Quand la transition énergétique appelle une transformation de la société

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Entrevue de Frédéric Legault,
enseignant au collégial et doctorant en sociologie à l’UQAM

Propos recueillis par Elisabeth Dupuis,
responsable des communications à la LDL

Expliquez-nous ce que signifie la transition énergétique.

La transition énergétique est un processus qui implique une sortie des énergies fossiles pour aller vers des sources d’énergie dites renouvelables. C’est un terme qui est perverti de son sens initial, dans la mesure où la transition n’implique pas une simple sortie des hydrocarbures, mais des restructurations profondes de nos sociétés pour répondre à ce changement de régime énergétique. Le mythe selon lequel on pourrait se contenter de débrancher le câble d’alimentation en hydrocarbures pour brancher celui des énergies renouvelables structure notre compréhension des solutions à adopter. Et, actuellement, cette mécompréhension des enjeux risque de se faire au détriment de la justice sociale.

Les énergies ne font pas qu’alimenter nos sociétés. L’ensemble de nos infrastructures économiques et de nos comportements individuels sont structurellement dépendants des énergies fossiles (transport, chauffage, production, loisirs). Si on veut que nos sociétés carburent à 100 % aux énergies renouvelables (ce qui est très improbable à moyen terme), une diminution importante de la demande en intensité énergétique sera aussi nécessaire qu’urgente. N’oublions pas que les énergies fossiles ont la caractéristique de posséder une concentration énergétique que les énergies renouvelables n’ont pas, et elles ont historiquement été adoptées pour répondre à des impératifs capitalistes plutôt qu’énergétiques. Pour l’instant, les architectes de la transition ont l’intention de préserver cet impératif, que ce soit avec ou sans les énergies fossiles.

D’après vous, est-ce que la transition énergétique est amorcée?

Oui et non. S’il est évident que plusieurs initiatives institutionnelles sont amorcées dans cette direction, notre époque se caractérise davantage par une « grande accélération » plutôt que par une réelle transition énergétique. Rappelons que le mix énergétique mondial est encore aujourd’hui constitué à plus de 90 % par les énergies fossiles, et que les graphiques de production d’énergie mondiale, de températures globales, d’étalement urbain, de tourisme, d’extraction de minerais, d’émissions de gaz à effet de serre (GES), de surpêche, d’espèces éteintes, de perte de forêt tropicale, sont tous en forme de « crosse de hockey ». La réalité frappe, et les faits ont la tête dure : pour l’instant, nous ne sommes pas en train de sortir de notre dépendance structurelle aux énergies fossiles.

Quels seraient des scénarios probables si rien n’est fait?

Un des scénarios possibles est celui à la Jason Kenney : celui de la manufacture pleine et consciente de la fin du monde par une accélération de la production et de la consommation des énergies fossiles. Si Frederic Jameson a dit « qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme », nous serions aujourd’hui ailleurs, soit à l’étape de l’orchestration de la fin du monde par le capitalisme fossile en toute connaissance de cause. Des estimations récentes évaluent que, si l’ensemble des énergies fossiles actuellement disponibles étaient brûlées, on n’assisterait pas à un réchauffement climatique global de quatre, cinq, six ou huit degrés Celsius, mais bien à une hausse entre 16 et 25 degrés.

Un scénario alternatif serait celui d’une décroissance planifiée où nous reprendrions le contrôle sur nos institutions politiques et économiques pour préserver le thermostat mondial aussi près que possible de la barre du 2 degrés Celsius d’augmentation. Ce scénario semble difficilement atteignable étant donné l’état actuel du rapport de force du mouvement vert.

Un scénario intermédiaire serait celui d’une forme de compromis entre un keynésianisme vert et un capitalisme fossile où la relance économique post-COVID passerait partiellement par l’électrification progressive des transports, une relocalisation partielle de l’économie, des investissements en technologie de réduction et de captation des GES, etc. Ce scénario est compatible avec l’idée de la croissance économique et ne vise pas à démocratiser nos institutions politiques et économiques.

Que penser de l’adhésion de la population au mouvement vert?

La protection de l’environnement pourrait être perçue comme la nouvelle vertu du 21e siècle, en ce sens que se prononcer publiquement en défaveur est devenu très difficile. Ce changement peut être considéré comme une forme de gain idéologique de la part du mouvement vert, soit celui d’avoir posé les changements climatiques comme étant un enjeu incontournable de la joute politique contemporaine. L’envers de cette vision est la dépolitisation, comme en témoigne la présence de Justin Trudeau et de Benoît Charrette à la manifestation du 27 septembre dernier. Alors que la manifestation était explicitement organisée contre l’inaction des dirigeant-e-s en matière de changements climatiques, une frange de l’élite anti-transition s’est jointe aux manifestant-e-s. Cette attitude est éloquente pour comprendre la configuration des rapports de force actuels dans la lutte aux changements climatiques. Encore une fois, une frange de l’élite cherche à maquiller le conflit social pour arriver à ses fins. En l’occurrence, on pourrait regrouper la stratégie de cette élite face à la transition en trois catégories, soit : Refuser, Ralentir ou Réorienter, stratégie politique qu’on pourrait qualifier des « 3R » capitalistes de la transition énergétique.

De façon complémentaire, si les récents blocages ferroviaires ont été qualifiés de perturbateurs de la paix sociale, il faut se rappeler que le conflit préexistait aux blocages de chemins de fer. La proverbiale paix sociale n’a pas été perturbée par les blocages, mais bien par le projet de gazoduc de Coastal Gas Link.

Si les changements climatiques impliquent l’urgence d’agir maintenant, comment s’assurer du respect des droits humains et des processus démocratiques?

À première vue, on pourrait voir une forme de contradiction entre l’urgence d’agir et les processus démocratiques. On doit tout d’abord concéder qu’il y aurait quelque chose de farfelu à sauver la planète au détriment des humain-e-s qui l’habitent. Si on sait aujourd’hui que les victimes des bouleversements climatiques sont celles et ceux qui sont dépourvus de leur pouvoir politique et économique, il est impératif d’inclure ces personnes dans les processus décisionnels visant à décider du contenu de cette fameuse transition. Si on évacue la démocratie du processus de transition (et avec elle les plus démuni-e-s), on risque fort d’assister à une reconfiguration, voire un renforcement, des rapports de pouvoir préexistants à la crise écologique, et conséquemment à des bilans beaucoup plus catastrophiques en matière de mortalité et de déplacements climatiques. Ce qui, à première vue, apparaît comme une contradiction peut ainsi être compris comme une fausse opposition.

Quels sont les moyens à mettre en place pour consulter véritablement les populations et pour assurer l’indépendance de ces consultations?

Les communautés concernées doivent être consultées dès la conception des plans de transition. C’est le genre de démarche à laquelle travaille le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ), qui regroupe aujourd’hui près de 80 organisations environnementales, citoyennes, syndicales et communautaires représentant 1,7 millions de personnes réparties dans toutes les régions du Québec. Unique en son genre au Québec et peut-être même dans le monde, le FCTÉ travaille de concert avec ses groupes membres et des expert-e-s pour mettre sur pied un plan de transition ambitieux, cohérent et à la hauteur des bouleversements à venir. C’est un exemple d’institution démocratique dans laquelle il faut s’engager, qui vise à amorcer une réelle transition du bas vers le haut.

Comment peut-on passer à une nouvelle conception du système économique?

D’abord, penser une économie post-capitaliste implique de reconnaitre la possibilité de le faire. Nous devons en effet accepter la possibilité théorique de dissocier économie de capitalisme. Si les critiques de différents horizons s’entendent pour dire que le capitalisme domine nos vies, les fidèles de la science économique travaillent ardemment à maintenir une aura de mysticisme autour de sa définition de sorte que le second soit considéré comme le reflet idéologique du premier. Une des tâches de la critique consiste en ce sens à maintenir une distinction claire entre économie et capitalisme pour éviter de considérer le second comme la forme naturelle de l’économie.

Penser une économie post-capitaliste nécessite aussi une part de désirabilité, soit qu’il serait souhaitable de remplacer le capitalisme. En d’autres termes, il s’agit de se demander : Pourquoi voudrait-on d’une économie post-capitaliste? Certain-e-s répondront que c’est parce que le capitalisme serait dysfonctionnel, d’autres parce qu’il serait moralement condamnable. Dans les deux cas, la critique prend comme point de départ que son objet ne répond pas aux attentes qu’il suscite; sa légitimité serait déficiente.

Si on considère comme étant possible et souhaitable le dépassement du système économique actuel, la question qui suit immédiatement est la suivante : mais par quoi le remplacer? Des propositions sérieuses et crédibles tentent de répondre à cette question. L’idée d’une économie planifiée démocratiquement qui sortirait du marché le capital et les besoins de base tout en maintenant le marché pour certains biens et services de luxe semble une avenue intéressante. L’idée centrale est de redonner aux travailleuses et travailleurs le pouvoir d’agir sur leur vie et le contrôle sur leur travail. Ce pouvoir, qui a historiquement été retiré par des patron-ne-s d’entreprises (les économies capitalistes) ou des patron-ne-s d’État (les socialismes réellement existants), doit être restitué aux principaux concerné-e-s.

Quelles stratégies de transformation sociale adopter?

Sur le plan de la stratégie, il peut y avoir trois fronts auxquels on pourrait penser pour une transformation radicale de notre société. D’abord, mettre au pouvoir un parti qui appliquerait des politiques incarnant cette société idéale. Ensuite, la présence de mouvements sociaux combatifs à l’extérieur des institutions politiques sera nécessaire pour continuer à faire pression sur le parti afin qu’il respecte ses promesses initiales. Dans un troisième temps, il faudra mettre sur pied, sur le terrain, des initiatives économiques alternatives (coopératives, jardins communautaires, ruelles vertes, autopartage, etc.) pour qu’elles incarnent ce changement économique. Il faut pouvoir imaginer une économie où il y aurait des milliers de Bâtiment 7* au Québec.

Quelles seraient des mesures d’adaptation ou d’atténuation qui pourraient permettre de réduire les inégalités?

Plus concrètement, certaines mesures pourraient être adoptées ici et maintenant pour diminuer la souffrance sociale tout en nous rapprochant d’une société idéale. On peut penser à des mesures comme diminuer la durée de la semaine de travail, augmenter le salaire minimum, instaurer un revenu maximum, sortir du marché les besoins de base, etc. Ces réformes non réformistes sont des mesures qui sont envisageables aujourd’hui et qu’on considère simultanément comme étant désirables dans une société idéale.

Pour terminer…

Face à cette crise, le mouvement vert a un rôle historique à jouer. Il continuera de ne pas être en mesure de le remplir tant qu’il ne se coalisera pas autour de revendications économiques ambitieuses et cohérentes; tant qu’il ne sera pas plus combatif; tant qu’il ne s’appropriera pas le terme de transition pour lui insuffler le caractère subversif nécessaire à l’atteinte de ses objectifs; tant qu’il n’identifiera pas avec précision les adversaires de la transition; et tant qu’il ne reconnaîtra pas le conflit social comme étant inhérent à la lutte environnementale.