Nos libertés sont notre sécurité

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014

 

Dominique Peschard, président
Ligue des droits et libertés

 

Le meurtre de l’adjudant Patrice Vincent à Saint-Jean-sur-Richelieu venait à peine d’avoir lieu que le premier ministre évoquait l’acte terroriste en réponse à une question plantée en chambre. L’interprétation du geste était posée avant même que l’enquête policière ait débuté. L’assassinat deux jours plus tard du caporal Nathan Cirillo devant le parlement donnait lieu à un déploiement de forces militaires et policières impressionnant et ouvrait la porte à la surenchère médiatique. « Le Canada pris pour cible » titrait Le Devoir, le lendemain. Deux meurtres, commis par deux individus isolés avec des moyens rudimentaires, devenaient une menace telle qu’il fallait songer à donner de nouveaux pouvoirs aux forces policières.

Au projet de loi C-13 sur la cybercriminalité[1], qui donne aux autorités des pouvoirs accrus de surveillance des communications, s’ajoute C- 44, déposé le 27 octobre, qui modifie la loi qui régit le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Selon le National Post, le gouvernement canadien envisage même de criminaliser la « glorification du terrorisme », sans parler de la proposition d’abaisser le seuil permettant de placer un individu sous surveillance et de restreindre ses libertés sans porter d’accusations.

Pourtant, l’expérience des dernières années a démontré que les pouvoirs accrus donnés aux agences de renseignement et aux forces policières, au nom de la « guerre au terrorisme », ont entrainé de graves violations de droits – Guantanamo, renvoi vers la torture, certificats de sécurité, espionnage de millions de personnes innocentes – sans qu’on ait pu démontrer que ces mesures aient contribué à prévenir des actes terroristes. Les personnes condamnées pour activité terroriste au Canada l’ont été à la suite à d’enquêtes policières et de procès criminels classiques.

Dans ce contexte, le Colloque Arar +10, tenu le 29 octobre dernier à Ottawa, ne pouvait tomber à un moment plus opportun. Le but du colloque était de faire le bilan, du point de vue des droits humains, des mesures déployées au Canada en matière de sécurité nationale, dix ans après le lancement de la Commission Arar. Cette commission était chargée de faire la lumière sur la responsabilité des services canadiens dans le renvoi de Maher Arar vers la torture en Syrie. Une brochette impressionnante de juges, d’avocats, de journalistes, d’anciens diplomates et de victimes de violations de droits ont témoigné de leurs expériences en matière de sécurité nationale. Le message qui en est ressorti est clair. Le gouvernement n’a rien fait pour remédier aux nombreuses violations de droits et pour protéger les canadien-ne-s contre d’autres abus. Dix ans après la Commission Arar, le mécanisme de surveillance des agences de sécurité proposé par le juge O’Connor se fait toujours attendre.

À la veille des attentats du 11 septembre 2001, dans son rapport intérimaire Terrorisme et droits de l’homme, la Rapporteure spéciale de l’ONU, Mme Kalliopi Koufa, écrit dans ses observations finales que :

 « Une analyse du terrorisme contemporain fait apparaître que, grosso modo, les États les plus respectueux des droits de l’homme sont aussi les moins susceptibles d’être confrontés à des problèmes de terrorisme interne, (…) et les moins touchés par le terrorisme international. La réduction du terrorisme passe donc par le plein exercice des droits de l’homme et des recours à des pratiques authentiquement démocratiques dans le monde entier. Tout doit être fait pour assurer la réalisation des droits de l’homme, en particulier en ce qui concerne l’autodétermination, le racisme, la représentation ethnique et politique au sein de chaque État et les disparités économiques ou culturelles fondées sur la classe sociale[2]. »

Or, la politique néo-coloniale de l’occident et du Canada au Moyen-Orient a contribué depuis plus de trente ans à entretenir la guerre et la violence, à soutenir des régimes anti-démocratiques et réactionnaires et à créer un terreau fertile pour l’extrémisme. Dans les années 1980, les États-Unis ont armé une insurrection islamiste en Afghanistan dans le but d’affaiblir l’Union soviétique. Une fois l’objectif atteint, l’Afghanistan a été abandonné et laissé à la merci de ces milices qui ont mis le pays à feu et à sang, pavant la voix au régime Taliban. Après 13 ans d’intervention militaire en Afghanistan, le pays est toujours plongé dans la guerre. Pendant la guerre Irak-Iran (1980-1988), les pays occidentaux ont armé l’Irak, allant même jusqu’à lui fournir des armes chimiques qui furent éventuellement utilisées contre des civils kurdes. En 2003, les États-Unis et leurs alliés attaquaient l’Irak, sous des prétextes mensongers et en violation du droit international. Le régime sectaire issu de cette invasion a plongé le pays dans la division et le chaos, créant les conditions favorables au développement du groupe armé État Islamique (EI). Au printemps 2011, sous couvert de motifs humanitaires, le Canada participait à l’offensive militaire de l’OTAN pour renverser le régime Kadhafi. Cette intervention a également eu pour résultat de plonger ce pays dans le chaos d’une guerre de factions[3].

Le Canada s’indigne, avec raison, des décapitations d’otages aux mains de l’EI, mais passe sous silence le fait que l’Arabie saoudite décapite régulièrement des personnes sur la place publique[4]. Après avoir approuvé en 2011 l’exportation de 4 milliard $ d’armement à l’Arabie saoudite, le gouvernement canadien récidive avec un nouveau contrat de 10 milliards $ pour des véhicules blindés, le plus important de l’histoire du Canada. L’Arabie saoudite s’est servie de véhicules semblables, achetés au Canada, pour écraser le Printemps arabe au Bahreïn. Le Canada voit d’un bon œil la dictature du général Sissi, issu d’un coup d’état militaire, bien que les tribunaux à la solde du régime condamnent des centaines d’opposants à la peine de mort dans des simulacres de procès. Par ailleurs, les services de renseignement des pays occidentaux, dont le Canada, n’ont pas dédaigné collaborer avec la dictature syrienne (maintenant honnie) lorsque des citoyens soupçonnés de terrorisme, comme Maher Arar, y étaient torturés[5].

Le Canada accorde un soutien inconditionnel à Israël malgré les multiples violations de droits commises par ce pays[6]. Il a soutenu l’agression israélienne contre Gaza à l’été 2014, la troisième en cinq ans. Les organisations canadiennes qui soutiennent l’implantation de colonies dans les territoires occupés continuent de bénéficier d’un statut d’organisme de bienfaisance, malgré que cette colonisation soit illégale et même contre la politique officielle du Canada.

La condition incontournable, la composante essentielle pour assurer la sécurité est le respect des droits humains, au pays comme à l’étranger. La politique étrangère du Canada et les mesures restreignant les libertés au Canada ne nous apportent pas la sécurité, ici comme ailleurs. Elles ne nous rendent que moins libres.

 

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[1]     Voir Un monde sous surveillance

[2]    E/CN.4/Sub.2/2001/31, par 129, 27 juin 2001.

[3]     La Libye et le « devoir de protéger », Bulletin de la Ligue des droits et libertés, Printemps 2011

[4]     Selon Human Rights Watch, l’Arabie saoudite a exécuté au moins 19 personnes depuis le 4 août 2014, dont sept pour le crime mineur de trafic de haschish : http://www.hrw.org/fr/news/2014/08/21/arabie-saoudite-forte-hausse-du-nombre-d-executions

[5]     Maher Arar : quand les droits humains sont sacrifiés au nom de la sécurité, Bulletin de la Ligue des droits et libertés, automne 2006

[6]     Voir Droit international agressé