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Valérie Lefebvre-Faucher, éditrice et écrivaine féministe
Cette année, nous avons été des milliers à marcher avec des enfants manifestants. Certains d’entre eux et d’entre elles n’avaient pas besoin d’accompagnement; juste d’appuis. Je les ai vu-e-s claquer les portes de la polyvalente, se précipiter dehors dans la joie, chanter, scander, lire des discours sensibles. Courir dans les rues, s’attendre à ne pas être écouté-e-s, se gonfler d’espoir au moindre encouragement. Avoir l’air puissant-e-s. Et redevenir ensuite les gamines et les gamins qui doivent aller à leur entraînement de basket de 16h, qui téléphonent pour dire où iels[1] sont. Des enfants sages. Mais sages en désobéissant. Savez-vous qu’ils et elles continuent de sortir des écoles, chaque vendredi? Une désobéissance bien plus grande, plus puissante qu’elle n’en a l’air.
Les enfants scandalisent en ne restant pas à leur place, c’est-à-dire invisibles.
Les enfants sur la place publique mettent en lumière leur absence attendue, normale. Iels vont là où on ne les attend pas, là où aucune école ne les enterre pas, et révèlent à quel point iels nous manquaient. Mais ça déplait. Iels ont mieux à faire. Qu’ils retournent en classe. C’est là et seulement là qu’iels pourront préparer un avenir. Si j’étais leur parent, ça ne se passerait pas comme ça. (Comment tiendra ce système, d’ailleurs, s’iels s’en échappent si vite?) Les commentaires méprisants et les menaces déferlent sur les jeunes leaders de la lutte écologiste.
La veille de la manifestation du 27 septembre dernier, les médias effrayaient le public en supposant que des groupes d’écologistes extrémistes allaient y faire une émeute. Je me suis souvenue des flics de Montréal chargeant les poussettes avec leurs chevaux un premier mai pour donner l’exemple. Ou des juges donnant des sentences exemplaires aux jeunes manifestant-e-s, ajoutant des remontrances aux sentences des mineur-e-s (après 2012), parce que, au-delà de la gravité de l’offense, il fallait à tout prix leur passer l’envie de recommencer. On veut remettre les enfants à leur place, cette place qui ne se voit pas et ne s’entend pas, d’où les femmes ont mis tant de temps et d’efforts à sortir. Cette place, ce n’est pas vraiment l’espace privé, mais un espace non-social, non reconnu comme faisant partie de la civilisation, trop proche de la nature pour que ceux et celles qui se tiennent là soient dignes de confiance.
Les peuples du monde se soulèvent cet automne, et nous ne pouvons pas oublier les voix des enfants dans cette révolte pour un monde vivable.
Notre société est faite de toutes les présences, de toutes les consciences, et pas seulement de quelques représentants éclairés. Elle est faite aussi de passé et d’avenir qui se répondent. Je voudrais que les adultes nous écoutent, dit mon fils, quand je lui demande pourquoi il manifeste. (L’eau nous écoute, avance Automn Peltier.) Que disent nos petit-e-s? Iels nous parlent d’inquiétude, mais aussi de joie et d’amour.
« Pas de climat, pas de chocolat », disait la pancarte. « J’aime les bélugas », clamait celle que j’ai reçue par la tête 10 fois. Une pancarte que j’ai vue dans une manif à Trois-Pistoles au printemps disait : « On est petits et on aime la vie. » Cette affirmation toute simple, je ne m’en suis pas remise. C’est une vérité tellement absolue qu’elle ne se laisse pas contempler.
Les enfants dehors nous parlent de leur amour du monde. Ils parlent aussi de leur amour pour nous et pour les suivant-e-s.
Ils prennent cet amour au sérieux; ils s’en montrent responsables. Leur amour d’enfant est politique. Il porte une grande peur, plus grande que la peur de la punition ou de l’échec, qui fait refuser la fatalité. La révolte dans l’amour, c’est ce qui fait imaginer mieux : un avenir possible. Les petits, par amour, prennent la responsabilité de se révolter. Ils montrent que le soin (la parentalité) n’a jamais été unidirectionnel. Si, en voyant les enfants responsables, donc libres, nous avons l’impression qu’ils ne sont plus tout à fait des enfants, c’est que, vraiment, notre conception de l’enfance ne m’intéresse plus.
On a voulu nous faire croire qu’être adulte consistait à ne pas écouter les enfants. Aujourd’hui, devant la fonte des glaciers, les incendies en Amazonie, je ne peux pas imaginer de place plus judicieuse pour moi en tant qu’adulte que sur la place publique avec des enfants.
Les enfants et la politique, quel tabou… Il faut voir avec quelle méfiance, quelle colère on nous regarde, parfois, quand nous parlons de politique avec nos enfants.
Comme si nous exploitions les enfants. Comme s’il était plus dangereux de leur parler de transformation, d’autonomie ou de justice que de consommation et d’obéissance. Comme si, pour être des adultes responsables, il fallait enseigner le conformisme et l’immobilité. Faire peur, faire baisser les bras. Les enfants, avant de rêver de fin du monde, font des cauchemars de punitions, de devoirs oubliés, de main prise dans le sac de biscuits, de mauvais coups dénoncés. Nous participons à leur dressage même sans le vouloir, simplement parce que nous manquons de vocabulaire ou parce que nous avons la responsabilité de savoir ce qui est bon pour eux et que nous n’avouons pas notre propre hésitation, notre désarroi.
La grève des enfants m’apprend quelque chose sur notre obéissance.
L’adulte se définit trop souvent selon la norme, un peu comme la fameuse personne raisonnable, cette fiction de l’individu moyen, peureux de la loi et l’ordre, soucieux de ne rien risquer. Aujourd’hui, alors que notre survie comme espèce est menacée, c’est l’inertie qui nous fait basculer dans le plus grand risque. Qu’est-ce qui est raisonnable? Si les adultes veulent si fort que les enfants obéissent, c’est peut-être qu’ils ne se sont pas pardonnés à eux-mêmes d’avoir été rompu-e-s. Les enfants apprenant la désobéissance, nous disent : « Prends une liberté avec moi » et nous voyons dans ce miroir que nous sommes les enfants craintifs capables d’autre chose.
Ces adolescent-e-s qui apprennent à faire des assemblées autonomes, à organiser un mouvement ont bien raison d’exiger des actions concrètes de la part des grand-e-s, des personnes qui décident ou gouvernent, mais iels ne recevront rien de plus puissant que ce pouvoir qu’iels se donnent déjà. À leurs sourires étonnés, on voit qu’iels ont senti passer cette chose dans leur corps : la liberté. La liberté d’expression et de conscience n’est pas donnée; il faut la faire exister et, pour cela, prendre la parole, oser déranger, oser apparaître sur la place publique. Les enfants qui ont appris dans les textes qu’ils sont libres testent enfin cette liberté dans l’espace. Quand on a pris ce chemin, quand on est entré-e librement dans la parole publique, on sait qu’on pourra y retourner.
Mais la plupart des enfants désireux de manifester, de s’exprimer sur la place publique, ceci dit, sont trop petits pour faire des assemblées tout seuls. Ils et elles ont besoin d’une manière ou d’une autre de l’aide d’adultes pour être entendu-e-s. On voit autour d’eux une organisation complexe, dense, de parents, ami-e-s et profs cherchant à contourner les règles, à assurer la sécurité, à enseigner des moyens de parler ou de déranger. Cela suffit pour diminuer la valeur de leurs gestes et de leurs paroles, aux yeux de plusieurs grandes personnes sérieuses. Assurément, ces enfants dans la rue doivent être manipulé-e-s. Iels ne savent pas ce qu’iels font. Comme si une personne qui parle publiquement devait être seule pour que son jugement, sa liberté soient considérés.
En tant que féministe, cette vision de la prise de parole publique me fait bien rigoler. Nous savons qu’on parle toujours à plusieurs, qu’il faut de l’aide, de l’organisation, du soin invisible à chaque manifestation, pour chaque mouvement politique. Cela ne réduit pas la portée ou le sérieux de ces mouvements. Moi, je trouve fort intéressant de nous voir faire ce travail d’accompagnement pour des plus petit-e-s, des moins audibles. Nous sommes ensemble : en privé et en public aussi.
La grève des enfants m’apprend quelque chose sur ce que veut dire être adulte.
À quoi sert la coupure qu’on exige souvent entre les générations? À quoi sert que certains âges ne soient entendus que dans le creux des oreilles amies, des foyers, mais pas sur la place publique? Et si être adulte ne requérait pas de prétendre à l’autonomie parfaite, mais d’assumer au contraire nos liens, notre interdépendance? La grève des enfants montre la liberté d’expression comme elle est : une fabrication collective. Elle ne survient pas toute seule par absence d’intervention. Elle est un projet collectif dans lequel il faut prendre soin des voix tremblantes. Avons-nous vraiment quelque chose de plus important à faire ce vendredi?
[1] NRLR: “iel” et “iels” sont des pronoms de la troisième personne (singulier et pluriel) qui permettent de désigner une personne, sans distinction de genre. Ils servent notamment à désigner une personne qui ne s’inscrit pas dans un genre défini, ou dont le genre n’est pas connu.