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Martin Gallié, professeur de droit
Département des Sciences juridiques, UQAM
Les analyses et les témoignages regroupés dans ce dossier spécial de la Ligue des droits et libertés sur le droit au logement invitent de nouveau à se poser la lancinante question : « Que faire »?
Contradictions sociales et inégalités de logement
Le logement est de loin le premier poste de dépense des Québécois-es, propriétaires (60 % des cas) ou locataires (40 %). Ces données masquent cependant l’essentiel, à savoir la « spirale des inégalités[1] » en matière de logement.
D’un côté, une minorité : les détentrices et détenteurs de capitaux et de patrimoine, des entreprises immobilières ou celles qui spéculent sur l’« or gris » des personnes retraitées[2], les héritières et héritiers ou de rares épargnant-e-s qui ont pu investir au bon moment et au bon endroit, engrangent des profits et des héritages records, au point de menacer, selon certains économistes[3], la démocratie et la justice sociale.
De l’autre, l’immense majorité, les classes populaires : travailleuses et travailleurs précaires, au salaire minimum, au chômage, personnes assistées sociales, immigrantes, sans statut, retraitées, qui n’arrivent pas à payer leur loyer, leur hypothèque ou leur établissement de retraite. Il y a chaque année 2 000 saisies immobilières et plus de 40 000 demandes d’expulsion de locataires pour non-paiement, toutes accordées ou presque par la Régie du logement, jetant ainsi à la rue des milliers de personnes.
De ces inégalités économiques découlent par ailleurs des inégalités en ce qui a trait à la maladie, la santé mentale et, en fin de compte, l’espérance de vie. De fait, les riches et les pauvres ne respirent pas le même air, ne boivent pas la même eau, ne disposent pas du même espace vital, ne jouent pas sur les mêmes terrains de jeu, etc. Or, selon l’Organisation mondiale de la santé, l’insalubrité est la première cause de mortalité dans le monde pour les catégories sociales les plus vulnérables, et la situation risque de se dégrader davantage encore avec l’accroissement de la pollution atmosphérique et le réchauffement climatique[4]. Sur l’île de Montréal, aujourd’hui, 5 000 enfants souffrent de problèmes respiratoires en raison d’une humidité excessive du logement[5].
Par ailleurs, si la question du « sexe de la propriété » reste sous documentée[6], on sait que les femmes sont moins souvent propriétaires que les hommes[7], que la part du revenu qu’elles consacrent au logement est plus importante pour elles que pour les hommes alors même qu’elles gagnent 25 % de moins – l’équivalent des dépenses moyennes en matière de logement. On sait également que 76 % des familles monoparentales ont à leur tête des femmes qui hébergent leurs enfants avec tout ce que cela implique en termes de coût et de difficultés à trouver un logement. Enfin, le logement, c’est aussi le lieu du « privé » et de ce qui s’y cache, le lieu du travail domestique et des violences conjugales, y compris les agressions à caractère sexuel.
Aux États-Unis, les recherches montrent que les expulsions frappent de manière complètement disproportionnée les femmes racisées[8]? À Baltimore, les victimes d’insalubrité qui se présentent au tribunal sont afro-américain-e-s dans 94 % des cas, des femmes dans 79 % des cas, des femmes avec des enfants pour 65 %[9]? Faute de données disponibles au Québec sur ces enjeux, on rappellera simplement que les États-Unis n’ont bien évidemment pas le monopole du sexisme et du racisme. À titre d’exemple, les 2 000 locataires autochtones du Nunavik reçoivent chaque année entre 500 et 1 000 demandes d’expulsion, alors qu’ils sont logés dans des HLM insalubres et surpeuplés.
L’État et le droit au logement
L’État, qu’il soit fédéral ou provincial, reste quant à lui largement absent. Il n’y a plus de construction d’habitations à loyer modique (HLM) depuis 1993. Les politiques sociales actuelles en matière de logements sociaux « restent globalement sans effets » et elles ferment « l’accès de ces nouveaux logements aux populations les plus stigmatisées et indésirables[10] ». L’État se décharge de sa responsabilité et de l’obligation d’agir sur les travailleuses et travailleurs d’organismes communautaires, toujours sous-financés.
Les deux niveaux de gouvernement refusent toujours, par ailleurs, d’inscrire le droit au logement dans les Chartes, malgré les demandes répétées des différentes commissions des droits de la personne et en dépit d’importantes luttes juridiques menées en Colombie-Britannique et en Ontario[11]. Ils multiplient ainsi les infractions aux normes minimales fixées par le droit international. Le Québec ne s’est toujours pas doté d’une politique nationale de logement et de lutte contre l’insalubrité, tandis que la toute récente Stratégie nationale du gouvernement fédéral « inquiète » la rapporteure spéciale des Nations Unies[12]. Aussi en infraction avec le droit international, il n’y a aucune mesure de prévention contre les expulsions; les locataires sont automatiquement expulsés, pour 2 $ ou 10 $ d’arriérés, sans aucune prise en compte des causes et des conséquences sociales et sanitaires des expulsions. Les locataires victimes de violence conjugale ont, quant à elles, depuis peu, le droit de résilier leur bail en payant deux mois de loyer au propriétaire, mais toujours pas celui de garder leur logement.
Au niveau du contentieux, de rares avocat-e-s se battent pour faire valoir le droit au logement des victimes d’insalubrité ou qui risquent l’expulsion pour non paiement. Mais les locataires, qui sont les premiers visés au Québec, ne recourent pas au tribunal, où le droit de propriété prime sur tous les autres droits humains et sur les enjeux de santé publique. À peine 30 % des locataires visés sont présents aux audiences d’expulsion et les recours en matière de discrimination (moins d’une centaine par an à la CDPDJ) ou d’insalubrité sont rarissimes (700 demandes par an, soit 1 % du volume du contentieux).
Face à ces inégalités et à ces injustices, qui ne sont pas propres au Québec[13], David Harvey et d’autres[14] s’interrogent : « Oserons-nous parler de lutte des classes[15]? » en matière de logement. Or, si l’on veut construire des solidarités et garantir le droit au logement à toutes et tous, les données recueillies dans ce numéro nous invitent à élargir cette lutte aux inégalités fondées sur le sexisme d’une part et sur le racisme d’autre part[16].
[1] BUGEJA-BLOCH, Fanny. Logement, la spirale des inégalités, PUF, 2013.
[2] NÉNIN, François, et Sophie LAPART. L’Or gris, Flammarion, 2011.
[3] PIKETTY, Thomas, le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.
[4] OMS, PRÜSS-ÜSTÜN, Annette, et autres, en ligne : <http://apps.who.int/iris/bitstream/10665/204585/1/9789241565196_eng.pdf?ua=1>.
[5] DSP, à la p 28 en ligne : <http://publications.santemontreal.qc.ca/uploads/tx_asssmpublications/978-2-89673-500-6.pdf>
[6] GOLLAC, Sibylle. Le genre caché de la propriété dans la France contemporaine, 2017, 1 CdG 43.
[7] CSF, https://www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/portrait_national_egalite_2016.pdf
[8] DESMOND Matthew et Carl GERSHENSON. Who gets evicted? Assessing individual, neighborhood and network factors ,2016, SSR 1
[9] Public Justice Center, http://www.publicjustice.org/uploads/file/pdf/JUSTICE_DIVERTED_PJC_DEC15.pdf
[10] DESAGE, Fabien. Les exclus de l’inclusion. Construire du logement social en temps d’austérité et de mixité (France-Québec), 2017.ES 15.
[11] YOUNG, Margot. Charter Eviction: Litigating Out of House and Home, 2015, JLSP 24, 46-67
[12] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1091304/droit-logement-plan-gouvernement-federal-locataire
[13] DAVIS, Mike. Planet of Slums: Urban Involution and Informal Proletariat, 2004. NLR 5.
[14] SMITH, Neil. Retour sur La question du logement, Espaces et sociétés, 2017, pp. 133-138; GARNIER, Jean-Pierre. Du droit au logement au droit à la ville : de quel(s) droit(s) parle-t-on ?,2011, L’Homme et la société 197
[15] HARVEY, David. Le droit à la ville, 2008, http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2011/12/david-harvey-le-droit-la-ville.html
[16] BOUILLON Florence, Anne CLERVAL et Stéphanie VERMEERSCH. Logement et inégalités, 2017, ES 7.