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Denis Langlois, politologue
Université d’Ottawa
Connaissez-vous ce peuple qui habite la Côte-Nord et le Labrador depuis au moins 2000 ans AA [avant aujourd’hui]? Peuple qui a reçu les Vikings sur ses terres et échangé avec des pêcheurs normands ou basques bien avant d’accueillir Champlain dans le golfe du St-Laurent?
Dans un ouvrage bien documenté, Serge Bouchard, avec sa compagne Marie-Christine Lévesque, mettent en lumière ce peuple qui a traversé l’histoire sans perdre son âme malgré le colonialisme. LE PEUPLE RIEUR Hommage à mes amis innus[1]. Titre inspiré de l’écrit d’un collègue anthropologue, Rémi Savard[2], et notamment suite au premier voyage en canot de Serge avec l’hôte et ami d’Equanitshit [Mingan], Michel Mollen.
Ce sont environ mille années d’histoire de la nation Innue qui nous sont ici racontées. D’entrée de jeu, Serge Bouchard s’en prend aux euphémismes linguistiques qui font disparaître les Sauvagesses ou les Indiens, espérant changer le monde en maudissant le mot. À l’instar de l’écrivaine An Antane Kapesh, laquelle affirmait sa fierté d’être sauvagesse et son bonheur de vivre sur un territoire sauvage[3], il n’hésitera pas à employer ces mots rejetés en parlant de ceux et celles qu’il admire et dont il s’est fait ami pendant ses 50 ans de voyages au Nitassinan [Notre Terre].
Homme passionné, il écrit à quatre mains cette histoire des Innus avec des chasseurs et trappeurs; avec la société des vieilles femmes et celle des maîtresses-femmes d’Ekuanitshit; avec la communauté d’Essipit [Les Escoumins] qui rêvait de témoigner de l’histoire innue en accumulant écrits, photos et enregistrements propres à documenter un tel ouvrage; avec tous et toutes les ami-e-s rencontré-e-s. Bref, il leur donne la parole.
Au fil de ses voyages en pays Innu, l’anthropologue s’intéresse à la langue, l’innu-aimun, et à la culture, l’innu-aitun, en s’adressant aux aîné-e-s, ces archives vivantes, pour savoir comment se structuraient, dans la tradition orale, les informations accumulées sur la faune et la flore depuis des générations d’observations et de pratiques. Outre de constater leurs connaissances remarquables de la biodiversité boréale, il note aussi la quantité d’étrangères et d’étrangers rencontrés à travers les siècles, depuis les explorateurs de divers pays à la recherche du passage vers l’Asie, jusqu’aux pêcheurs anglais, bretons, basques, portugais, espagnols ou hollandais, venus exploiter les bancs d’innombrables morues.
Les Innus se lièrent de près avec les Européens dès le XVe siècle – et non le XVIe – développant des codes d’échanges : perles de verre ou ustensiles de métal pour des fourrures si prisées par les étrangers, et aussi pour des produits de la mer. Avec l’arrivée des Français, l’évidence d’une alliance durable suite aux rencontres de 1603 et 1608 avec Champlain est ici fortement nuancée. La volonté de Champlain et des missionnaires de sortir les Indiennes et Indiens de leur mode de vie, d’en faire des citoyens civilisés, agriculteurs, catholiques (soins médicaux via l’Hôtel-Dieu de Québec et éducation appropriée via le couvent des Ursulines) fut un échec. Les ancêtres innus n’en voulaient rien savoir, ils avaient leurs propres savoirs, mythes et rites.
Peuple ayant vécu historiquement au rythme des variations saisonnières et des mouvements de gibiers, ce sont des familles très étendues – et non nucléaires – qui se déplaçaient pour subvenir aux besoins de toutes et tous. Le nomadisme, qualifié d’errance par Français et Jésuites, est pourtant fortement imbriqué à la culture innue depuis des siècles. C’est Nishapet [Élizabeth], de la société des vieilles femmes de Mingan qui raconte comment ses voyages autour de son monde, le Nitassinan, lui auront permis d’emprunter routes, sentiers, lacs et rivières des Anciens et d’accumuler « les savoirs de toutes les générations avant elle[4] ».
En même temps, devenu chauffeur privé de ce groupe de vieilles femmes, l’anthropologue reçoit, selon ses propres dires, une bonne leçon d’ethnographie en se faisant préciser que, la chasse au caribou n’étant pas toujours bonne, ce sont les femmes qui prenaient les choses en mains : pêcher sous la glace ou au filet, constituer une réserve de poissons, de lièvres et de perdrix. « Le caribou c’était un festin, mais c’est le poisson qui nous faisait passer l’hiver[5] ».
Depuis l’arrivée des Européens, il y eut diverses tentatives pour civiliser et convertir l’Indien tout en l’inondant de préjugés sur sa culture et ses croyances. Mais c’est la période allant de 1850 à 1950 qui marque les processus de dépossession, de sédentarisation et d’assimilation déployés de façon systématique par le colonisateur.
Bien que les territoires non cédés par les nations autochtones soient protégés par la Proclamation royale de 1763, cela n’a pas empêché le gouverneur général d’ouvrir tout le sud-ouest du Nitassinan dès 1842 à quiconque voulait tirer profit de ses ressources. Les forêts ancestrales réservées à la chasse de subsistance et au trappage d’animaux à fourrure furent rasées, des scieries apparurent progressivement, mettant à risque les rivières et cours d’eau du Nitassinan.
Devenus nuisances pour la coupe de bois, et malgré leurs nombreuses pétitions à l’endroit des autorités, les Innus reçurent en 1851 cadeau d’un Acte gouvernemental « pour mettre à part certaines étendues de terres pour l’usage de tribus de Sauvages dans le Bas-Canada[6] ». C’était le prélude des réserves indiennes proclamées 25 ans plus tard par la Loi sur les Indiens. Une loi encore en vigueur qui, en mettant sous tutelle tous les Indiens et Indiennes en les écrouant dans des réserves, consacrait juridiquement leur incapacité civile et leur interdisait des pratiques traditionnelles comme, chez les Innus, la danse, le chant, ou les tentes à sudation aux vertus thérapeutiques.
Le génocide culturel sous la forme de pensionnats destinés à tuer l’Indien chez l’enfant allait constituer la dernière tentative d’assimilation de ce nouvel État canadien fédéré, et ce jusqu’à tout récemment. De proches amis de Serge Bouchard, tel Georges Mestokocho, avec qui il a beaucoup ramé en riant, de l’un comme de l’autre, étaient parmi les victimes de ces pensionnats. Ils ont ressenti la violation de leur identité culturelle toute leur vie durant.
Mais… « Ils seront là demain » clame l’épilogue de ce bouquin, mentionnant en exemples plusieurs personnalités innues d’aujourd’hui. Insistant sur la dignité des peuples agressés par les politiques d’assimilation, cet ouvrage admire la résistance, l’intelligence, la résilience et l’humour du peuple Innu, rétablissant par-là la fierté sur son histoire.
Il a été écrit en visant un large public : les jeunes filles et garçons innus, « pour la suite du monde » y est-il précisé. Mais il veut aussi rejoindre « l’ensemble des Québécoises et Québécois, de sorte qu’un jour la connaissance et la reconnaissance des Premières Nations du Québec deviennent fondamentales[7] ».
Cet ouvrage répond magnifiquement à une recommandation majeure de la Commission de vérité et réconciliation, celle de l’éducation générale à partir d’une réécriture de l’histoire du pays. À l’occasion d’un cours sur le développement avec une quinzaine d’adultes innus en 2012, j’avais ressenti quelques bribes de cette résilience. Quel bel éclairage me fournit aujourd’hui la lecture de ce bouquin, qui raconte une histoire si tangible, si remarquable de la vie de ce peuple. Merci Lucie de me l’avoir offert en cadeau.
[1] Serge Bouchard, Marie-Christine Lévesque, LE PEUPLE RIEUR Hommage à mes amis innus, Lux Éditeur, 2017. La reproduction de la carte du Nitassinan est une gracieuseté de Lux Éditeur.
[2] Rémi Savard, Le rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, L’Hexagone/Parti Pris, 1977.
[3] An Antane Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse, Indiennes d’Amérique du Nord, Édition des Femmes Antoinette Fouque, 1982,
[4] Serge Bouchard, Marie-Christine Lévesque, opus citatus, p.123
[5] Ibid, p. 119
[6] Ibid, p. 241
[7] Ibid, p.19.
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