Repenser les fondements du droit pour la justice climatique, écologique et sociale

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Karine Pelofy,
citoyenne et avocate

Un premier réflexe afin d’asseoir la protection de l’environnement, une précondition à la réalisation des droits humains, est ce qu’on a appelé jusqu’à aujourd’hui le droit de l’environnement, défini comme l’élaboration de règles juridiques visant la compréhension, la protection, l’utilisation, la gestion ou la restauration de l’environnement contre les diverses formes de perturbation écologique. Or, si ce domaine du droit a peut-être su tempérer certains excès, les crises climatique et écologique démontrent qu’il a globalement failli à la tâche de protéger l’environnement. De plus, la pandémie COVID-19 et son prédécesseur le SRAS démontrent les dangers de la mauvaise gestion de la relation entre l’humanité mondialisée et les écosystèmes qui la soutiennent. En effet, les deux maladies trouvent origine dans les marchés publics d’Asie où sont vendus des animaux sauvages, souvent en voie d’extinction, pour la consommation humaine. Nos sociétés extractivistes ont accumulé un passif de destruction environnementale sans offrir de solution pour remédier aux dommages causés aux écosystèmes que nos systèmes économiques et juridiques n’appréhendent pas adéquatement.

Bien que la mise en œuvre très limitée du droit dit de l’environnement soit en partie responsable de la situation déplorable dans un système où les bénéfices économiques à court terme priment, il demeure que le nom même de ce domaine induit en erreur quant à sa nature. En effet, ce secteur du droit devrait plus adéquatement être désigné droit de la pollution ou droit de la destruction plus ou moins limitée puisque, dans son essence, il permet – tout en les limitant dans une certaine mesure – les activités polluantes.

Lynda Collins, une juriste experte en environnement, a qualifié le droit environnemental fédéral des gouvernements successifs « d’exercice de relations publiques[1] ». En effet, une loi ou ses règlements d’application peuvent rapidement devenir une coquille vide sous l’effet du lobbyisme intense des industries[2].

Il ne faut pas nier l’utilité de certains outils du droit dit de l’environnement. Les audiences du BAPE sur les projets permettent un espace de dialogue citoyen et des juristes courageux ont réussi à protéger in extremis la rainette faux-grillon à La Prairie et les bélugas à Cacouna de menaces imminentes. Il demeure que, règle générale, la nature n’en est pas la première bénéficiaire.

Cette réflexion pourrait s’étendre à l’ensemble des systèmes juridiques modernes qui semblent protéger un droit à la destruction de tout ce qui est non-humain ou déshumanisé dans la quête de l’accumulation de la richesse financière – la vache sacrée de la société actuelle. Ce droit ne se retrouve écrit nulle part, mais est la résultante de l’ensemble des domaines où il y a très peu de règles (protection de la nature, du climat, des écosystèmes, des droits collectifs, des générations futures) et des domaines où il y a beaucoup de règles (protection de la propriété privée et des intérêts corporatifs et financiers).

La hausse des inégalités sociales et la dévastation écologique ne sont pas les buts visés par nos corpus de lois, mais en découlent inévitablement étant donné leur fondement dans l’illusion que nous sommes des individus séparés, plutôt que des membres de communautés sociales et écologiques multiples et interdépendantes, comme la pandémie de la COVID-19 nous le démontre éloquemment. Le véritable bonheur individuel dépend dans les faits du bien-être des autres qui, par leur travail et leurs innovations, mènent au véritable développement humain, mais aussi de la santé des arbres qui nous fournissent l’air, des rivières qui nous abreuvent, de la terre et des plantes qui nous nourrissent, du climat qui influence l’ensemble.

Le droit occidental qui s’est répandu à travers le monde par la mondialisation n’a à ce jour développé que deux relations juridiques avec la terre : l’exploitation des écosystèmes pour extraire des ressources et y déverser les déchets et, dans de rares instances où l’on juge l’endroit exceptionnel, la non-intervention humaine, souvent au détriment des communautés autochtones chassées des territoires qu’elles ont gérés et protégés durant des millénaires.

Le droit est fondamentalement déconnecté de notre réalité écologique et, dans la mesure où les inégalités sociales croissent exponentiellement, de la justice humaine. Certains en appellent au développement du droit écologique qui viserait à contenir l’activité humaine à l’intérieur des limites fondamentales permettant de maintenir la vie sur terre. D’autres proposent une réorganisation économique et une redistribution de la richesse par des systèmes de taxation progressifs pour établir de nouveaux systèmes collectifs égalitaires et démocratiques et pour taxer la pollution[3].

Les peuples autochtones ont aussi dans leurs traditions millénaires des concepts fort utiles face aux crises sociales et environnementales, précisément là où les systèmes occidentaux font cruellement défaut. Bien qu’il n’existe pas une culture autochtone uniforme, on retrouve des fils conducteurs communs, comme la recherche du consensus, la gratitude, la reconnaissance de l’interdépendance entre les humain-e-s et la nature, et le principe de la septième génération qui enseigne que les décisions que nous prenons dans nos façons de vivre aujourd’hui devraient être fondées sur l’impact que ces décisions auront sur les sept futures générations. Ce principe très répandu dans les cultures autochtones des Amériques stipule que nous sommes les gardien-ne-s de la terre, pas seulement pour nous, mais pour celles et ceux qui en hériteront[4].

Pour faire œuvre utile, ces concepts doivent transformer l’entièreté des systèmes juridiques et particulièrement les règles juridiques entourant les corporations, la finance, la faillite, les systèmes de taxation, les assurances et le concept même de la propriété. Il faut trouver des moyens d’encourager la recherche de gains en bien-être humain qui ne soient pas associés avec une destruction collatérale des écosystèmes. Il faut procéder à une redistribution de la richesse et au déploiement de la solidarité sociale afin que la nécessaire grande transformation ne laisse personne derrière.

La tâche est gigantesque et l’heure est à la gestion de crises existentielles. C’est aussi l’opportunité d’imaginer un meilleur monde et de lui donner naissance ensemble.

[1] L. COLLINS Tort, Democracy and Environmental Governance: The case of non-enforcement dans 15 Tort Law Review 107, 2007 page 114.

[2] N. GRAHAM et als Big Oil’s Political Reach : Mapping Fossil Fuel Lobbying from Harper to Trudeau, Canadian Center for Policy Alternatives, 2019 https://www.policyalternatives.ca/publications/reports/big-oil%E2%80%99s-political-reach;

S.J. RILEY et S. COX, Investigation: Industry responsible for 80 per cent of Senate lobbying linked to Bill C-69 The Narwhal, 2019 https://thenarwhal.ca/industry-responsible-for-80-per-cent-of-senate-lobbying-linked-to-bill-c-69/

[3] Voir T. PIKETTY, Capital et idéologie, 2019 https://www.seuil.com/ouvrage/capital-et-ideologie-thomas-piketty/9782021338041

[4] Woodbine Ecology Center, Indigenous values, https://woodbinecenter.org/indigenous-values