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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Stéphanie Mayer, Ph. D., enseignante de science politique au Cégep, vice-présidente de la Ligue des droits et libertés
Pour les fins de la mémoire collective, il importe de rappeler quelques pans de l’histoire pandémique des derniers mois. En vertu de la Loi sur la santé publique du Québec, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), par la voix du premier ministre François Legault, a déclaré le 13 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire (EUS) dès les premiers moments de la pandémie de la COVID-19. Notons que l’EUS est une disposition exceptionnelle qui permet à l’État d’agir en contexte d’urgence, c’est-à-dire lors d’une situation extraordinaire qui demande une attention immédiate. Dans de telles circonstances, tous et chacun-e a la juste attente que le gouvernement y apporte toute son attention par-delà la partisanerie. De plus, très peu contestent qu’une fois la COVID-19 déclarée mondiale, il y avait urgence d’agir, ni la part d’improvisation que cette pandémie impliquait. Selon la Ligue des droits et libertés (LDL), cette situation n’excuse pas les dérapages et les violations de droits humains auxquels sa gestion a donné lieu (pensons aux couvre-feux, aux nombreux constats d’infraction, à la limitation du droit de manifester, au déni de droits aux personnes itinérantes ou incarcérées).
Banalisation de l’état d’urgence sanitaire et les tendances autoritaires de la CAQ
Deux ans plus tard, après des ressacs et des vagues de contagion ainsi que des variations sur les mesures populationnelles, l’EUS est encore en place, ayant été renouvelé 113 fois en date du 18 mai 2022, aux 10 jours environ comme le permet la loi, sans consulter les parlementaires. Pour la LDL, il est devenu évident que le gouvernement s’accommode bien des pouvoirs conférés par cette loi, qu’il considère les consultations citoyennes et les débats démocratiques comme du sable dans l’engrenage de sa gestion de la pandémie. Plusieurs des ténors de la CAQ – son chef a fortiori – agissent comme des chef-fe-s d’entreprises ou des pères de famille alliant autoritarisme et paternalisme – par chance, le discours guerrier contre la COVID-19 ne nous a pas été resservi. On nous a demandé d’être dociles, de respecter les consignes, de se faire vacciner, d’être patient-e-s. Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec.
Sans nier le caractère extraordinaire de la pandémie, des voix se sont élevées depuis plus d’un an pour exiger la fin de l’EUS et le rétablissement des débats parlementaires à l’Assemblée nationale (AN). D’ailleurs, une campagne à l’initiative de la LDL a été lancée en mai 2021, appuyée par 128 organisations de divers horizons, pour réclamer la fin de l’état d’urgence au Québec. Malgré le soutien manifesté à l’endroit de notre campagne, il faut rappeler combien il était – et il demeure – difficile de formuler un discours critique à l’encontre des mesures du gouvernement sans se voir délégitimer ou reléguer à la posture fourre-tout de complotistes ou d’antivaccins. Plus encore il a fallu – et il faut encore – user d’une imagination communicationnelle pour susciter un peu d’indignation à l’égard du maintien banalisé de l’EUS. Or, il nous semble que ce dernier soit une normalisation d’une gestion autoritaire des questions sociales par le gouvernement et une perte évidente de pratiques démocratiques.
Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec.
« Fausse levée de l’état d’urgence sanitaire » : le projet de loi 28 est une illusion
Affirmer que le gouvernement de CAQ apprécie les pouvoirs conférés par l’EUS et qu’il y trouve son confort serait un euphémisme comme en atteste le PL 28 – Loi visant à mettre fin à l’état d’urgence – déposé le 31 mars 2022 par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé. On aurait tort de faire confiance au titre, car le PL 28 ne vise pas dans les faits à mettre fin à l’EUS; au contraire, il le prolonge. En l’état, le PL 28 permet au gouvernement de se prévaloir de différents pouvoirs discrétionnaires (résultant de décrets, mesures et arrêtés adoptés sous l’état d’urgence sans consultation parlementaire), jusqu’au 31 décembre 2022. La LDL n’a pas raté l’occasion d’aller devant la Commission de la Santé et des Services sociaux du Québec, le 6 avril 2022, pour dénoncer ce qui nous semble une aberration en termes de droits humains et de pratiques démocratiques.
La LDL devant la Commission s’est exprimée en ces termes :
À vrai dire, le PL 28 propose une sortie progressive de l’état d’urgence afin de prolonger les mesures d’urgence qui avantagent et protègent le gouvernement et non la population. [Si le PL 28 est adopté, il aura] pour effet de maintenir un droit des rapports collectifs de travail d’exception dans les domaines de la santé et de l’éducation en conférant [au gouvernement] la noblesse d’un vote de l’Assemblée nationale. [Si le PL 28 est adopté, il] n’absout en rien deux années de gestion autoritaire et ne corrige d’aucune façon l’absence de débats ou de mécanismes consultatifs ayant entouré l’adoption effrénée d’une pléthore de décrets et d’arrêtés ministériels depuis mars 2020 (Mémoire de la LDL, avril 2022)1.
Si le PL 28 est adopté à l’AN, ce sera parmi les premiers véritables débats parlementaires et probablement l’un des derniers, au sujet la gestion de la pandémie par le gouvernement de la CAQ, en raison de l’imminence du déclenchement des élections provinciales. Dans le parlementarisme québécois et devant un gouvernement majoritaire, le rôle conféré aux partis de l’opposition dans notre démocratie représentative reste réduit et depuis deux ans, quasiment nul. À ce titre, rappelons que François Legault s’est fait élire en promettant de réformer le mode de scrutin et que le PL 39 – Loi établissant un nouveau mode de scrutin – a été abandonné, lequel envisageait de mettre en place un mode de scrutin proportionnel avec compensation régionale. Le maintien de l’EUS a permis de mettre hors champ des débats parlementaires la question de la gestion par la CAQ de la pandémie et plus largement, celle de la santé et de son système public affaibli par des années de politiques néolibérales.
Il ne faut pas être dupes du calendrier électoral automnal! Il est quasiment impossible que le ministre Dubé rende des comptes de sa gestion des deux dernières années devant l’AN dans les délais prévus par la Loi sur la santé publique du Québec avant que la chambre ne soit dissoute et les élections déclenchées. En d’autres mots, le gouvernement tente, avant les élections, d’avoir l’assentiment des parlementaires pour se laver les mains de toute reddition de compte concernant la gestion pandémique et de ses abus avérés de la disposition de l’EUS.
Prendre soin de nos solidarités pour lutter et faire société
Face à tous les gouvernements et plus particulièrement lorsqu’il se révèle être si ouvertement favorable à des politiques publiques d’austérité et lorsqu’il adopte des pratiques autoritaires de gestion de la population, comme c’est le cas pour la CAQ, les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir.
Or, le maintien sur la durée de l’EUS illustre notre lente accoutumance à la gestion bureaucratique et autoritaire du social : ce qui est à l’antipode d’une l’école de la démocratie. Si le néolibéralisme altère subtilement les relations sociales, nous soumettant à des logiques de performance et de compétition mutuelle, la pandémie de la COVID-19 aura, pour sa part, exacerbé ce mouvement de manière pernicieuse en faisant des autres des dangers : des transmetteurs de la maladie. Le spectre de la contagion affectera durablement nos manières d’interagir, de s’approcher, de se soutenir, d’être ensemble, de s’aimer, de s’entraider… L’individualisme, l’isolement et la peur d’être contaminé-e-s par les autres ont mis à rude épreuve nos solidarités, des conditions qui laissent le champ libre à des gouvernements peu démocratiques.
Les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir.
Saviez-vous que la Ligue des droits et libertés fêtera en 2023 son 60e anniversaire? Le contexte nous force à admettre que la défense collective des droits humains et leur réalisation reste tributaire des mobilisations sociales. La pandémie de la COVID-19 aura brutalement rappelé la précarité structurelle des droits sociaux au Québec (par exemple : la santé, l’éducation, le logement, la culture, le travail) et pour la réalisation pleine et entière des droits humains, leur interdépendance demeure une condition. Alors que l’avenir est incertain, les luttes en faveur des droits humains devraient être un lieu de convergence afin que la société soit plus juste, inclusive et solidaire. Heureusement, le calendrier des activités du 60e anniversaire de la LDL permettra, entre autres, de prendre la mesure des luttes sociales et politiques conduites depuis 1963 et celles qui nous attendent collectivement, voilà déjà une belle manière de prendre soin de nos solidarités pour continuer à faire société.
- En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire-le-pl-28-est-une-illusion-letat-durgence-continue/