Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014
Jacques Rouillard, professeur
Département d’histoire, Université de Montréal
Dans la mémoire collective, le syndicalisme devient une force sociale significative dans la société québécoise avec la grève de l’amiante de 1949. Les travailleurs et les travailleuses se seraient finalement libérés de l’emprise des élites traditionnelles pour affirmer une présence autonome. Une meilleure connaissance de l’histoire du syndicalisme a permis de revoir complètement cette interprétation.
En fait, les premiers syndicats remontent fort loin dans le temps et les grandes étapes de leur évolution se comparent à celles du reste du continent nord-américain. Les niveaux de syndicalisation au Québec sont identiques à ceux de l’Ontario et des États-Unis de 1900 à 1960 et les syndicats internationaux venus des États-Unis dominent le mouvement syndical au Québec comme ailleurs en Amérique du Nord. De plus, la propension à la grève se compare également à celle de la province voisine. Enfin, les syndicats québécois exercent une influence significative sur les pouvoirs publics depuis la fin du XIXe siècle.
La syndicalisation des ouvriers de métier (1900-1940)
Des syndicats sont apparus à partir du début du XIXe parmi les ouvriers qualifiés à Montréal et à Québec. Leur compétence leur donne un levier pour contraindre les employeurs à la négociation collective. Au départ, ce sont des organisations faibles qui sont susceptibles d’être poursuivies devant les tribunaux, car leur action de revendication est assimilée à une coalition pour faire augmenter les salaires. Leur légalité est reconnue en 1872 par le gouvernement fédéral après une grève des typographes torontois.
À partir des années 1880, on peut parler de mouvement syndical avec l’implantation d’organisations venues des États-Unis. Parmi elles, il y a les unions internationales affiliées à l’American Federation of Labor. Organisant les travailleurs selon leur métier, elles s’efforcent d’imposer aux employeurs des contrats collectifs de travail. En 1911, on compte déjà au Québec 20 000 membres de ces syndicats aux trois quarts francophones. Ils se concentrent surtout parmi les cheminots, les travailleurs de la construction et les ouvriers qualifiés de l’industrie manufacturière.
Leur forte expansion au début du siècle détermine le clergé catholique à fonder des syndicats catholiques. On leur reproche d’inciter à la lutte de classes et de diffuser des idées socialistes et anticléricales. Le modèle de relations de travail des premiers syndicats catholiques s’avère vite utopique. Relancés sur de nouvelles bases au début des années 1920, ils adoptent comme objectif prioritaire de défendre les intérêts professionnels de leurs membres. Regroupés en 1921 dans la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, ces syndicats demeurent minoritaires avec 20% des syndiqués québécois dans les années 1920, le tiers à la fin des années 1930. La centrale se déconfessionnalise en 1960 pour devenir la Confédération des syndicats nationaux (CSN).
Les syndicats internationaux sont loin de se limiter à la négociation collective. Dès la fin du XIXe siècle, ils se dotent de structures d’interventions auprès des trois niveaux de gouvernement. À partir de 1890, une délégation soumet chaque année au gouvernement du Québec un cahier de revendications tirées de résolutions adoptées démocratiquement. Leurs réclamations de 1900 à 1930 portent sur un large éventail de sujets qui vont bien au-delà des relations du travail comme l’éducation gratuite et obligatoire, la nationalisation des services publics et la mise en place d’un filet de sécurité sociale (pensions de vieillesse, assurance-chômage, assurance-maladie). Elles concernent aussi l’élargissement des droits démocratiques comme l’abolition du Conseil législatif, le droit de vote pour les femmes et l’élimination du cens d’éligibilité pour les candidats aux élections à Montréal.
De 1900 à 1940, le syndicalisme connaît une expansion remarquable : les effectifs syndicaux passent de 10 000 environ à plus de 150 000. Les travailleurs n’hésitent pas à l’occasion à faire grève pour faire valoir leurs réclamations. Ainsi, en 1919 et 1920, il y a près d’un million de jours de travail perdus à cause de conflits de travail. La négociation collective permet aux syndiqué-e-s de ramener la semaine normale de travail de 60 heures à 48 heures et les augmentations salariales se traduisent par une hausse du pouvoir d’achat d’environ 50% pendant ces quarante années.
Le syndicalisme industriel (1940-1960)
Le syndicalisme franchit une deuxième phase d’expansion avec l’organisation des travailleurs et des travailleuses de la grande industrie manufacturière. Cette phase est liée surtout à l’expansion de nouvelles unions internationales qui regroupent les travailleurs par usine plutôt que selon leur métier. Elles peuvent ainsi rejoindre les ouvriers et ouvrières semi-qualifiés et non qualifiés de l’industrie manufacturière. Les effectifs syndicaux atteignent près de 300 000 membres en 1951 (30% des salarié-e-s).
Cette croissance est le résultat du militantisme syndical pendant la Deuxième Guerre et de l’adoption en 1944 de la Loi des relations ouvrières inspirée du Wagner Act voté aux États-Unis. Le gouvernement encadre le processus de négociation collective en posant comme principe que les employeurs doivent négocier « de bonne foi » avec les représentant-e-s de leurs employé-e-s lorsqu’ils le désirent. Les syndicats tirent profit aussi de la formule Rand (cotisation à la source) qui se répand au cours des années 1950.
Le mouvement syndical acquiert alors une vigueur qui permet aux salarié-e-s de profiter de la prospérité d’après-guerre. Pour la plupart des syndiqué-e-s, la semaine de travail est ramenée de 48 heures à 40 heures entre 1940 et 1960. Ces années sont aussi caractérisées par une augmentation très appréciable de leur pouvoir d’achat : 50% en prenant comme indicateur le salaire horaire réel moyen. D’autres bénéfices s’ajoutent comme des semaines de vacances, des congés de maladie, des régimes de retraite, etc. Les travailleurs et travailleuses, syndiqués, comme non-syndiqués, commencent à participer à la société de consommation.
Dans leurs revendications aux gouvernements, les syndicats catholiques et internationaux partagent le même point de vue sur les grands enjeux sociaux comme la démocratisation du système d’éducation et la mise en place de programmes sociaux. À la suite de la Déclaration des droits de l’homme par les Nations unies en 1948, il y a un souci de reconnaître l’attachement au système démocratique et aux droits fondamentaux.
La syndicalisation des secteurs public et parapublic (1960-1980)
Dans les années 1960, le syndicalisme franchit une nouvelle étape en regroupant massivement les employé-e-s des services publics et parapublics, ce qui contribue à faire doubler les effectifs syndicaux (le taux de syndicalisation est porté à 37% en 1981). La composition des syndicats se transforme avec l’ajout de nombreux cols blancs et la participation de femmes.
L’afflux des syndiqué-e-s des secteurs public et parapublic contribue aussi à radicaliser et à politiser les trois principales centrales syndicales dans les années 1970 : la CSN, la FTQ et la Centrale de l’enseignement du Québec, qui regroupe alors surtout des enseignantes et des enseignants. Leur radicalisation se manifeste sur le plan du discours, de l’activité de grève, qui connaît une hausse spectaculaire, et de leur volonté de mettre sur pied un parti des travailleurs. Cette orientation est mal acceptée par certains des syndicats de la CSN, qui la quittent en 1970 (30 000 membres) pour fonder la Confédération des syndicats démocratiques. C’est à cette époque que les trois centrales militent pour la francisation du Québec et appuient de plus en plus ouvertement la souveraineté du Québec.
Les négociations du gouvernement du Québec avec ses employés occupent une place centrale pendant cette période. Au début des années 1960, les employé directs de l’État québécois n’ont pas le droit négocier leurs conditions de travail alors que les enseignants et les employé-e-s de la santé et des services sociaux peuvent le faire, mais sans droit de grève. Emportés par le climat de changement issu de la Révolution tranquille, ces salarié-e-s réclament les mêmes droits que les autres catégories de travailleurs et travailleuses. Après des grèves illégales et la mobilisation de la CSN et de la FTQ, le gouvernement leur reconnait le droit de négociation, de grève et d’affiliation avec l’adoption d’un Code du travail en 1964 et 1965.
Pour éviter la surenchère de négociations décentralisées, le gouvernement se donne en 1968 une politique salariale qu’il applique à tous les employé-e-s des secteurs public et parapublic. Les syndicats répondent en 1972 par la négociation en front commun qui se répètera tous les trois ans. Perturbées par des injonctions et des lois spéciales, ces négociations valent des avantages significatifs aux syndiqué-e-s en ce qui a trait aux augmentations salariales, aux avantages normatifs et à la sécurité d’emploi.
Ces années sont aussi profitables pour l’ensemble des syndiqué-e-s. Les augmentations salariales sont substantielles, assurant une croissance du pouvoir d’achat d’environ 50% de 1960 à 1980. Les avantages sociaux sont aussi plus généreux, représentant un ajout d’environ 35% à la rémunération. Les salarié-e-s, syndiqués ou non, profitent de la prospérité.
Ils bénéficient également de plusieurs mesures qui sont adoptées par les gouvernements. Ainsi, les réformes mises en place pendant la Révolution tranquille sont accueillies avec satisfaction par les centrales syndicales, car certaines sont réclamées depuis longtemps: démocratisation de la vie politique, établissement de l’assurance-hospitalisation, création du ministère de l’Éducation, nationalisation des entreprises privées d’électricité. Dans les années 1970, la condition féminine devient un nouveau champ de préoccupation; les syndicats réclament l’établissement d’un réseau public et gratuit de garderies, le droit à l’avortement et l’établissement de congés payés de maternité.
Le Parti québécois une fois élu en 1976 réalise plusieurs des attentes syndicales dont une loi de santé et sécurité au travail, la Charte de la langue française et la loi 45 qui interdit l’embauche de briseurs de grève. Le Québec se trouve ainsi à l’avant-garde en Amérique du Nord en matière de protection sociale et syndicale.
Affaiblissement du syndicalisme (1980-2014)
Depuis les années 1980, l’influence syndicale s’est érodée sérieusement à la faveur de la persistance d’un taux de chômage élevé, de la forte concurrence liée à la mondialisation de l’économie et de la montée du courant néolibéral. On assiste à une érosion des attentes des syndiqué-e-s et à un affaiblissement du pouvoir syndical. Les syndicats sont souvent placés sur la défensive, occupés à protéger des acquis.
Le taux de syndicalisation demeure néanmoins assez élevé : il augmente jusqu’à 42% au début des années 1990, puis faiblit pour se situer à 36,3% en 2013[1]. Le fléchissement est plus marqué dans le secteur privé où le taux se situe autour de 25% des salarié-e-s. Le recul syndical est lié surtout aux transformations du marché du travail. En effet, les nouveaux emplois ne sont plus créés dans les secteurs traditionnels de syndicalisation, mais plutôt dans le secteur des services privés (commerce, finance, restauration) où les travailleuses et les travailleurs sont difficiles à organiser à cause du grand nombre d’entreprises, de leur petite taille et de leur dispersion.
En 2013, il y a 1 268 000 syndiqué-e-s au Québec avec un nombre à peu près égal de syndiqué-e-s masculins et féminins. La FTQ et les syndicats affiliés au Congrès du travail du Canada représentent le groupe le plus imposant avec plus de 500 000 syndiqué-e-s. La CSN compte 330 000 membres et la Centrale des syndicats du Québec, 126 000 membres.
Le nouvel environnement où baigne le syndicalisme génère un nouveau discours. Les centrales abandonnent leur condamnation radicale du système capitaliste, deviennent plus préoccupées par la santé économique des entreprises et se convertissent à l’idée de concertation avec le patronat dans les années 1980 et 1990. Dans cette optique, la FTQ crée le Fonds de solidarité en 1984 et la CSN le Fondaction en 1996 qui sont des fonds d’investissement dans les entreprises.
La négociation des conditions de travail en entreprise est affectée par le contexte socio-économique. En général, les syndiqué-e-s font du surplace. Ainsi, la semaine de travail a peu changé depuis les années 1960 : 37,6 heures en 2013 pour les syndiqué-e-s et 38,5 pour les non syndiqué-e-s[2]. En outre, contrairement aux décennies antérieures où les salarié-e-s syndiqués ont obtenu une amélioration substantielle de leur pouvoir d’achat, les augmentations salariales de 1983 à 2012 ont été presque nulles si on tient compte de l’augmentation des prix à la consommation[3]. Un nouveau paradigme s’est installé voulant que la croissance des salaires doive correspondre à la hausse des prix. Du côté des avantages sociaux, les conventions collectives pour le secteur privé ne montrent pas d’amélioration véritable depuis le début des années 1980. Les charges sociales représentent toujours environ 45% de la rémunération des employé-e-s dans le secteur privé syndiqué.
Pour faire valoir leur point de vue, l’humeur des syndiqué-e-s n’est plus à la grève. Au cours des trente dernières années, il y a un revirement spectaculaire du nombre de conflits de travail par rapport aux décennies antérieures. Le front commun des secteurs public et parapublic, qui a été antérieurement le fer de lance du militantisme syndical, subit un revers majeur en 1982 et 1983. Alors que la crise économique sévit, le gouvernement impose une récupération salariale et de très faibles augmentations salariales pendant trois ans. Les grèves déclenchées se terminent par la rigoureuse loi 101, forçant les enseignantes et les enseignants à retourner au travail sous peine de congédiements collectifs et de perte d’ancienneté. Ce lourd échec marque un tournant pour le mouvement syndical, dès lors placé sur la défensive.
Du côté gouvernemental, les centrales syndicales s’emploient à combattre la tendance des gouvernements à orienter leurs politiques dans le sens du courant néolibéral. Désireux de créer un contexte favorable au développement des entreprises, les pouvoirs publics se montrent attentifs aux attentes des gens d’affaires qui réclament une réduction de la présence de l’État et le respect des forces du marché. Les priorités de l’État se déplacent alors du social à l’économique. Les centrales combattent la privatisation, l’érosion des programmes sociaux, la sous-traitance et l’établissement d’un régime fiscal plus régressif. Elles s’opposent notamment aux accords de libre-échange avec les États-Unis en 1988 et avec le Mexique en 1992, car elles craignent qu’ils ne se traduisent par des pertes d’emploi et des pressions à la baisse sur les programmes sociaux. Enfin, sur la question de la souveraineté du Québec, les trois principales centrales se prononcent clairement pour l’indépendance au référendum de 1995.
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Comme dans les autres sociétés occidentales, le syndicalisme québécois s’est développé à mesure que l’industrialisation a gagné la province. Les travailleurs et les travailleuses n’accusent pas de retard à organiser des syndicats et à recourir à la grève. Les grandes étapes de syndicalisation correspondent à celles du syndicalisme nord-américain. L’action de représentation des syndicats auprès des pouvoirs publics procède d’un modèle social-démocrate basé sur la défense des valeurs démocratiques et l’extension du rôle de l’État pour garantir une protection sociale.
Le mouvement syndical parvient à influencer en ce sens l’évolution de la société jusqu’au début des années 1980. Mais depuis plus de trente ans, il a du mal à jouer ce rôle de sorte que l’inégalité des revenus s’accentue, la précarisation du travail se développe et les salarié-e-s, syndiqués ou pas, ne profitent guère de la croissance économique. Le leitmotiv entendu est qu’il faut créer de la richesse avant de la partager. Et pourtant, la richesse se crée, mais les travailleurs et les travailleuses salariés n’en profitent guère.
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