Mobilisations et médias sociaux

Au-delà des publicités trop ciblées, les risques associés à la collecte systématique et ubiquitaire des données personnelles sont désormais collectifs et touchent à l’organisation des sociétés démocratiques par des campagnes de désinformations ou l’amplification de discours haineux.

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Quelles opportunités et quels enjeux?

Anne-Sophie Letellier, candidate au doctorat en communications, UQÀM
Normand Landry, professeur, Université TÉLUQ, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains

Les technologies numériques ont joué des rôles significatifs dans les mobilisations citoyennes des dernières décennies. À cet égard, elles sont couramment présentées comme des vecteurs de démocratisation des sociétés. Des répertoires numériques d’actions collectives se sont progressivement déployés au sein d’une société civile s’étant largement internationalisée. Ces technologies constituent désormais des architectures de militance qui favorisent l’organisation de la dissidence et de la militance politique, le partage d’information, la création collective de contenus et le contournement de la censure et des voies de communication officielles.

La dernière décennie a fait état d’une pluralité de situations où les technologies numériques ont joué un rôle majeur dans des mouvements démocratiques et contestataires. Les révolutions arabes, le mouvement anti-austérité Occupy, ainsi que les nombreuses mobilisations en ligne dans le cadre de luttes environnementales et autochtones (#IdleNoMore), féministes (#MeToo, #MoiAussi) et antiracistes (#BlackLivesMatter) en sont des exemples frappants.

Ainsi, à mesure que se démocratisent et se distribuent les technologies numériques au sein des sociétés, des usages et des pratiques politiques numériques se développent et se propagent. Costanza-Chock1 qualifie d’affordance les caractéristiques de design qui invitent les utilisateur-trice-s à poser certaines actions (partager, commenter, interagir avec du contenu, former des groupes, créer des événements, entretenir des communications privées, etc.) sur une interface donnée. Ces affordances masquent néanmoins des mécanismes de collecte de données excessivement efficaces, subtils, et à la base d’un modèle économique hautement profitable où s’entrecroisent des intérêts commerciaux et étatiques.

Les affordances d’une mobilisation… et de la désinformation

Des discours critiques à l’endroit des technologies numériques présentent les plateformes, les sites et les services numériques mis à la disposition du grand public comme des lieux où s’exerce une surveillance grandement facilitée et amplifiée par un modèle économique de monétisation des données personnelles, qualifié par Shoshana Zuboff (2019) de capitalisme de surveillance. Si les conséquences les plus évidentes du capitalisme de surveillance ont longtemps été réduites à une publicité trop ciblée, les risques associés à la collecte systématique et ubiquitaire des données personnelles sont désormais collectifs et touchent à l’organisation des sociétés démocratiques.

Notamment, en 2018, le scandale de Cambridge Analytica a mis en lumière comment les mécanismes du microciblage publicitaire pouvaient également être mobilisés   dans un contexte électoral afin d’exposer des électeur-trice-s indécis-e-s ciblé-e-s à des campagnes de désinformation2. Plus récemment, en 2021, Frances Haugen3 a dévoilé des documents révélant que les algorithmes de classification de contenus utilisés par la plateforme de réseau social avaient contribué significativement à exacerber des troubles alimentaires chez des adolescentes, ainsi qu’à amplifier la portée de discours haineux facilitant, entre autres, le génocide des Rohingyas au Myanmar4. Dans ces deux cas, les documents fuités démontrent que la rentabilité financière de compagnies transnationales – largement attribuable au modèle d’affaires inhérent au capitalisme de surveillance – est, comme l’a souligné Haugen, ordinairement explicitement priorisée face aux enjeux éthiques, sociaux et politiques qui découlent de leurs pratiques.

[…] les algorithmes de classification de contenus utilisés par la plateforme de réseau social avaient contribué significativement
à […] amplifier la portée de discours haineux facilitant, entre autres, le génocide des Rohingyas au Myanmar.

De la surveillance étatique à la montée des logiciels espions

En 2013, les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden ont exposé l’ampleur des pratiques de surveillance des États sur leurs citoyens. Elles ont également démontré comment, à travers un accès direct aux infrastructures physiques des réseaux – pensons au programme PRISM – ou encore à travers des ordres des tribunaux, les agences de renseignement et de sécurité américaines étaient en mesure de gagner l’accès aux données personnelles recueillies par les plus grandes entreprises du secteur du numérique.

Si ces pratiques ont été largement critiquées, elles s’inscrivent néanmoins dans une tendance forte des États à surveiller les communications de leurs citoyens. Dans les pays occidentaux, la légitimation de ces pratiques de surveillance s’articule généralement à travers la promotion d’un accès légal à des données et communications personnelles et par un argumentaire présentant le bien-fondé des initiatives gouvernementales cherchant à introduire des portes dérobées dans les systèmes de chiffrement utilisés par leurs citoyens5. Si ces positions sont défendues sous le couvert de la lutte au terrorisme et à la criminalité, de nombreux cas documentés ont mis en lumière un manque d’encadrement juridique et des pratiques injustifiables de surveillance de journalistes6 et de militant-e-s7.

Ces pratiques de surveillance étatique sont également alimentées par le marché en pleine expansion des logiciels espions. Ces logiciels sont officiellement développés avec cette même intention affichée publiquement de lutter contre la criminalité et le terrorisme. Lorsqu’installés sur des appareils, ces logiciels permettent de surveiller en temps réel l’ensemble des déplacements et des activités en ligne de leurs cibles. Les groupes de défense des droits humains s’évertuent depuis quelques années à documenter et à attirer l’attention sur les dérives associées à ces logiciels. Ces derniers sont couramment utilisés par des régimes autoritaires afin de surveiller des journalistes, des avocat-e-s et des militant-e-s. À terme, ces usages conduisent à des arrestations illégales et à des meurtres extrajudiciaires8.

Si ces positions sont défendues sous le couvert de la lutte au terrorisme et à la criminalité, de nombreux cas documentés ont mis en lumière un manque d’encadrement juridique et des pratiques injustifiables de surveillance de journalistes9 et de militant-e-s10.

En ce sens, l’utilisation ubiquitaire des technologies numériques, doublée des   modèles   d’affaires   basés   sur la collecte de données, crée un terreau fertile pour les pratiques de surveillance étatique. Plusieurs rapports, dont ceux du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression11, abondent dans cette direction et associent directement ces pratiques de surveillance à des atteintes portées à plusieurs droits et libertés fondamentales, dont la liberté d’expression.

En somme, les affordances des technologies numériques offrent simultanément des opportunités inédites à l’organisation de mouvements sociaux démocratiques et une capacité de surveillance décuplée. Ces pratiques de surveillance font converger les intérêts des entreprises investissant le champ du numérique avec ceux des États qui régulent leurs activités ou qui constituent de potentiels clients pour leurs services de surveillance.

La prise en considération de ces enjeux ne vise pas la désertion des réseaux sociaux, ou une déconnexion aux technologies numériques. À un niveau tactique, elle invite plutôt à une éducation critique12 face aux fonctionnalités de ces plateformes dans le but de déjouer – du moins partiellement – les mécanismes de collecte de données ainsi que les risques associés aux capacités de surveillance accrues des États et des compagnies privées. D’une perspective plus stratégique, cette situation appelle à d’urgentes réformes législatives et à une règlementation plus serrée des acteurs du numérique, visant notamment à accroitre leur imputabilité sur la question de la désinformation et de la protection des données personnelles.


  1. Costanza-Chock, Design justice: Community-led practices to build the worlds we need, The MIT Press, 2020.
  2. J. Bennett, D. Lyon, Data-driven elections: implications and challenges for democratic societies, Internet Policy Review, 2019, 8(4).
  3. Haugen est une ancienne employée chez Elle était chargée de diri- ger un groupe de travail contre la désinformation dans le cadre des élections américaines de 2020.
  4. En ligne : https://www.courrierinternational.com/dessin/genocide-des- rohingyas-le-mea-culpa-de-facebook
  5. Gill, T. Israel et C. Parsons, Shining a light on the encryption debate: A Canadian field guide, 2018.
  6. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires- criminelles/201610/30/01-5036027-patrick-lagace-vise-par-24-mandats-de- surveillance-policiere.php
  7. A. Choudry, Activists and the surveillance state: Learning from repression,
  8. Marczak, J. Scott-Railton, S. McKune, B. Abdul Razzak et R. Deibert, HIDE AND SEEK: Tracking NSO Group’s Pegasus Spyware to operations in 45 countries, 2018
  9. Op .cit., note
  10. A. Choudry, Activists and the surveillance state: Learning from repression,Between the Lines, 2018.
  11. D. Kaye, Report on the Adverse Effect of the Surveillance Industry on Freedom of Expression, OHCHR, 2019. En ligne : https://www.ohchr.org/en/calls-for- input/reports/2019/report-adverse-effect-surveillance-industry-freedom- expression
  12. Landry, A. M. Pilote et A. M. Brunelle, L’éducation aux médias en tant que pratique militante : luttes et résistances au sein des espaces médiatiques et de gouvernance, 2017.