Le Front commun pour la transition énergétique. Précurseur de changements structurels de la société québécoise?

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Maude Prud’homme,
déléguée à la transition du Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), vice-présidente du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique et membre du comité exécutif de Québec ZéN (Zéro émission Nette)

et

Tristan Ouimet-Savard,
responsable de la mobilisation et de l’éducation populaire au Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA), membre du Front commun pour la transition énergétique

Entrevue réalisée par Elisabeth Dupuis,
responsable des communications à la Ligue des droits et libertés

 

Pour affronter les changements climatiques, le Front commun pour la transition énergétique propose un projet de société mobilisateur, qui se distingue d’autres initiatives environnementales par son modus operandi, son rayonnement intersectoriel et sa volonté d’articuler justice sociale et luttes environnementales.

La genèse

Le Front commun est un mouvement fondé en 2015 au Québec. Plusieurs projets liés aux hydrocarbures, comme Énergie-Est, ou liés au transport par train sont alors en développement. Pour lutter contre ces projets jugés néfastes sur le plan environnemental, diverses organisations convergent vers la création du Front commun. D’autres motifs ayant mené au mouvement sont énumérés par Maude Prud’homme : le besoin de se rassembler, de créer des alliances solidaires, d’établir un rapport de force pour imposer un autre discours sur les changements climatiques, de créer une capacité de réflexion et de formulation de propositions tenant compte de différentes luttes ou inégalités présentes dans nos sociétés.

Les organisations fondatrices du mouvement ont senti le besoin de préciser leur vision de ce qu’est la transition énergétique pour éviter que ça devienne un mot vide de sens. Maude précise que « l’idée de se doter de critères énergétiques concrets qui seraient porteurs de justice sociale a été adoptée. Les membres ont donc amorcé une réflexion pour se doter de tels critères qui devraient guider nos travaux ». Les critères établis vont au-delà des aspects techniques. Les volets sociaux, politiques et économiques sont au cœur de la démarche, qui vise une transformation sociale.

Feuille de route 2.0

Le Front commun travaille avec ses membres à une démarche de co-construction d’une version bonifiée de sa feuille de route Québec ZéN (Zéro émission Nette) qui sera lancée en octobre 2020. La première version de la feuille de route avait été publiée en 2019 comme mémoire dans le cadre de la consultation sur le Plan d’électrification et de changements climatiques (PECC). Elle soulevait les enjeux techniques des changements climatiques, mais aussi ceux liés à la transformation sociale.

Dans la démarche Québec ZéN, chaque thématique abordée dans la feuille de route comporte une présentation générale, un portrait de la situation, des propositions d’actions, les obstacles à éviter et un partage de responsabilités possible entre les gouvernements, les municipalités, les entreprises, les autres organisations et les citoyen-ne-s.

La feuille de route est aussi un outil d’éducation pour parler ensemble de l’urgence climatique. Elle représente l’une des nombreuses étapes du projet Québec ZéN. Selon Maude, l’avenir « amènera probablement un Front commun plus décentralisé, plus incarné dans les différentes régions, avec des rôles plus centraux pour des organisations communautaires, tant au niveau régional qu’au niveau local. »

La démarche s’enracine dans la notion de collectivité résiliente. Maude explique l’importance, pour le Front commun, de bâtir « des collectivités qui prennent soin les unes des autres, notamment des plus vulnérables, considérant les bouleversements climatiques qui sont déjà amorcés et ceux auxquels on devra faire face dans les prochaines décennies. » L’objectif est avant tout de contribuer collectivement à une justice climatique afin que la situation cesse de se dégrader.

Pour la militante, la feuille de route n’est pas « seulement un outil de revendications communes, mais aussi un outil d’échanges porteurs sur des défis incontournables et une façon d’identifier ce qu’il est possible de faire dès maintenant au sein de nos organisations, que ce soit en ce qui a trait à la priorisation de certains dossiers ou partenariats, ou encore à l’éducation des membres ».

Qui fait partie du Front commun?

Le Front commun constitue un lieu de concertation inégalé au Québec. En effet, il rassemble une variété de groupes qui ne font pas partie des mouvements écologistes plus classiques ou conventionnels. Un nombre croissant de la centaine de groupes membres sont des organisations syndicales, des organisations en santé et services sociaux ou issues du mouvement étudiant. Cette diversité apporte une pluralité de perspectives qui contribue à la pertinence et au dynamisme du Front commun.

Les questions environnementales ont longtemps été considérées comme étant l’apanage des groupes environnementaux. Mais les choses changent. « Ce sujet n’a jamais autant fait l’actualité, jamais autant questionné des secteurs dont la mission première n’est pas l’écologie » souligne Tristan Ouimet-Savard. En intégrant la notion de justice sociale, la démarche singulière du Front commun entraîne des groupes de la société, loin des traditionnelles luttes contre les changements climatiques, à réfléchir simultanément aux enjeux écologiques et aux questions de justice sociale.

Le défi d’une transformation sociale favorise la participation d’organisations comme des groupes du Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA) qui apportent un point de vue différent sur les revendications et les actions requises pour atteindre un Québec ZéN. Pour Tristan, « les groupes communautaires suscitent une lecture, une perspective singulière qui n’est pas celle de la défense d’intérêts particuliers, mais bien de la défense d’une conception du bien commun axée sur un projet de société plus juste et égalitaire. »

L’adhésion du RQ-ACA au Front commun s’ancre dans « la nécessité d’introduire la perspective de justice sociale et des droits humains dans la lutte aux changements climatiques et dans toutes les actions de transition énergétique qui en découlent. »

Le Front commun poursuit ses efforts pour développer une coalition encore plus large. En effet, les groupes qui luttent pour la justice sociale pourraient prendre plus d’espace, de même que les organisations ancrées dans diverses communautés culturelles, certains secteurs de travail (notamment les non syndiqué-e-s), et d’autres encore… Ces organisations pourraient contribuer grandement au Front commun, avec leur expertise et leurs idées. De toute évidence, la voix des Premiers peuples doit aussi être entendue, malgré les difficultés que cela représente dans un contexte profondément colonial. « Cette préoccupation a toujours été présente. Des approches ont été faites, mais nous n’avons pas réussi jusqu’à maintenant, malgré quelques avancées encourageantes » précise Maude.

Initialement prévu pour être lancé à la fin avril 2020, le calendrier de la feuille de route Québec ZéN a été modifié, notamment pour permettre aux organisations de plus grande envergure, comme le RQ-ACA, de consulter leurs membres. L’engagement des milieux sera  plus grand si les groupes disposent de plus de temps pour prendre connaissance de la feuille de route. Près de 1,7 million de Québécois-e-s pourraient prendre connaissance de la feuille de route via un groupe communautaire membre d’un regroupement, un syndicat, une ONG ou une organisation citoyenne, membre du Front commun.

L’action politique avant tout

Les façons concrètes de participer au Front commun pour les groupes comprennent l’appropriation des analyses contenues dans la feuille de route et leur intégration à leurs propres outils, la création d’espaces de participation citoyenne et l’éducation populaire sur les enjeux environnementaux. Ces éléments sont nécessaires « pour que les personnes dont on tient peu compte dans les décisions collectives puissent être entendues, puissent s’outiller pour faire valoir leurs intérêts, afin de démocratiser cette lutte qui, bien souvent, comprend des enjeux techniques qu’on a du mal à s’approprier quand on n’est pas initié, » précise Tristan.

Pour une transformation sociale en profondeur, Tristan considère que les droits humains et la justice sociale doivent être transversaux et se traduire dans tous les chantiers de la feuille de route. Le défi est grand pour les groupes communautaires : ils manquent de temps et de ressources pour s’approprier la feuille de route qui soulève des enjeux nouveaux et présente des connaissances nouvelles.

Afin de démocratiser ce processus et de s’assurer de l’engagement des populations concernées, Maude valorise « l’expertise précieuse des organisations de défense des droits, notamment en matière d’éducation populaire autonome et en ce qui a trait aux débats sains et à la prise de décision collective »

« Les revendications écologiques et les impératifs climatiques conjugués aux droits au logement et à l’alimentation, aux droits des Premiers Peuples (…) nécessitent la participation des groupes de défenses des droits pour qu’on ait toutes les compétences requises autour de la table », nous dit Maude. Elle conclut « qu’il faut faire en sorte que les préoccupations écologiques ou climatiques ne soient pas mises en compétition avec la mission de ces organisations, mais qu’elles puissent leur trouver une place dans leur plan d’action…une vraie place qui puisse permettre des convergences significatives et non théoriques. »