Les Premières Nations, les Inuit et le Bureau des enquêtes indépendantes

Texte complémentaire du rapport Regards critiques sur les trois premières années d’activité du Bureau des enquêtes indépendantes 

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Le BEI en mode rattrapage auprès des Premières Nations et des Inuit

Les personnes issues des Premières Nations et de la nation inuite sont surreprésentées dans les incidents policiers donnant lieu à une enquête indépendante ainsi que dans les allégations d’actes criminels commis par des policiers. Elles sont, paradoxalement, sous-représentées parmi le personnel du BEI. En fait, ce n’est qu’à la fin de 2018que le BEI a procédé à l’embauche d’une personne autochtone, à titre d’agente de liaison entre celui-ci et les communautés autochtones. Il est d’ailleurs permis de penser que la tenue de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (CERP) y soit pour quelque chose.

Présidée par le juge à la retraite Jacques Viens, la CERP a été mise sur pied par le gouvernement du Québec en décembre 2016, dans la foulée de la crise ayant éclatée à Val-d’Or après que des policiers de la Sûreté du Québec aient fait l’objet d’allégations d’abus sexuels de la part de femmes autochtones. La CERP a tenue 38 semaines d’audiences lors desquelles 765 personnes ont été entendues, dont la première directrice du BEI, Mme Madeleine Giauque, le 19 octobre 2018[1].

C’était la première fois que Mme Giauque rendait des comptes en public sur les activités du BEI. Les travaux de la CERP ont cependant permis d’apprendre que les efforts déployés par le BEI auprès des personnes issues des Premières Nations et de la nation inuite laissent à désirer.

Le BEI s’est d’ailleurs retrouvé dans l’embarras, le 5 juin 2018, alors que le premier ministre Philippe Couillard s’était dit « troublé » que l’organisme ait refusé d’enquêter sur une intervention policière survenue dans le village nordique d’Umiujaq, le 4 avril précédent, lors de laquelle une femme inuite a été blessée gravement après avoir été heurtée délibérément par une camionnette du Corps de police régional Kativik. M. Couillard avait alors déclaré publiquement que la décision du BEI de ne pas faire enquête pourrait s’apparenter à la pratique du deux poids deux mesures dont les Autochtones font les frais depuis nombre d’années[2].

Le 18 juin 2018, la CERP a adressé une demande d’informations au BEI[3]. La réponse de Mme Giauque datée du 10 juillet 2018 a permis d’apprendre que « 16 % des 85 enquêtes indépendantes menées par le BEI depuis le 27 juin 2016 se déroulaient dans le grand nord québécois[4] », alors que cette région – où les peuples cri et inuit sont majoritaires – représente moins de 0,2 % de la population du Québec[5]. Notons toutefois que « le BEI ne tient pas d’emblée de statistiques concernant l’origine ethnique des personnes impliquées dans ses enquêtes[6] », écrit la directrice du BEI dans une lettre datée du 24 juillet 2018.

Les personnes autochtones sont également nombreuses à avoir porté plainte contre des policiers pour des infractions criminelles, notamment concernant des allégations d’infraction à caractère sexuel. Lors de son témoignage à la CERP en octobre 2018, Mme Giauque révélait que 44 % des plaintes reçues par son organisme pour de telles allégations provenaient de personnes issues des Premières Nations et de la nation inuite[7], alors que celles-ci ne représentent qu’environ 2 % de la population du Québec[8].

À ce propos, Mme Giauque a reconnu lors de son témoignage qu’elle ne s’attendait pas à ce que le BEI soit confronté à un volume aussi important d’enquêtes à faire en milieux autochtones. Elle s’est toutefois bien gardée de tirer quelque conclusion que ce soit au sujet de ces données. « Je pense pas que ça puisse être concluant[9] », dit-elle.

« Est-ce qu’il y a… il y a manifestement… un inconfort, une incompréhension ou, je le sais pas, entre la population autochtone et les différents corps policiers réguliers là. […] On ne peut que constater. Au BEI c’est ça. C’est est-ce que les policiers… qui travaillent avec les populations autochtones agissent différemment? On n’est pas nécessairement… nous on n’est pas à même de préciser ou de savoir ça là[10] », de dire Mme Giauque.

La directrice du BEI a aussi avancé l’hypothèse d’un effet d’ « entraînement qui a pu arriver, suite aux événements d’octobre 2015 à Val-d’Or. […] On a pensé que, peut-être il pouvait y avoir un regain de plaintes parce que les gens se sentiraient plus à l’aise[11] ».

À aucun moment Mme Giauque n’a évoqué l’hypothèse du profilage racial à l’égard des Autochtones, bien que le phénomène ait pourtant été dénoncé publiquement, tant à Val-d’Or[12] qu’à Montréal[13].

La directrice du BEI a cependant reconnu que les plaintes provenant des communautés autochtones vont aller en s’accroissant. C’est d’autant plus vrai que le ministre de la Sécurité publique, Martin Coiteux, a confié un nouveau mandat au BEI le 17 septembre 2018, soit celui de faire enquête sur toute allégation criminelle formulée par une personne autochtone à l’endroit d’un policier. Mme Giauque a par ailleurs mentionné que cette décision a fait l’objet de consultations, chapeautées par le ministère, auprès d’organisations autochtones. La directrice du BEI a elle-même prit part à une réunion tenue à ce sujet en juillet 2018.

« J’ai… déjà pris des mesures pour qu’à mon bureau, il y ait une… une comptabilité spéciale qui soit faite pour les dossiers autochtones, de façon à être en mesure d’identifier très facilement c’est quoi les coûts, c’est quoi les coûts qui découlent de ces allégations ou de ces dossiers, qu’est-ce qu’on a comme… au niveau personnel. Parce que là, quand on réalise que, avec ma nouvelle équipe d’allégations, bien, j’ai trois personnes de moins sur mes équipes d’enquêtes indépendantes[14] », dit Mme Giauque, ajoutant qu’avec le superviseur de la nouvelle équipe elle se trouve en fait « à perdre » quatre personnes.

Sous-documentation

« Aucune politique ou directive comme telle n’a été mise en place spécialement concernant les réalités autochtones[15] », révèle également Mme Giauque dans sa réponse du 10 juillet 2018 à une demande d’information de la CERP, ajoutant qu’il n’existe aucun document au BEI traitant des sujets suivants :

  • la collaboration entre le BEI et les différents corps de police autochtones;
  • les mécanismes, les initiatives, les programmes et toute autre réalisation mis en place pour établir un lien entre les services du BEI et les populations autochtones;
  • les perceptions entretenues par les communautés autochtones;
  • les mécanismes mis en place par le BEI pour informer la population autochtone de l’existence et du rôle du BEI, tant dans les milieux urbains qu’au sein des communautés;
  • les types de violence faite aux femmes et aux filles autochtones;
  • des rapports généraux, des recommandations et des plans de suivi produits par le BEI en rapport avec la clientèle autochtone et faisant état plus spécifiquement de la situation de la violence faite aux femmes et aux filles autochtones.[16]

Bref, les réponses offertes par le BEI ont surtout mis en lumière le peu d’efforts déployés par l’organisme pour documenter ses relations avec les communautés autochtones.

Mme Giauque a d’ailleurs dû s’expliquer à ce sujet durant son témoignage à la CERP. « On est à… On a rédigé une série de politiques de gestion et de procédures internes pour… au cours des deux années et demie là, qui viennent de s’écouler. On n’en a pas encore sur les relations avec les Autochtones[17] », dit-elle.

L’existence de politiques ou de directives relatives à la collaboration entre le BEI et les corps policiers patrouillant les territoires autochtones ou inuit aurait peut-être permis au BEI d’éviter de se retrouver dans le type de situation que Mme Giauque a décrit durant son témoignage :

Nous, quand on se présentait sur les lieux d’un événement, on avait pas le choix que d’interagir avec le corps de police; souvent c’était le KRPF[[18]], ils sont très gentils, très collaborateurs, mais évidemment, nos gens se présentent là en avion nolisé, on n’a pas de voiture, il y a pas de voiture de location, on est obligé d’utiliser des voitures du KRPF, alors que moi j’ai demandé à mon équipe d’éviter, autant que possible, toute fraternisation en cours d’enquête, avec les gens du corps de police…[19]

En outre, 15 mois se sont écoulés entre le moment où le BEI est devenu opérationnel et celui où l’organisme a pris part à une activité visant à se faire connaitre auprès des communautés autochtones.

Ainsi, le 13 septembre 2017, un superviseur du BEI s’est rendu à Kuujjuak pour faire une présentation « Power Point » aux membres du gouvernement régional de Kativik. La présentation s’est déroulée en anglais mais était traduite simultanément en inuktitut et diffusée sur les ondes d’une station de radio locale. Puis, le 18 avril 2018, le même superviseur a rencontré les dirigeants de la EeyouEenou Police Force, à Montréal, alors que ceux-ci étaient réunis dans la métropole.[20]

Le témoignage de Mme Giauque a par ailleurs révélé que ces présentations ont été faites à la demande des principaux intéressés, et ce, dans les deux cas. Une preuve de plus que le BEI est malheureusement loin de se montrer proactif dans ses efforts de communication auprès des communautés autochtones.

« Apporte ton lunch »

Mme Giauque a également parlé de la formation d’une durée d’une journée sur les « réalités policières inuits et autochtones » dispensée par Yvan Gray de l’École nationale de police du Québec (ENPQ). « Elle est obligatoire pour tout le personnel de l’unité d’enquête et fait l’objet d’un processus d’évaluation. À ce jour, 39 personnes ont pu en bénéficier[21] ».« C’était une journée, pour identifier les différentes Nations autochtones etc.[22] ».

La directrice du BEI a toutefois admis que la formation ne couvrait pas l’histoire des Premières nations et du peuple inuit. « L’histoire, pas nécessairement. Plus les réalités. Mais les réalités, je vous dirais, plus policières. […] Du style: si… tu t’en vas faire une enquête à Inukjuak, apporte ton lunch. […] T’sé, des choses comme ça là, qui peuvent être utiles pour nos gens mais que, nos gens le savaient pas nécessairement là. Alors, des choses… des choses aussi de base que ça[23] », dit-elle, ajoutant que la formation est en train d’être « bonifiée ».

L’organisme Femmes autochtones du Québec a aussi offert une formation supplémentaire, d’une durée de six heures, le 15 novembre 2016. « À cette époque, par contre, le personnel était moins nombreux, ce qui fait en sorte que 23 personnes y ont participé. Aucune évaluation n’était faite à la fin de la journée[24] », précise Mme Giauque.

Puis, Pierre Picard, du Groupe de recherche et d’interventions psychosociales en milieu autochtone (GRIPMA), a offert au personnel du BEI, le 16 mai 2018, un atelier-conférence intitulé « Mieux comprendre les autochtones pour mieux intervenir ». L’ensemble des enquêteurs, de même que les membres de la direction et le personnel administratif, y ont assisté. « Ça nous a fait comprendre et réaliser beaucoup de choses qu’on connaissait pas là, comme… comme personne non autochtone[25] », affirme la directrice du BEI.

« Nos gens, au début, ont appris un petit peu sur le tas là. Mais on n’est plus rendus là[26] », de dire Mme Giauque durant son témoignage à la CERP.

« Effectivement, il faut aller plus loin[27] » lance le commissaire Viens. « Je vous recommanderais, très sérieusement là, de faire en sorte que les gens qui vont dans les communautés, spécialement au Nunavik, soient préalablement formés sérieusement, en ce qui concerne les réalités là-bas. Ça va faciliter leur travail puis faciliter la vie de ces gens-là, vous allez voir[28] ».

Sous-représentation

Pour Viviane Michel, présidente de Femmes autochtones du Québec, le BEI souffre d’un « grave manque de représentation[29] », puisqu’aucun de ses enquêteurs n’est issu d’une Première nation. Or, selon elle, il ne manque pas de policiers autochtones à la retraite qui pourraient jouer ce rôle, qui comprennent ce qu’est la vie sur un territoire autochtone, et qui peuvent saisir l’existence d’un manque de confiance historique entre la police et les Premières Nations.

Le BEI a également dû offrir des explications à la CERP au sujet de l’absence de personnes autochtones parmi son unité d’enquête. « Aucune des candidatures reçues lors des 3 appels ne faisait référence à une formation sur les réalités autochtones ou à une expérience antérieure en contexte autochtone[30] », écrit Mme Giauque le 10 juillet 2018 en réponse à la demande d’information de la CERP.

« Nos appels de candidatures ne se transmettent pas nécessairement… ne se rendent pas nécessairement au milieu des communautés autochtones. Alors, ce qui a été prévu, justement lors de la réunion du mois de… du mois de juillet, ce qui a été prévu c’est qu’au prochain appel de candidatures, l’appel de candidatures comme tel va être envoyé dans les groupements autochtones, pour qu’eux se chargent de le distribuer dans leur communauté, pour que tout le monde puisse le savoir puis postuler s’ils répondent, évidemment, aux critères du règlement[31] », a-t-elle relaté durant son témoignage.

S’inscrivant en mode rattrapage, Mme Giauque écrit à la CERP que « la direction du BEI espère pouvoir embaucher du personnel autochtone dès que possible[32] ». Durant son témoignage, elle a d’ailleurs évoqué des candidatures reçues alors que l’appel était terminé. « J’ai reçu une candidature d’un policier autochtone, qui se montrait très intéressé à s’en venir au BEI, et j’ai reçu aussi un CV d’une dame autochtone, qui elle aussi se montre très intéressée à venir au BEI. Mais malheureusement là, ils font pas partie de l’appel de candidature comme tel, alors, je ne… je ne peux pas les considérer actuellement[33] »

Mme Giauque ne s’est cependant pas montrée ouverte à ce qu’un représentant autochtone siège sur le comité de sélection. « Je pense pas qu’on n’est pas là pour juger de l’origine ethnique d’une personne, on est là pour juger de leurs compétences en général. Et moi, j’essaie d’avoir… de faire une certaine forme de discrimination positive. Dans le sens que, si, à compétence égale, en fonction de ce que j’ai besoin à ce moment-là au BEI, j’ai quelqu’un qui est d’une origine ethnique autre que… autre, disons ça, ou que ça pourrait être un autochtone, je vais faire une discrimination positive. Mais sur le comité de sélection comme tel, les critères doivent être… les critères sont plus objectifs que ça là. On ne peut pas se… moi je peux pas penser qu’on se baserait là-dessus là[34]», dit-elle.

Les personnes issues des Premières Nations et de la nation inuite n’étant pas représentées au BEI, on ne pourra guère s’étonner que les enquêteurs de l’organisme se soient plaints de difficultés dans leurs rapports avec ces communautés, comme l’a relaté Mme Giauque durant son témoignage :

Alors ça c’est… ça c’est une problématique majeure parce que nous, dans notre… façon de faire, tu donnes rendez-vous à quelqu’un à telle heure, à telle place, la personne va êtes là, ça prend une demi-heure puis tu t’en vas chez vous. En milieu autochtone c’est pas ça. C’est… ça nous est arrivé à quelques reprises d’avoir rendez-vous des semaines d’avance, t’arrives sur les lieux puis la personne est partie à’chasse puis elle sait pas… on sait pas quand elle va revenir.

Au début, nos enquêteurs n’étaient pas très contents là, mais, maintenant comprennent plus. On comprend plus aussi, qu’une personne autochtone à son rythme, donc, quand on la rencontre… bien, ça peut prendre beaucoup plus de temps, les réponses des fois sont évasives, la notion de temps, lui dire « quand est-ce que c’est arrivé », la date là, ils peuvent pas te le dire puis ils peuvent pas te dire leur et tout ça. Alors c’est toutes des choses que nos enquêteurs… avec lesquelles nos enquêteurs ont dû composer puis apprendre à composer. Ça rend pas… ça rend pas les choses nécessairement faciles, mais, c’est… va falloir composer avec ça, c’est comme ça que ça fonctionne.[35]

Mme Giauque évoque aussi d’autres problématiques. « Les victimes autochtones sont très difficiles à retracer », dit-elle. « Bien souvent, elles refusent même de nous rencontrer, à ce point que, moi j’ai demandé à mes enquêteurs d’enregistrer leurs conversations téléphoniques avec les personnes qui disent « moi je [ne] veux plus continuer, je [ne] veux plus faire ci, je [ne] veux plus faire ça. » Parce que, c’est pas intéressant pour nous[36] ».

Problèmes de langue

« Dans certains cas, poursuit Mme Giauque, s’il y a un problème de langue – parce que ça, ça peut devenir une problématique – … bien, on va avoir besoin d’un interprète. Alors on essaie de prendre un interprète de la communauté, qui nous est recommandé par soit les services sociaux ou d’autres gens là, à qui on peut… avec qui on peut avoir des contacts, pour nous dire comment… comment procéder puis où aller voir pour trouver un interprète[37] ». Notons qu’au moment des travaux de la CERP, le BEI ne s’était donné « aucune politique ou procédure institutionnelle prévoyant la maîtrise de l’anglais ou des langues autochtones dans le processus d’embauche au BEI[38] ».

« À ce jour, parmi l’ensemble des candidatures reçues lors des 3 appels de candidatures, personne n’a indiqué parler une langue autochtone[39] », apprend-t-on également. Conséquemment, « aucun membre du personnel du BEI n’est en mesure d’utiliser et/ou de comprendre une langue autochtone[40] ».

Il faudra d’ailleurs attendre jusqu’en avril 2018 pour que le BEI fasse traduire en langue inuktitut le document explicatif que l’organisme a produit à l’intention des familles des victimes. « Parce que particulièrement au niveau des familles qui étaient impliquées, c’était important pour eux là, qu’ils comprennent ce qui se passait. Alors ça, ç’a été fait », dit Mme Giauque.

« La principale difficulté pour le BEI dans cette traduction s’est avérée être de trouver un traducteur accrédité », d’expliquer la directrice. Ç’a été très long comme processus, parce que, il y a personne, à mon bureau, qui parle Inuktitut là. Alors on faisait un vote de confiance à la personne qui faisait notre traduction, puis encore aujourd’hui, on espère que c’est les bonnes choses qui sont dites là-dessus, parce qu’on n’en a pas d’idée ». On doit donc en comprendre que le BEI n’a jamais fait valider la traduction du document par une autre personne comprenant l’Inuktitut.

Une agente de liaison à multiples mandats 

Mme Giauque a par ailleurs expliqué les circonstances dans lesquelles le BEI a procédé à l’embauche de la première personne autochtone de l’histoire de l’organisme.

« Suite au mandat que nous a confié le ministre le 17 septembre 2018, le BEI a créé un poste d’agent de liaison autochtone pour nous aider dans notre nouveau mandat. […] on a une dame innue qui va entrer en fonction lundi prochain, le 22 octobre, qui arrive; on me disait elle a déjà travaillé pour la Commission là[41] », dit la directrice du BEI.

Originaire d’Ekuanitshit, sur la Côte-Nord, Bérénice Mollen Dupuis est appelée à jouer un rôle qui va bien au-delà de celui d’une agente de liaison. En effet, le témoignage de Mme Giauque révèle que le mandat de Mme Mollen se divise en pas moins de neuf volets :

1) Alors elle aura principalement pour tâche de faciliter les relations entre les Autochtones et le BEI, que ça soit par des démarches directes ou par des conseils au membre du BEI. […] Alors ce que le mandat qui sera le sien sera d’expliquer le processus des allégations criminelles et celui des enquêtes indépendantes aux personnes autochtones.[42]

2) La dame devra aussi expliquer le fonctionnement du corps de police spécialisé qui est le BEI; comment ça fonctionne, pourquoi c’est des enquêteurs qui se présentent, les règles internes dont on s’est dotés, elle devra les expliquer.[43]

3) Elle devra répondre aux questions des personnes autochtones qui souhaitent formuler une allégation criminelle ou qui sont personnellement impliquées ou dont des proches sont impliqués dans un événement qui donne lieu à une enquête indépendante.[44]

4) Elle devra référer les plaignants vers les bons intervenants si la plainte n’est pas de nature criminelle et/ou relève plutôt d’autres instances, comme par exemple la déontologie policière. […] Madame Mollen-Dupuis devra guider les plaignants et leur famille, le cas échéant, vers des ressources d’aide appropriées, et faire le lien avec l’exemple d’aide aux victimes d’actes criminels, les CAVAC.[45]

5) fera le suivi des dossiers des plaignants autochtones en les tenant informés, lorsque possible, de l’évolution des démarches d’enquête ainsi que des prochaines étapes.[46][…] La dame devra aussi répondre aux questions en cours de processus d’enquête. On comprend que, pour les personnes autochtones, ce n’est pas toujours facile de comprendre le système judiciaire.[47]

6) Elle devra collaborer aussi, avec les membres de l’unité d’enquête. Il pourrait arriver qu’on lui demande de se présenter sur les lieux, dans le cas d’une enquête particulière, pour un soutien plus… plus poussé dans une certaine situation. Ça ne fera pas partie de sa tâche quotidienne mais, ça pourrait arriver.[48]

7) Elle devra aussi peut-être nous faciliter les contacts avec les services sociaux, les intervenants en matière autochtone et tout ça. Nous, on les connaît pas nécessairement. D’abord, notre bureau est basé à Longueuil, on n’a pas nécessairement la connaissance de ce qui se passe dans les Nations autochtones, on ne connaît pas les intervenants, alors elle devra nous faciliter cette procédure.[49]

8) Elle devra aussi conseiller la direction du BEI sur les attentes et les besoins des communautés autochtones.[50]

9) Et elle devra nous suggérer des méthodes et des moyens pour parfaire la sensibilisation ou la formation particulièrement de l’unité d’enquête. On veut connaître les réalités autochtones, on s’est rendu compte que la pratique a amené nos enquêteurs à être très conscients des… enjeux et à vouloir faire de leur mieux pour contourner les obstacles. Alors il est sur là, que madame Mollen-Dupuis va devoir nous aider beaucoup à ce niveau-là, on compte beaucoup sur elle.[51]

« Vous allez me dire elle va avoir un grosse tâche, vous avez raison[52] », admet Mme Giauque.

« Un gros défi », convient la principale intéressée, Mme Mollen Dupuis, qui reconnait elle-même avoir beaucoup à apprendre[53].

« Je suis Innue, je ne suis pas de toutes les nations. Je ne peux pas tout savoir. Je ne peux pas expliquer sans avoir appris. […] Je ne peux évidemment pas dire que je connais toutes les communautés, mais j’ai déjà travaillé avec beaucoup d’entre elles et avec beaucoup d’organismes[54] », affirme-t-elle.

Mme Mollen Dupuis n’a par ailleurs rien à redire au sujet de l’accueil qu’elle a reçu au BEI. « Je n’ai senti aucune résistance, dit-elle. Tout le monde était très ouvert à l’arrivée d’une agente de liaison autochtone[55] ».

Le rapport final de la CERP a été rendu public le 30 septembre 2019[56]. Aucune de ces 142 recommandations ne portait spécifiquement sur le BEI. On peut toutefois supposer que la CERP avait en tête le BEI, notamment, lorsqu’il a formulé certaines de ses recommandations, soit :

APPEL À L’ACTION no 4

Intégrer la collecte de données ethnoculturelles au fonctionnement, à la reddition de comptes et à la prise de décision des organisations du secteur public.

APPEL À L’ACTION no 26

Offrir une formation continue et récurrente à tous les cadres, professionnels et employés œuvrant dans les services publics et susceptibles d’être en contact avec les personnes issues des peuples autochtones.

Recommandations :

  • Que le BEI s’assure d’avoir une plus grande représentation des personnes issues des Premières nations et de la nation inuite parmi son personnel ;
  • Que le BEI se dote d’une politique de gestion et une procédure interne relative à ses relations avec les personnes issues des Premières Nations et de la nation inuite ;
  • Que le BEI bonifie considérablement la formation de son personnel relativement aux réalités des personnes issues des Premières Nations et de la nation inuite ;
  • Que le BEI collige des statistiques concernant l’identité autochtone des personnes concernées dans ses enquêtes indépendantes, comme il le fait pour les enquêtes criminelles ;
  • Que le BEI fasse valider ses traductions en Inuktitut par au moins une autre personne comprenant cette langue.

 


 

[1] CERP, témoignage de Mme Giauque, enregistrement vidéo et notes sténographiques, 19 octobre 2018, https://www.cerp.gouv.qc.ca/index.php?id=56

[2] Tommy Chouinard, « Inuite heurtée par la police : pressé par Couillard, le BEI fera enquête », La Presse, 5 juin 2018.

[3] CERP, lettre de Me Paul Crépeau, 18 juin 2018, pièce déposée P-871-43, p. 1-7, https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Documents_deposes_a_la_Commission/P-871-43.pdf

[4] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, pièce déposée P-871-43, op. cit., p. 12.

[5] Philippe Teisceira-Lessard, « Umiujaq: pas d’enquête sur des blessures graves infligées par la police », La Presse, 5 juin 2018.

[6] CERP, lettre de Mme Giauque, 24 juillet 2018, pièce déposée P-871-46, p. 3, https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Documents_deposes_a_la_Commission/P-871-46.pdf

[7] CERP, témoignage de Mme Giauque, notes sténographiques, 19 octobre 2018, vol. 151, p. 69, https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Transcriptions/Notes_stenographiques_-_CERP_19_octobre_2018.pdf

[8] Radio-Canada, « L’ombudsman de la police québécoise inondé de plaintes à propos du traitement des Premières Nations », 15 janvier 2019.

[9] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 75.

[10] Ibid., p. 70-71.

[11] Ibid., p. 75.

[12] Marie-Michèle Sioui, « Racistes ou démunis, les policiers de Val-d’Or? », Le Devoir, 9 décembre 2016.

[13] Marie-Michèle Sioui, « Inuits et itinérance – Le préjugé perdure au SPVM », Le Devoir, 20 mai 2016.

[14] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 148-149.

[15] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit., p. 14.

[16] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit.

[17] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 125.

[18] Acronyme anglais du Corps de police régional Kativik.

[19] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 116-117.

[20] CERP, lettre de Me Paul Crépeau, op. cit.

[21] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit. p. 13.

[22] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 55.

[23] Ibid., p. 55-56.

[24] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit., p. 14.

[25] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 57.

[26] Ibid., p. 120.

[27] Ibid., p. 121.

[28] Ibid., p. 122.

[29] Radio-Canada, « L’ombudsman de la police québécoise inondé de plaintes à propos du traitement des Premières Nations », 15 janvier 2019.

[30] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit., p. 11.

[31] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 52.

[32] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit., p. 12.

[33] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 160.

[34] Ibid., p. 162.

[35] Ibid., p. 64-65.

[36] Ibid., p. 72-73.

[37] Ibid., p. 116.

[38] CERP, lettre de Mme Giauque, 10 juillet 2018, op. cit., p. 11.

[39] Ibid.

[40] Ibid., p 12

[41] CERP, témoignage de Mme Giauque, op. cit., p. 26-27.

[42] Ibid., p. 27.

[43] Ibid., p. 28.

[44] Ibid., p. 28.

[45] Ibid., p. 28-29.

[46] Ibid., p. 29.

[47] Ibid., p. 30.

[48] Ibid., p. 30-31.

[49] Ibid., p. 31.

[50] Ibid.

[51] Ibid.

[52] Ibid., p. 125.

[53] Bernard Barbeau, « Le BEI prend des mesures pour adapter son approche aux Autochtones », Radio-Canada, 13 décembre 2018.

[54] Ibid.

[55] Ibid.

[56] CERP, « Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès. Rapport final », 2019, https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport/Rapport_final.pdf