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Kirill Koroteev, directeur juridique
Centre des droits de l’homme « Mémorial » à Moscou, Russie
Mon ami et collègue, le juriste russe Andreï Ïessine, enseignait le droit international relatif aux droits de l’homme et a fait carrière à l’international. J’ai déjà assisté à une conférence qu’il donnait sur le système européen de la protection des droits. « À quoi sert la liberté d’association? », demandait-il aux étudiant-e-s et aux professionnel-le-s présents. Cette question peut rendre perplexes même les militant-e-s expérimentés. Les réponses étaient : « Pour se réunir… pour créer des associations et un syndicat… ». Andreï n’était visiblement pas satisfait des réponses. « Vous oubliez l’essentiel : elle sert à terrasser le mammouth! »
C’est devenu un truisme de dire que la liberté d’association est en danger. Les conférences et discussions sur le shrinking space se multiplient à la même vitesse que celle de l’augmentation des lois liberticides. La Russie arrive au premier rang de ce palmarès avec l’adoption de la réglementation restrictive sur le financement étranger des ONG en 2006 et surtout avec la loi sur les « agents de l’étranger » en 2012. Cette dernière oblige les ONG qui reçoivent des fonds de provenance étrangère, aussi minimes soient-ils, et qui « s’engagent dans l’activité politique » à se déclarer comme « agent de l’étranger » auprès du Ministère de la justice. Depuis 2014, le Ministre peut désigner de son propre chef des ONG comme des « agents de l’étranger ».
Plusieurs problèmes se sont posés depuis l’adoption de cette loi qui prétendait viser la transparence financière. D’abord « agent de l’étranger » signifie en russe « un espion, un ennemi » et réfère à la période de la Grande terreur stalinienne des années 1930. Cette étiquette est en soi inacceptable et ce choix fait par le législateur russe en 2012 et en 2014, ainsi que les sanctions qui s’élèvent à 7 000 dollars pour ne pas avoir identifié un texte sur Internet comme provenant d’un « agent de l’étranger », démontrent que le but était de stigmatiser les groupes indépendants plutôt que d’assurer la transparence financière. Des ONG qui défendent la transparence des élections, les droits de l’homme, mais aussi l’environnement, les minorités et les groupes vulnérables, ont été forcées de cesser leurs activités sous la menace de lourdes sanctions financières, d’autres ont été dissoutes par des décisions judiciaires, d’autres encore ont reçu plusieurs amendes dépassant au total 10 000 dollars… Mais cette loi n’ajoute presque rien aux exigences comptables et fiscales adoptées en 2006 et les associations qui ne reçoivent que du financement russe peuvent continuer à fonctionner dans l’opacité financière.
La condition de « participation à l’activité politique » ne se limite pas aux ONG qui, par exemple, soutiennent des candidat-e-s aux élections. La loi définit l’« activité politique » comme « toute influence sur l’opinion publique susceptible d’agir sur les décisions prises par les organes de pouvoir ». Compte tenu de l’évolution politique des dix dernières années en Russie, qui a éliminé toute possibilité d’influence des ONG sur les décisions du pouvoir, prouver cette influence est difficile à faire pour l’administration. Pour y arriver, elle devrait présenter des études sociologiques, des témoignages, etc. Pour éviter cette recherche approfondie de preuves, les procureurs et le Ministère de la justice se limitent à dire que tout texte sur le site d’une ONG constitue une influence sur l’opinion publique et, en conséquence, sur les décisions du pouvoir. Ceci permet de définir n’importe quelle association comme un « agent de l’étranger ».
Pire encore, les tribunaux reconnaissent une liberté totale à l’administration dans la désignation des « agents de l’étranger ». Il est possible de saisir un juge d’un recours pour abus de pouvoir de la part de l’administration, mais il accepte sans question ni réserve toute appréciation de l’administration et s’incline devant elle. Les conséquences vont bien au-delà de la répression de la société civile. Une fois la désignation en vertu de la « loi sur les agents de l’étranger » reconnue par le juge, la liberté illimitée d’action ne peut être refusée à l’administration. La discrétion administrative est donc absolue, compte tenu de l’absence de contrôle juridique.
L’effet de ces actions contre la société civile dépasse les frontières. Les pratiques de limitation des droits circulent vite entre dirigeant-e-s qui souhaitent éviter la contestation et rester au pouvoir pour une durée illimitée, comme celles et ceux de la Hongrie, de la Pologne, d’Israël, de l’Inde, de l’Ethiopie et du Zimbabwe, qui adoptent les mêmes pratiques. Il en résulte que même les démocraties beaucoup plus libérales que celle de Viktor Orbán (Hongrie) acceptent tacitement que les gouvernements réglementent le financement de la société civile comme bon leur semble – au lieu d’exiger la transparence du financement des partis, ainsi que des campagnes électorales des candidat-e-s.
Malgré le recul quasi-universel des droits et libertés, dans ces conditions peu favorables à la liberté d’association, existe-il des raisons d’espérer? La réponse est affirmative. En effet, les nouvelles technologies numériques donnent une voix dans l’espace public à des millions de personnes qui n’étaient que consommatrices de médias auparavant. Les réseaux sociaux sont souvent pointés du doigt parce qu’ils permettent la diffusion de fake news. Toutefois, dans les pays où les journaux et les stations de radio et de télévision sont contrôlés par le pouvoir, c’est par l’Internet que les personnes indépendantes et critiques peuvent s’exprimer, s’adresser aux autres, se réunir – et au moins constater qu’elles ne sont pas seules. Cela peut se faire avec une efficacité et à une vitesse auparavant inaccessibles. Pensons, par exemple, aux dissident-e-s soviétiques qui étaient limités aux quatre copies d’une page que les meilleures machines à écrire de l’époque pouvaient produire en même temps. Les associations établies en tant que personnes morales facilitent la mise en commun des ressources et la professionnalisation du personnel. Mais le socio financement permet maintenant à la société civile de mettre en œuvre des initiatives par la voie numérique, sans avoir besoin ni de bureaux ni d’archives papier. Et s’il n’y a pas de bureaux, les procureurs n’ont rien à perquisitionner. Les mammouths ont encore des raisons de s’inquiéter…