Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014
Kendra Strauss, Professeure adjointe en Études sociales
Université Simon Fraser
Traduit par Christine Renaud
Jusqu’à très récemment bien des gens pensaient que le travail non libre et notamment ses formes les plus extrêmes, regroupés souvent sous le terme d’esclavage moderne, n’existent pas dans les marchés du travail capitalistes contemporains – et encore moins dans le monde « développé ». À l’instar des diverses formes d’esclavage associées au système économique des plantations dans les Caraïbes et en Amérique du Sud, le travail forcé, la servitude pour dette et le servage, et la servitude domestique semblaient incompatibles avec le capitalisme. Les travaux forcés imposés par l’état, le travail des enfants dans le Tiers monde et le trafic des femmes à des fins de prostitution restaient des questions très préoccupantes, mais lorsque les pratiques de travail forcé perduraient dans l’économie privée, elles étaient perçues comme la preuve d’un « manque » de développement du capitalisme et non comme son expansion.
Cette perception a changé radicalement au cours de la dernière décennie. L’esclavage et dans une moindre mesure le travail forcé et la servitude domestique se retrouvent au sommet du programme politique de nombreux états. On a assisté à une activité juridique et règlementaire presque sans précédent à différentes échelles, à une augmentation considérable du nombre d’organisations nongouvernementales (ONG) qui traitent de ces questions et des programmes majeurs au sein des agences des Nations Unies axés sur le travail, les rapports entre les sexes et la criminalité organisée. Parallèlement à cette évolution, le Canada a adopté des lois spécifiques en matière criminelle et d’immigration qui interdisent la traite des personnes et les différentes provinces ont mis en place des bureaux et des mesures pour combattre cette pratique. Dans les deux cas toutefois, ce qui d’ailleurs reflète l’évolution plus générale des programmes politiques, les mesures juridiques et politiques tendent davantage à mettre l’accent sur l’exploitation sexuelle que sur l’exploitation par le travail; sur des approches de droit criminel plutôt que sur des approches de droits de la personne et de droit du travail. Tandis que l’ampleur du problème de l’exploitation extrême par le travail dans le secteur économique privé retient de plus en plus l’attention, les universitaires et les militant-e-s ont souligné que les analyses de l’absence de liberté dans le travail doivent se faire en lien avec des analyses du capitalisme contemporain lui-même.
La théorie du travail non libre
Un libre contrat, comme processus ou relation, fait partie intégrante de la manière dont de nombreux systèmes politiques et juridiques (incluant ceux du Canada) conçoivent le travail rémunéré dans les économies capitalistes de marché. C’est la façon dont la capacité de travail d’un individu est transformée en force de travail puis vendue sur le marché. Dans ce sens, la notion de libre contrat, associée mais pas réductible au contrat de travail de jure est fondamentale pour la construction sociale, politique et juridique des marchés du travail. Dans l’économie orthodoxe et en économie politique, la liberté de la travailleuse ou du travailleur de posséder et de disposer de sa force de travail comme d’un bien privé constitue une des vertus fondamentales d’un système de libre marché. Toutefois, Marx a reconnu la ‘double liberté’ des travailleuses et des travailleurs dans le capitalisme, dissociée à la fois des moyens de production et de subsistance : « les travailleurs sont libres dans la mesure où ils ont la capacité de vendre leur travail comme une marchandise et ils ne sont pas libres dans la mesure où ils sont contraints de le faire pour survivre » [1].
Néanmoins, l’association entre le travail libre et le capitalisme a perduré, renforcée par des théories qui mettent l’accent sur les liens entre la rationalité économique, le développement de la production capitaliste et le travail libre[2]. Une conception dualiste du travail libre et du travail non libre se retrouve aussi dans les études sur le travail non libre qui pour la plupart se concentrent sur des relations de servitude sous ses différentes formes qui perdurent en Inde[3]. Toutefois les travaux universitaires sur le commerce transatlantique d’esclaves menés par des auteurs comme Robin Blackburn ont argué que l’esclavage allait de pair avec le capitalisme, qu’il en faisait partie intégrante, tandis que les travaux de Robert Steinfeld ont démontré que la coercition fut un élément essentiel de la construction des marchés du travail et du processus de contrat soi-disant libre durant la naissance du capitalisme en Angleterre[4]. Un autre clivage ressort des études sur le travail non libre entre les auteur-e-s qui définissent l’esclavage par l’absence de rétribution ou de salaire (par exemple, les écrits très influents de Kevin Bales sur le nouvel esclavage) et ceux (comme Robert Miles) qui insistent sur le fait que dans les économies contemporaines le travail non libre est en fait souvent salarié ou implique une forme quelconque de rétribution[5].
Ces différences ont engendré des travaux récents qui ont cherché à bâtir différents modèles sur des approches qui conçoivent l’absence de liberté comme un spectre ou un continuum. Selon cette analyse, la coercition extrême dans le travail se situe dans un continuum d’exploitation qui se définit à une extrémité par un travail décent et à l’autre par le travail forcé. Dans la même veine, d’autres travaux ont exploré les différentes interprétations de « l’interrelation » entre le travail libre et le travail non libre dans les économies de marché capitalistes plutôt que de les analyser en les opposant l’un à l’autre[6]. Des divergences subsistent entre les chercheur-e-s et les militant-e-s qui se penchent sur le travail non libre (et les analyses interdépendantes de la production capitaliste – et dans une moindre mesure de la reproduction sociale) et ceux qui se concentrent sur des articulations spécifiques du travail non libre comme le travail forcé et l’esclavage moderne (qui reconnaissent des facteurs économiques reliés à la mondialisation mais qui s’attardent moins sur des analyses systémiques).
Approches juridiques du travail non libre
L’interdiction de l’esclavage – le droit pour un individu de posséder, en droit comme en pratique, un autre individu comme un bien – constitue une norme impérative du droit international contemporain. Comme pour l’interdiction de la torture, il s’agit d’une norme qui n’autorise aucune dérogation. Toutefois, comme dans le cas de l’interdiction de la torture, les affirmations à l’effet de sa persistance, mettent en lumière les contradictions de l’universalité de cette norme et les problèmes de sa mise en œuvre dans la sphère du droit international qui se heurte à la souveraineté des États et aux forces géopolitiques. Malgré tout cela et en dépit des problèmes continuels de définition et d’interprétation, les interdictions de l’esclavage, de la servitude et de la traite des personnes et, dans une moindre mesure, du travail forcé imposent néanmoins des obligations aux États. Toutefois, ces obligations tirent davantage dans la direction de la criminalisation (création d’infractions pénales) que vers des mesures positives destinées à renforcer les droits des victimes et l’accès à la justice.
Les instruments juridiques internationaux sont nombreux et ils ont évolué depuis les premières conventions, tel que l’article 1 de la Convention relative à l’esclavage de la Société des Nations (1926) qui définissait l’esclavage comme « l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux. » L’évolution des approches juridiques sur les formes de travail non libre a suivi l’abandon de l’accent mis sur « les attributs du droit de propriété » mais dès cette époque il y avait déjà une distinction entre l’esclavage et le travail forcé et ce dernier a été traité dans la Convention sur le travail forcé (1930) (No. 29), Article 2(1). Une autre série d’instruments légaux sur la traite des personnes découle des premières conventions du début du XXe siècle sur la « traite des blanches ».
L’intérêt pour l’esclavage, le travail forcé et la traite des personnes a toutefois quelque peu diminué des années cinquante aux années quatre-vingt. Puis il est revenu à l’ordre du jour dans les années quatre-vingt-dix et en 2002 l’Organisation internationale du travail (OIT) a lancé un Programme d’action spécial pour combattre le travail forcé[7]. Entretemps, la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée de 2000, incluant le Protocole additionnel visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (connu aussi sous le nom de Protocole de Palerme), a créé un instrument légal puissant pour poursuivre les auteurs d’infractions liées à la traite de personnes. Le Canada a ratifié le Protocole en 2002 et la même année, il a adopté la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui inclut l’interdiction de la traite des personnes. De plus et conformément à ses obligations aux termes du Protocole de Palerme, le Canada a déposé le projet de loi C-49 : une loi modifiant le Code criminel (traite des personnes) en 2005. A la différence de certains pays, le Canada n’a pas d’infraction distincte pour le travail forcé, l’esclavage ou la servitude.
Le monde, y compris le Canada, semble donc avoir repris conscience des problèmes du travail non libre dans les économies contemporaines. Pourtant certain-e-s militant-e-s, universitaires et décideur-e-s politiques se montrent inquiets, d’une part face à l’accent mis sur la traite des personnes (en particulier à des fins de prostitution) au détriment des autres formes de travail forcé et, d’autre part, quant aux conséquences des approches axées sur la criminalisation et d’une législation plus stricte en matière d’immigration qui dans certains cas criminalise les victimes. Cette tendance est particulièrement inquiétante lorsque les personnes qui subissent une exploitation extrême au travail sont des migrant-e-s sans papiers ou des travailleuses et travailleurs avec une autre forme de statut juridique précaire.
Un des problèmes des approches du travail non libre enracinées dans le droit criminel et le droit de l’immigration repose dans le traitement des personnes qui subissent cette exploitation comme des victimes et non comme des travailleuses ou des travailleurs. Cette approche masque, plutôt qu’elle ne met en lumière, les liens plus vastes entre les pires formes d’exploitation par le travail – qui sont présentées comme exceptionnelles – et l’organisation des relations de production dans les marchés du travail locaux. Avec la complexité croissante des chaines d’approvisionnement, ces formes de camouflage sont encouragées par les entreprises et les producteurs qui cherchent à réduire les coûts de main d’œuvre et à accroitre la discipline de travail[8]. La mondialisation et la migration de la main d’oeuvre exacerbent ces processus; comme le montre le Programme des travailleurs étrangers temporaires au Canada, certains travailleuses et travailleurs vivent des formes intensifiées de travail non libre dans leur relation d’emploi comme condition même d’entrée sur le marché du travail. Ce travail non libre est institutionnalisé à la fois par les employeurs et par l’État.
La législation sur les droits de la personne offre une avenue intéressante pour s’attaquer à l’exploitation, en insistant sur les obligations positives et en élargissant l’accès à la justice. Mais il convient de réaliser que si l’on conçoit l’exploitation par le travail comme un continuum, c’est le droit du travail ainsi que les protections et les droits des travailleuses et travailleurs qui y sont enchassés – ou « l’absence » de tels droits et protections – qui permettront plus vraisemblablement à la travailleuses et au travailleur de passer d’un travail précaire à une situation d’exploitation plus grave, ou qui offriront des possibilités de travail décent. Si le droit du travail est miné tandis que la loi sur l’immigration rend les travailleuses et les travailleurs a priori vulnérables, il est peu probable que la criminalisation de la traite des personnes empêchera l’exploitation extrême par le travail et les pires formes de travail non libre.
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[1] Kendra Strauss and Judy Fudge, ‘Temporary Work, Agencies, and Unfree Labor : Insecurity in the New World of Work’ in J. Fudge and K. Strauss (eds), Temporary Work, Agencies, and Unfree Labor : Insecurity in the New World of Work (New York 2014)14
[2] Sur la conception de cette relation par Weber, voir Robert Miles, Capitalism and unfree labour: anomaly or necessity? (Tavistock Publications 1987)
[3] Tom Brass. ‘Capitalism and bonded labour in India: Reinterpreting recent (Re-) interpretations’ (2008) 35(2) Journal of Peasant Studies 177;For contrasing arguments see for example Jens Lerche. ‘A global alliance against forced labour? Unfree labour, neo-liberal globalization and the international labour organization’ (2007) 7(4) Journal of Agrarian Change 425
[4] Robin Blackburn, The American crucible: slavery, emancipation and human rights (Verso 2011);Robert J. Steinfeld, Coercion, contract, and free labor in the nineteenth century (Cambridge University Press 2001)
[5]Kevin Bales, Disposable people: new slavery in the global economy (University of California Press 1999);Robert Miles, ‘Capitalism and unfree labour: anomaly or necessity?’ (Tavistock Publications 1987)
[6] Stephanie Barrientos, Uma Kothari and Nicola Phillips. ‘Dynamics of Unfree Labour in the Contemporary Global Economy’ (2013) 49(8) Journal of Development Studies 1037;Genevieve LeBaron and Alison J. Ayers. ‘The Rise of a « New Slavery’? Understanding African unfree labour through neoliberalism’ (2013) 34(5) Third World Quarterly 873
[7] Bureau international du travail et Conférence internationale du travail (93e session : Genève, Suisse) 2005, Une alliance mondiale contre le travail forcé : Rapport global en vertu du suivi de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, 2005 (Bureau international du travail 1 (B), 2005)
[8]Sur les réseaux mondiaux de production, voir par exemple Siobhan McGrath. ‘Fuelling global production networks with slave labour?: Migrant sugar cane workers in the Brazilian ethanol GPN’ (2013) 44 Geoforum 32;Nicola Phillips et Leonardo Sakamoto. ‘Global Production Networks, Chronic Poverty and ‘Slave Labour’ in Brazil’ (2012) 47(3) Stud Comp Int Dev 287