Les recommandations de la Commission O’Connor: plus pertinentes que jamais

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 1, printemps 2014

 

Dominique Peschard, président
Ligue des droits et libertés

Rappel des faits

Né en Syrie en 1970, Maher Arar arrive au Canada à titre d’immigrant reçu en 1987 et devient citoyen canadien en 1995. Le 26 septembre 2006, de retour vers le Canada sur un vol d’American Airlines en provenance de Zurich, M. Arar est arrêté lors de l’escale à New York. Le 8 octobre on le fait monter à bord d’un avion privé et il est amené à Amman en Jordanie d’où il est transféré au tristement célèbre centre de détention de Far Falestin dirigé par le Renseignement militaire syrien (RMS). Il est interrogé, torturé et enfermé dans un sordide cachot pendant dix mois avant de pouvoir revenir au Canada. Il devra attendre la sortie du premier rapport de la Commission d’enquête, le 18 septembre 2006, pour être définitivement blanchi. Ce rapport révèle, entre autres, une enquête de la GRC qui trace un portrait de M. Arar fondé sur des faits inexacts ou carrément erronés, qui le décrit sans fondement comme un islamiste extrémiste lié à Al-Qaïda et une pratique d’échange d’information sans restrictions avec les autorités américaines qui ne respecte même pas les propres règles de la GRC.

Le deuxième rapport

Le 12 décembre 2006, le Commissaire de l’enquête Arar, le juge Dennis O’Connor remettait un deuxième rapport intitulé « Un nouveau mécanisme d’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale ». Ce rapport contient des recommandations importantes pour la protection des droits et libertés, recommandations auxquelles le gouvernement canadien a toujours refusé de donner suite.

L’enquête sur les faits entourant la déportation de Maher Arar vers la torture[1] révélait que 24 agences ou ministères du gouvernement fédéral étaient impliqués dans des questions de sécurité nationale. Des services de police provinciaux ou municipaux, de même que des services de renseignement provinciaux[2] sont susceptibles de travailler en étroite collaboration avec d’autres agences ou services de police gouvernementaux ou encore de participer à des équipes intégrées d’enquête dont peuvent même faire partie le FBI et la CIA.

Parmi les agences et ministères impliqués en matière de sécurité nationale, seul le  Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le Centre de la sécurité des télécommunications Canada (CSTC)[3] et la GRC sont dotés chacun d’un organisme chargé de l’examen de leurs activités. Dans le cas de la GRC, il s’agit de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes (CCETP)[4] relatives à la GRC  dont les pouvoirs sont limités.

Le Commissaire propose donc de remplacer l’ancienne CPP par  un organisme indépendant d’examen doté de pouvoirs renforcés, la Commission indépendante d’examen des plaintes contre la GRC et des activités en matière de sécurité nationale (CIE). La CIE examinerait également les activités relatives à la sécurité nationale de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Les personnes désignées à la CIE devraient être des personnalités tenues en haute estime et qui inspirent au public confiance en leur jugement et leur expérience.

Par ailleurs, le mandat de l’actuel mécanisme de surveillance du SCRS, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS), serait élargi afin de recevoir les plaintes et d’examiner les activités des différents ministères et agences impliqués dans des activités de renseignement relatives à la sécurité nationale, soit le Centre de la sécurité des télécommunications Canada, Citoyenneté et Immigration Canada, Transports Canada, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada et le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.

Enfin, le Commissaire recommande au gouvernement de mettre en place un autre nouveau mécanisme qu’il désigne Comité de coordination pour l’examen intégré des questions de sécurité nationale (CCEISN). Le mandat de ce Comité serait, notamment :

  • d’offrir un mécanisme de réception centralisé des plaintes concernant les activités relatives à la sécurité nationale d’organisations fédérales;
  • de faire rapport sur la reddition de comptes concernant les pratiques et tendances dans le domaine de la sécurité nationale au Canada, notamment les effets de ces pratiques et tendances sur les droits et libertés individuels ;
  • de mettre en  œuvre des programmes d’information du public concernant le mandat du Comité, en particulier le mécanisme de réception des plaintes;
  • d’entamer la discussion sur la collaboration avec les organismes indépendants d’examen des forces policières provinciales et municipales qui participent aux activités relatives à la sécurité nationale.

Le Commissaire recommande que le gouvernement aménage « […] des passerelles législatives entre les organismes d’examen des activités relatives à la sécurité nationale, la CIE y compris, pour permettre l’échange d’informations, le renvoi d’enquêtes à un autre organisme, l’institution d’enquêtes conjointes et la coordination de la préparation des rapports. »

Les mécanismes recommandés par le juge O’Connor augmentent considérablement la protection offerte aux citoyens contre les abus. Afin d’éviter que ces mécanismes ne deviennent des coquilles vides, le gouvernement devra leurs fournir les ressources appropriées afin de permettre la pleine réalisation de leur mandat de surveillance[5].

La situation n’a fait qu’empirer depuis l’affaire Arar. L’accord canado-américain sur la sécurité du périmètre rendu public en mars 2012 représente ni plus ni moins que l’intégration du Canada à l’appareil sécuritaire des États-Unis, sans aucune protection pour les canadien-ne-s des abus qui pourraient en découler.  C’est l’abandon pur et simple des normes canadiennes en matière de protection de la vie privée. Le projet donne aux États-Unis un accès à des quantités encore plus grandes de renseignements personnels sur les voyageuses et les voyageurs, y compris l’information biométrique et biographique.  De plus, l’entente prévoit l’instauration de listes communes, c’est-à-dire étasuniennes: listes d’interdiction de vol, listes anti-terroristes et autres. Dans tout le document, pas un mot sur la surveillance et l’imputabilité des agences de sécurité, ni sur les droits de recours et de réparation pour les personnes dont les droits seraient violés. L’entente va même à l’encontre des recommandations de la Commission Arar et vise à « encourager les échanges informels de renseignements », ce qui permet aux agences de sécurité d’échapper à tout mécanisme d’imputabilité.

Comme nous l’avons constaté à la Commission Arar, plusieurs États sont souvent impliqués dans les enquêtes en matière de sécurité nationale. Dans le cas de Maher Arar, autant les États-Unis que la Syrie se déchargeaient sur les autres États de leur responsabilité quant au partage d’information et au renvoi vers la torture. Lorsqu’un abus est dévoilé, il est machinal,  pour les gouvernements, de « pelleter dans la cour du voisin » et d’accuser les autres États impliqués. En décembre 2004, plusieurs organisations internationales de défense des droits de la personne, dont la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), signaient une déclaration conjointe affirmant « la nécessité d’un mécanisme international de contrôle de la compatibilité des mesures de lutte contre le terrorisme avec les droits de l’homme[6] ». À moyen terme, le Canada devrait promouvoir la création d’un organisme international pouvant enquêter sur toutes les agences d’enquête quel que soit l’État dont elles dépendent.

 

Revenir à la Table des matières de la revue Droits et libertés



[1] Voir Maher Arar : quand les droits humains sont sacrifiés au nom de la liberté, Bulletin de la Ligue des droits et libertés, automne 2006.

[2] Plusieurs services de police municipaux et provinciaux ont leur propre agence de renseignements. Par exemple citons le cas québécois de la Direction des enquêtes et renseignements de sécurité (DERS).

[3] Il s’agit du Bureau du commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications Canada. Comme nous l’avons vu dans l’article sur le CSTC, ce mécanisme est totalement inadéquat.

[4] Le projet de loi C-42 qui a reçu la sanction royale le 19 juin 2013 a remplacé la Commission des plaintes du public contre la GRC, en fonction au moment de l’affaire Arar, par la CCETP. La nouvelle commission n’a toujours pas les pouvoirs recommandés par la Commission Arar.

[5]           Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), Mémoire relatif à l’examen de la politique, déposé devant la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, le 21 février 2005 : paragraphe 17- N.

[6]     Déclaration conjointe sur la nécessité d’un mécanisme international de contrôle de la compatibilité des mesures de lutte contre le terrorisme avec les droits de l’homme, décembre 2004.