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Droits et libertés, printemps / été 2024
Le politique, le Code criminel et la prison
Jean Claude Bernheim, criminologue et membre du comité de rédaction de la revue et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés
Il est commun de dire que tout est politique. En ce qui concerne certains faits et gestes, LE politique est incontournable. En effet, dans un État de droit, la criminalisation de certains comportements, choisis parmi d’autres, implique qu’ils doivent être inscrits dans la loi pour être considérés comme des crimes. C’est ce qui prévaut dans le Code criminel. Examinons tout d’abord le vol.
L’article 322 (1) prévoit que « Commet un vol quiconque prend frauduleusement et sans apparence de droit, ou détourne à son propre usage ou à l’usage d’une autre personne, frauduleusement et sans apparence de droit, une chose quelconque, animée ou inanimée …». C’est simple, clair et facile à comprendre.
L’article 334 concerne les sanctions possibles et établit que « sauf disposition contraire des lois, quiconque commet un vol » sera condamné à une amende ou un emprisonnement, ou les deux, accompagné probablement d’un casier judiciaire. Cela nous permet de comprendre que le vol à l’étalage constitue un crime alors que la publicité trompeuse, le miroir du vol à l’étalage, est gérée par une autre loi, ce qui évite la criminalisation des personnes qui ont rédigé et diffusé la publicité incriminée, ainsi que des personnes qui en ont tiré profit. C’est pourquoi des voleuses et voleurs à l’étalage se retrouvent en prison et les propriétaires de commerces n’y sont pas. Il en est de même pour les fraudes sur la TVQ et la TPS, qui sont prises en compte par d’autres lois que le Code criminel.
Cette discrimination étant inscrite dans le Code criminel, les policier-ère-s, les procureur-e-s de la Couronne et les juges, dans l’application de leur mandat, seront appelés à intervenir lors de vols à l’étalage auprès de personnes généralement marginalisées, précaires ou jeunes, mais jamais auprès de commerçant-e-s voleurs. Confrontés à un seul type de voleur, l’image d’une société compartimentée ne peut que s’imposer, et ainsi conforter la pratique du profilage social.
Face à la méconnaissance du système de justice pénale et criminelle par la majorité de la population, il est impérieux de se pencher sur le contenu du Code criminel. Cette loi détermine l’intervention de la police, des procureur-e-s de la Couronne, des tribunaux, des institutions de la gestion des peines. Elle prévoit également les conséquences du casier judiciaire, qui affectent essentiellement des pauvres, des sans-pouvoir, des Autochtones, de personnes racisées, puisqu’il est exceptionnel que des médecins, des ingénieur-e-s, des avocat-e-s et des politicien-ne-s, entre autres, soient poursuivi-e-s en vertu du Code criminel. On peut difficilement mettre en doute que, dans les prisons et les pénitenciers, rares sont celles et ceux qui viennent de groupes sociaux dits de la classe moyenne ou supérieure. Cette observation empirique mérite d’être prise en compte, et surtout d’être expliquée. Cela n’a encore jamais été vraiment fait, alors qu’une dimension importante de ce dossier est soulevée, celle du profilage social et de la discrimination systémique.
On pourrait citer d’autres comportements, comme la corruption, pour démontrer que les corporations professionnelles sont là d’abord et avant tout pour protéger leurs membres et éviter la criminalisation de leurs comportements par le biais de leur syndic et de leur comité de discipline. Ces organisations se substituent ainsi au processus de criminalisation de comportements qui relèveraient autrement du droit criminel. Ainsi, les député-e-s, tant fédéraux que provinciaux, adoptent des « dispositions contraires des lois » en créant des «tribunaux d’exception» pour ces professionnel-le-s, tels que les Comités de discipline des ordres professionnels.
Pour paraphraser ironiquement le philosophe anglais Bertrand Russell (1872-1970), avançons que les hommes puissants sont toujours vertueux et les faibles toujours méchants.
En 1970, le Parlement a créé la Commission de réforme du droit du Canada (CRDC). Dans son programme de recherches, publié en mars 1972, la CRDC estimait que « le rôle du droit pénal est objet de confusion et de controverse. Les objectifs du droit pénal feront donc l’objet d’une étude constante en fonction de l’évolution de la société canadienne. Au terme de cette discussion, nous devrions pouvoir énoncer succinctement les objectifs du droit pénal et en faire le préambule d’un nouveau code ». Ce souhait n’a jamais été exaucé.
Confrontés à un seul type de voleur, l’image d’une société compartimentée ne peut que s’imposer, et ainsi conforter la pratique du profilage social.
Dans l’introduction de son point de vue sur Le droit pénal dans la société canadienne, sans remettre en question les fondements du système de justice criminelle, Mᵉ Jean Chrétien, alors ministre fédéral de la Justice, posait, en 1982, quelques questions que l’on peut considérer encore aujourd’hui comme d’une grande actualité, bien qu’elles seraient assurément formulées autrement.
« Doit-on régler les querelles domestiques1, qui souvent comportent des actes de violence ou des menaces, en portant des accusations criminelles ou doit-on essayer de réconcilier les parties grâce à la médiation des organismes de services sociaux ? Doit-on criminaliser les infractions dites “sans victimes” ou “consensuelles” comme l’usage abusif des drogues, la prostitution, les jeux de hasard et la pornographie ? Doit-on soumettre les infractions mineures contre les biens au processus ordinaire du système pénal même si le contrevenant est disposé à indemniser la victime ? Doit-on considérer une personne morale comme criminelle si, au lieu de respecter ses obligations à l’égard de la protection de l’environnement, elle se contente de payer les amendes qu’elle encourt pour la violation répétée des règlements ? Doit-on encourager, tolérer ou interdire la “négociation des plaidoyers” ?2 ».
Toutes ces questions, et bien d’autres, devaient être « soumises à la considération du Parlement et du public au cours des prochaines années ». Nous attendons toujours.
Comment expliquer un tel constat?
Gérard Loriot résume bien le concept de pouvoir politique : « C’est la capacité que possède un groupe d’obliger d’autres groupes à faire ou à ne pas faire quelque chose, sous peine de sanction, grâce au monopole de la force que ce groupe exerce sur un territoire. Mais le pouvoir politique génère sans cesse des conflits, parce que les humains font rarement l’unanimité quant à son exercice ». Loriot précise que « les sociétés modernes ont tendance à trouver des produits de remplacement au pouvoir politique et à échanger la force, la violence et les armes, fondement de ce pouvoir, contre des images et des messages moins brutaux. Plus une société devient développée sur le plan politique, plus elle cherche à cacher la violence que constitue le pouvoir et à la remplacer par des luttes idéologiques, des symboles, des idéogrammes, des uniformes, des suggestions qui l’apparentent à l’influence3 ».
Selon Althusser, « il est indispensable de tenir compte, non seulement de la distinction entre pouvoir d’État et appareil d’État, mais aussi d’une autre réalité qui est manifestement du côté de l’appareil (répressif) d’État, mais ne se confond pas avec lui […] les appareils idéologiques d’État dont la religion, l’école, la famille, le droit, le système politique, les syndicats, l’information, la culture font partie4 ». Ainsi, le pouvoir de l’État consiste en l’adoption de législations qui vont assurer la mise en place des appareils idéologiques d’État pour en assurer la pérennité. Quant au fonctionnement des prisons et des pénitenciers, tout comme celui des écoles et du système de santé, il est la résultante des prescriptions législatives adoptées en toute connaissance de cause par les député-e-s.
C’est d’ailleurs ce que résume bien Angela Davis :
« Depuis les années 1980, le système carcéral est de plus en plus imbriqué dans la vie économique, politique et idéologie des États-Unis ainsi que dans la distribution internationale des marchandises, de la culture et de l’idéologie états-uniennes. Par conséquent, le complexe carcéro-industriel représente bien plus que la somme de toutes les prisons de notre pays. C’est un réseau de liens symbiotiques tissé entre les communautés pénitentiaires, les sociétés multinationales, les conglomérats des médias, les syndicats de gardiens de prison et les institutions législatives et judiciaires5».
Les articles du présent numéro donnent une bonne idée de la réalité que LE politique instaure et cautionne sans état d’âme.
- Notons qu’il s’agit d’une terminologie d’une autre époque.
- Jean Chrétien, Le droit pénal dans la société canadienne, Ottawa, août 1982, 9.
- Gérard Loriot, Pouvoir, idéologies et régimes politiques, Éditions Études Vivantes, Laval, 1992, 57 et 62.
- Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, La Pensée, 1970 ; Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, 67-125.
- Angela Yvonne Davis, La prison est-elle obsolète? traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2014. En ligne, version 2017 : https://paris-luttes.info/IMG/pdf/davis_prison.pdf