nombreuses distinctions dont une candidature pour le prix Nobel de la paix en 2007.

Au coeur de l’argumentaire de l’auteure du Droit au froid se trouve la défense de la chasse et de la pêche traditionnelles et du mode de vie qui leur est associé.

En raison du réchauffement de la planète, les routes migratoires des animaux sont changeantes, rendant la chasse plus incertaine. Les POP contaminent la viande provenant des grands mammifères. Plusieurs animaux semblent moins en santé et moins gras. La nourriture provenant du Sud étant inabordable, les Inuit souffrent donc plus que partout ailleurs au Canada de malnutrition. Quoique cela puisse aller à l’encontre des principes de certains environnementalistes, la chasse est pour Sheila Watt-Cloutier une pratique permettant la communion des Inuit avec la nature. Le partage de la nourriture lie les Le partage de la nourriture lie les familles et toute la communauté. La chasse permet à la jeunesse de développer plusieurs qualités morales telles que la concentration, le courage, la sagesse, la patience et la ténacité.

Certains Inuit souhaitent bénéficier de l’extraction des matières premières et du passage d’oléoducs sur leur territoire. En faisant un calcul économique des avantages et des inconvénients, l’auteure remarque qu’il nous en coûtera plus cher de réparer les dégâts causés par les changements climatiques que nous gagnerons d’avantages en exploitant des sources d’énergie non renouvelables et polluantes. Mais le droit au froid des Inuit dépasse ce calcul d’intérêts. Il faut, affirme-t-elle, « exiger de la communauté internationale la reconnaissance du bien-être environnemental comme un droit humain fondamental6 ». C’est la survie culturelle du peuple inuk qui en dépend. Il est désormais permis d’affirmer que le bouleversement climatique de l’Arctique a une cause anthropique et constitue une violation des droits d’un peuple qui subit de façon démesurée ses effets négatifs. Le chemin à emprunter pour sauvegarder la planète n’est donc « pas seulement une politique conséquente, mais un impératif éthique7 ».

La préservation de la faune et de la culture arctiques sont tributaires du froid. Les Inuit ont besoin de glace comme les habitants des pays chauds ont besoin d’eau potable.

À la lecture du Droit au froid, le visage humain du réchauffement planétaire se dévoile devant nos yeux. Les Inuit doivent retrouver leurs repères en se réappropriant les savoir-faire traditionnels nécessaires à la vie dans la région polaire, en les conjuguant avec les compétences nécessaires pour composer avec un monde en mutation et un climat changeant et imprévisible. Il est faux de penser que l’Arctique est un territoire inviolé. Les Inuit ont été victimes des marchands de fourrures, des missionnaires et des gouvernements expansionnistes; c’est désormais la pollution et le réchauffement climatique qui font des Inuit un peuple vulnérable. L’ouvrage de Sheila Watt-Cloutier est un plaidoyer percutant pour la reconnaissance de cette fragilité.


Sheila Watt-Cloutier En nomination pour le prix Nobel de la paix en 2007, Sheila Watt-Cloutier fait partie des personnalités les plus reconnues pour la défense de l’environnement et des droits humains à l’échelle internationale. Officier de l’Ordre du Canada, elle est aussi lauréate du prix Champions de la Terre des Nations unies et du prestigieux prix Sophie norvégien.


* Comme l’auteure du Droit au froid, nous avons choisi de respecter l’usage conforme à l’inuktitut, où Inuk est singulier et Inuit est pluriel.

1. Sheila WATT-CLOUTIER, Le Droit au froid, Écosociété, Montréal, 2019.
2. Ibid., p. 91.
3. Ibid., p. 92.
4. Ibid., p. 147.
5. Ibid., p. 162.
6. Ibid., p. 24.
7. Ibid., p. 259.

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