Retour à la table des matières
Georges Leroux, professeur émérite
Département de philosophie, UQAM
Aux yeux de plusieurs, les droits culturels demeurent les parents pauvres de la doctrine générale des droits de la personne. Ces droits se trouvent pourtant au cœur des principes philosophiques qui soutiennent la dignité de la personne. Comme l’ont montré tant de travaux du siècle dernier, d’Amartya Sen à Charles Taylor, la personne est indissociable de la culture au sein de laquelle elle grandit, se développe et ultimement se définit. Toutes les libertés attachées à la déclaration des droits demeurent privées de référence si elles sont coupées de l’identité culturelle qui assure à chaque être humain les ressources pour se comprendre lui-même et comprendre les autres. Si la réflexion sur les droits culturels a mis du temps à se développer, ce n’est pas d’abord en raison de la difficulté de formuler les principes qui y président, mais parce que ces droits ont toujours été considérés comme subsidiaires par rapport aux droits et libertés fondamentaux.
Les droits culturels : éléments de contexte
Même si l’expression « droits culturels » figurait déjà à l’article 22 de la déclaration de 1948, ces droits demeuraient non définis. Cette situation, devenue avec le temps préoccupante pour tous les théoricien-ne-s et militant-e-s des droits de la personne, a conduit l’UNESCO à rendre publique en 2001 une première Déclaration universelle sur la diversité culturelle. Dans ce texte fondateur, la protection du patrimoine culturel de l’humanité est promue au titre de condition nécessaire de l’exercice des droits et libertés fondamentaux. Le contexte de la mondialisation rend en effet urgente la protection de la diversité des cultures particulières. C’est en ce sens que la déclaration de l’UNESCO affirme le devoir de respecter la diversité culturelle et évoque une politique de pluralisme culturel dans un cadre démocratique. Cette déclaration constitue la première étape d’un long processus et sera suivie en 2005 de l’adoption d’une Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, dans le but de donner aux États les moyens de légiférer pour lutter contre les effets culturels délétères de la mondialisation.
Préparée par un groupe de juristes et de militant-e-s réunis dès 1991 à l’initiative de l’Institut interdisciplinaire d’Éthique et de Droits de l’Homme de l’Université de Fribourg, la Déclaration de Fribourg fut publiée en 2007 sous le titre Les droits culturels. Ce texte, qui n’est pas juridiquement contraignant en lui-même, est néanmoins considéré aujourd’hui comme la charte de la promotion de ces droits dans le monde. Dans une résolution des Nations Unies, datée du 23 octobre 2009, le Conseil des droits de l’homme a nommé une experte indépendante, chargé de soutenir les recommandations du Conseil en lien avec la protection des droits culturels. Rappelons que la Déclaration de Fribourg est une déclaration issue de la société civile et qu’on peut l’appuyer en exprimant une adhésion à ses principes et recommandations (voir au bas).
La Déclaration de Fribourg, une brève synthèse
La déclaration est divisée en trois sections, regroupant 12 articles distincts, qu’il sera utile de rappeler ici: 1- Principes fondamentaux; 2- Définitions; 3- Identité et patrimoine culturels; 4- Référence à des communautés culturelles; 5- Accès et participation à la vie culturelle; 6- Éducation et formation; 7- Information et communication; 8- Coopération culturelle; 9- Principes de gouvernance; 10- Insertion dans l’économie; 11- Responsabilité des acteurs publics et 12- Responsabilité des Organisations internationales.
L’ensemble est précédé d’un important Préambule, exprimant les considérations ayant conduit à la Déclaration et sur lequel il convient de se pencher pour commencer. Rappelant l’ensemble des déclarations et documents pertinents des Nations Unies et de l’UNESCO, la déclaration repose sur deux convictions fondamentales : d’abord, la conviction que la violation des droits culturels se trouve à la source des conflits identitaires et du terrorisme, et ensuite que la diversité culturelle, reconnue par la Déclaration universelle de l’UNESCO (2001), ne peut être protégée, « sans une mise en œuvre effective des droits culturels » (par. 4). Ces convictions sont interreliées, dans la mesure où la recherche de la paix et la protection des cultures apparaissent désormais, dans la pratique comme dans la théorie, comme indissociables.
La première section, consacrée aux Principes (article 1) et aux Définitions (article 2), est l’occasion de rappeler les fondements des droits humains : la dignité humaine, d’une part et les principes d’universalité, d’indivisibilité et d’interdépendance des droits qui président à leur interprétation. La conséquence concrète la plus nette de cette affirmation est exprimée en conclusion : « La mise en œuvre effective d’un droit de l’homme implique la prise en compte de son adéquation culturelle, dans le cadre des principes fondamentaux [énumérés dans la déclaration] » (article 1, par. e). On ne saurait trop insister sur l’importance de cette conclusion, dans la mesure où toutes les définitions de la culture qui interviennent à l’article 2 – culture, identité culturelle et communauté culturelle – permettent d’identifier les valeurs, les références et les groupes de personnes qui permettent de mesurer une telle adéquation. Le droit à la culture de la communauté n’a de sens que si la personne peut s’y référer librement. Cette perspective explique que dans la déclaration, les cultures soient d’abord envisagées dans leur pluralité et leur diversité.
La seconde section est consacrée aux Droits culturels en tant que tels, et elle comprend les articles 3 à 8 : il s’agit du cœur de la Déclaration de Fribourg. Chacun de ces articles affirme un droit particulier de la personne, en lien avec un domaine de l’existence humaine qui fait l’objet de ce droit. L’article 3 (Identité et patrimoine culturels) consacre le droit de toute personne à voir « respecter son identité culturelle dans la diversité de ses modes d’expression ». Cette diversité recoupe l’ensemble des droits et libertés présents dans la Déclaration universelle de 1948, telles que les libertés de pensée, de conscience, de religion, d’opinion et d’expression. La reconnaissance explicite dans la Déclaration de Fribourg du caractère essentiel de l’identité culturelle conduit à préciser le lien, à la fois juridique et philosophique, qui existe entre un droit et son expression dans la culture. Ce lien éclaire non seulement la notion de patrimoine, mais il confère à toutes les expressions de l’identité culturelle une reconnaissance ferme et conséquente; le meilleur exemple serait celui de la langue et de l’appartenance à une communauté.
C’est précisément ce point qui est élaboré à l’article 4 (Référence à des communautés culturelles), qui assure un fondement à la référence de chaque personne à une ou plusieurs communautés culturelles, « sans considération de frontières ». La promotion de ce droit prend tout son relief, si on la replace dans le cadre politique des états multinationaux, ou encore dans le cadre d’ensembles culturels répartis sur plusieurs territoires nationaux. Le reproche d’individualisme souvent adressé à la déclaration de 1948 est ici contourné par la reconnaissance du caractère essentiel de la communauté culturelle comme lieu d’épanouissement de la personne.
L’article 5 (Accès et participation à la vie culturelle) est sans doute celui où les liens avec la Déclaration universelle de 1948 sont les plus nets. Il s’agit en effet de la liberté d’expression dans une langue particulière et du droit de « poursuivre un mode de vie associé à la valorisation de ses ressources culturelles ». L’extension de ce droit est considérable, car il s’étend à la recherche et à la création, ainsi qu’à la protection des intérêts moraux et matériels liés à l’identité culturelle. Ce droit trouve son prolongement naturel dans l’article 6 (Éducation et formation), où le droit général à l’éducation reconnu par l’UNESCO est interprété dans le sens du « développement de l’identité culturelle » de chacun-e, dans le respect des droits d’autrui. Cet article déclare explicitement le droit de « donner et recevoir un enseignement de et dans sa langue ». Dans ce même article, le droit pour les parents de « faire assurer l’éducation morale et religieuse de leurs enfants conformément à leurs propres convictions » est promu en lien avec la primauté de l’identité culturelle, une formulation qui a beaucoup de conséquences dans la protection des cultures minoritaires.
Les articles 7 et 8 (Communication et information et Coopération culturelle) établissent un ensemble de corollaires, notamment le droit à une information pluraliste, ainsi que le droit de participer au développement culturel des communautés. Les articles 9 et 10 (Principes de gouvernance démocratique et Insertion dans l’économie) apportent les compléments nécessaires, relatifs à la mise en œuvre de la Déclaration, alors que les deux derniers articles (11 et 12) précisent les responsabilités des acteurs publics et des organisations internationales.
Éléments de conclusion
La reconnaissance et la promotion des droits culturels a-t-elle pour effet de les considérer au même titre que les autres droits de la personne? La question se pose dès lors que l’appartenance à une communauté culturelle fait problème pour les personnes elles-mêmes. La doctrine de la liberté que présuppose la Déclaration de Fribourg est en effet très vaste, dans la mesure où l’identité de chaque personne se constitue dans un mouvement perpétuel. L’équilibre entre la culture comme identité mouvante et l’identité comme histoire et héritage ne saurait être défini abstraitement, ni une fois pour toutes. Comme le montre l’essai de Pierre Bosset dans le présent dossier, cet équilibre est la condition de l’interprétation des droits culturels comme droits de la personne. La Déclaration de Fribourg représente un pas en avant majeur, mais on ne saurait la rabattre uniquement sur des mesures protectrices. Elle contient en effet un appel à la considération de la culture comme dimension essentielle de toute vie humaine et c’est cette avancée qu’il nous appartient maintenant d’approfondir et de consolider.
Références bibliographiques
- Tous les documents relatifs à la Déclaration de Fribourg sont disponibles en ligne sur le site de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et de droits de l’homme de l’Université de Fribourg, où on peut exprimer son adhésion à la Déclaration. http://droitsculturels.org/blog/2012/06/20/la-declaration-de-fribourg/
- Parmi les nombreux travaux sur ces questions, on pourra consulter le commentaire de la Déclaration, de Patrice Meyer-Bisch et Mylène Bidault (en collab.), Déclarer les droits culturels. Commentaire de la Déclaration de Fribourg, Genève, Schulthess Éditions romandes et Bruxelles, Bruylant, 2010.
- Voir également Hubert Faes, Droits de l’homme et droits culturels, Transversalités, no. 108 (2008) 85-99.