Les fictions du racisme

Malgré les impacts du racisme bien documentés et connus, il demeure un déni et un aveuglement des Blanc-he-s face aux dynamiques raciales dans la société.

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Droits et libertés, printemps / été 2025

Un monde de lecture

Les fictions du racisme

Catherine Guindon, enseignante, Cégep de Saint-Laurent

Deni Ellis Béchard, La blanchité aveuglante publié aux Éditions Écosociété à Montréal, 2025, 192 pages.

Voici un ouvrage percutant sur le racisme, de l’auteur Deni Ellis Béchard, à qui nous devons notamment Kuei, je te salue : conversation sur le racisme (coécrit avec Natasha Kanapé Fontaine, 2021) et Des bonobos et des Hommes (2014). Dans La blanchité aveuglante1, Béchard ne mâche pas ses mots : la culture nord-américaine est dans le déni et de multiples fictions aveuglent les Blanc-he-s2 face aux dynamiques raciales dans la société. Il soutient qu’il est illusoire de penser que le racisme n’existe que chez une minorité de gens qui commettent des actes violents et nous propose de mettre en lumière ces croyances mythologiques que les Blanc-he-s peuvent entretenir à propos des inégalités raciales.

C’est à partir de sa propre vie que Béchard entreprend d’analyser les mirages liés au racisme. En effet, dans une démarche croisant l’essai et l’autobiographie, il analyse comment son propre système de croyances a été façonné par le racisme depuis son enfance. Né d’un père québécois et d’une mère américaine, Béchard est une personne Blanche qui a grandi à Vancouver, puis dès ses 10 ans, en Virginie. C’est dans cet État américain qu’on lui a inculqué une fiction fondamentale : celle qu’il existe une différence de nature entre Blanc-he-s et Noir-e-s, ce qui justifierait une ségrégation entre eux et elles.

Le racisme ne s’imbrique pas nécessairement dans les croyances et les comportements de façon très explicite. Par exemple, l’auteur analyse des insinuations et des blagues déshumanisantes dont il a été témoin dans son enfance et son adolescence. Il nous montre que ce genre de propos contribue en fait à instiller dans les esprits une illusion de hiérarchie naturelle entre les Blanc-he-s et les Noir-e-s, l’une des fictions les plus fondamentales qui crée les conditions pour que d’autres  fictions émergent.

Béchard propose ainsi une analyse de nombreux autres leurres au sujet de la discrimination raciale. L’un d’eux est une fiction à propos des émotions attribuées aux Blanc-he-s et aux Noir-e-s. Dès son enfance, l’auteur remarque qu’il faut particulièrement se méfier des Noir- e-s lorsqu’ils sont en colère. On lui transmet l’idée que la tristesse et la souffrance sont l’apanage des Blanc-he-s, niant par le fait même la complexité de la vie émotionnelle des Noir-e-s.

L’idée que l’on vit aujourd’hui dans une société juste où chacun mérite son dû est un autre mythe qui permet de maintenir les Blanc-he-s dans un état d’aveuglement face au racisme.

L’idée que l’on vit aujourd’hui dans une société juste où chacun mérite son dû est un autre mythe qui permet de maintenir les Blanc-he-s dans un état d’aveuglement face au racisme. La croyance en la méritocratie les amène à penser que les Noir-e-s pourraient améliorer leur sort s’ils et elles avaient assez de volonté, faisant fi de l’histoire individuelle des personnes racisées, de leurs luttes, de leurs difficultés et des déterminismes dont ils et elles sont victimes. Voilà une autre fiction qui permet de comprendre les propos de C.W. Mills lorsqu’il parle d’une « épistémologie de l’ignorance », c’est-à-dire la difficulté pour les Blanc-he-s à comprendre le monde inégalitaire qu’ils et elles ont eux-mêmes et elles-mêmes créé.

La force de cet essai est de parler du racisme et ses mirages à partir de faits vécus par l’auteur. L’auteur se met lui-même dans l’humble position de celui qui apprend à mieux comprendre les mécanismes d’une société dans laquelle il est lui-même plongé. À travers une démarche introspective, il invite le lecteur et la lectrice à scruter, eux aussi, leurs croyances et convictions. Et, s’il s’appuie souvent sur sa jeunesse vécue en Virginie, les propos de Béchard peuvent très bien se transposer aux dynamiques raciales du Québec et du Canada, comme l’auteur le dit lui-même notamment à propos de la situation des Autochtones.

C’est une tâche impérieuse que celle de lutter contre les inégalités raciales alors que le gouvernement Trump entreprend de déporter massivement des migrant-e-s. Mais elle est aussi pertinente afin de débusquer des formes de racisme plus subtiles, mais tenaces et répandues, auxquelles nous sommes tous et toutes confrontés au quotidien. Car le racisme n’est pas exclusif à une petite minorité malveillante. Aussi est-il essentiel de lutter contre cette forme de « banalité du mal », pour reprendre, comme le fait l’auteur, les mots d’Hannah Arendt, afin que des actions encore plus violentes ne soient évitées, pensons au profilage racial, à la discrimination à l’emploi ou à la brutalité policière. Le livre de Béchard est donc un ouvrage choc à lire pour faire un nouveau pas vers le démantèlement du racisme.


  1. Le titre renvoie à une expression du philosophe Charles Mills dans le Contrat racial. Selon le lexique de la Ligue des droits et libertés, la blanchité désigne « le fait d’appartenir, de manière réelle ou supposée, à la catégorie sociale « Blanc ». (…) Nommer la blanchité, c’est interroger le sous-texte qui suggère que les « Blancs » sont la référence, un universel qui englobe toute l’humanité alors que les « non-Blancs » ont des particularités. » Source : https:// liguedesdroits.ca/lexique/blanchite-ou-blanchitude/
  2. Dans cet article, nous avons choisi de respecter le choix de l’auteur de l’ouvrage en conservant le B et le N majuscules pour parler des Blanc-he-s et des Noir-e-s (même lorsque ce sont des adjectifs qualificatifs) et ce, afin de mettre en évidence que ce sont des réalités construites socialement.